Edward Sturr
Des sombres rues de Chicago aux prairies recoloriées
L’intégration de l’environnement visuel, mais aussi de l’élément humain dans une épreuve photographique finie, est ma priorité absolue et ma réalisation intérieure. Edward Sturr.
Edward Sturr (1937) est un étonnant photographe américain, encore tout à fait inconnu en France où aucune monographie ou exposition ne lui est encore consacrées à ce jour.
Et pourtant ce photographe est passionnant. Et son parcours est étrange passant des vues expressionnistes des rues plus que sombres de Chicago dans les années soixante, aux paysages de prairies très chargées de couleur et de bons sentiments de 2005, obtenues en repeignant la pellicule photo.
Ce grand écart de ses visions du monde est le parcours d’une vie, du passage d’une photographie des rues, Street photographies, à l’honneur en cette période des années sauvages et violentes des sixties, à la volonté presque naïve et Walt Disney parfois, de repeindre le monde et la nature dans ses plus beaux atours, au risque de la joliesse et du sentimentalisme.
C’est aussi un besoin fusionnel de proximité avec les éléments naturels, nuages, lacs, prairies en feu ou sous la glace, célébration en fait de la création du monde.
Edward Sturr, dans la sagesse de son âge, veut montrer la nature « révélée ».
Et il sort de la jungle des villes pour s’émerveiller devant la beauté du monde.Et son travail personnel est passé des images urbaines fortes et tristes aux paysages élégants, colorés à la main, sorte d’imagerie du bonheur.
Mais il conserve toujours sa forte proximité avec les images en noir et blanc, qui lui ont ouvert les yeux sur la complexité des choses.
Il est l’un des plus grands représentants de « l’école de Chicago », qui a documenté sans fard la vie des rues de la « ville des vents » dans les années 1960.
C’est ce qui restera plus tard de son œuvre, malgré l’attendrissement que peuvent procurer ses images oniriques de la nature.
Edward Sturr a su rendre le caractère physique et émotionnel de la ville de Chicago, la violence d’une décennie plus que troublée.
L’enfant de Chicago
Edward Sturr est un enfant de Chicago. Il y a longtemps vécu arpentant aussi bien ses rues que l’Institut de Design de Chicago. Mais il est né à Berwyn, Illinois en 1937.
Il a enseigné la photographie dans une grande école de Chicago dans les années 1960, tout en suivant des cours du soir à l’Institut de Design de Chicago. Il a également étudié L’Art Institute de Chicago.
Il a reçu son diplôme en enseignement de l’art.
Après avoir déménagé au Kansas en 1974, Sturr a enseigné la photographie pendant plus de deux décennies à l’Université d’État du Kansas, jusqu’à sa retraite en 1998.
Ce fut sa seule source de revenus, car il aura très peu vendu ses photos.
La photo il la rencontre à l’âge de 8 ans, quand on lui offre un appareil photo, une simple boîte " Donald Duck ". Il fut saisi par la possibilité de saisir le mouvement de la vie avec cette chose rudimentaire.
Il raconte la suite ainsi :
« Plus tard, mon père m’a acheté un appareil photo 35 mm télémétrique Ansco.J’ai lu les instructions et ensuite je l’ai utilisé pour prendre des photos en lumière ambiante informelle pour mon annuaire de l’école. Peu de temps après, je me suis construit une chambre noire et réalisé mes propres tirages en noir et blanc, et l’apprentissage du processus je l’ai fait tout seul. À partir de ce moment-là, j’ai acheté mon premier appareil photo reflex de 35mmm et commencé à faire la photographie de rue. »
(Interview d’Edward Sturr).
C’est à partir de travaux nombreux et intenses sur le terrain qu’il va développer son style personnel, mais qui doit tant à son professeur Harry Callahan. Il en effet étudié avec des maîtres comme Harry Callahan et Aaron Siskind à l’Institut de Design de Chicago.
De ceux-là il a appris ce qu’il nomme la « Gestalt visuelle », la force de la forme visuelle. Et aussi que la photographie n’est pas simplement « une fenêtre sur le monde. », mais le rendu d’impressions.
D’autres influences l’ont marqué : Eugene Smith, Cartier-Bresson, Robert Frank.
Edward Sturr a surtout été un enseignant pendant longtemps, ce qui lui a obligé à approfondir sa technique et sa discipline de photographe.
Edward Sturr bien que né dans l’Illinois, a découvert la splendeur des paysages dans le Kansas.
Ce qui a donné lieu à une série sur les formations rocheuses près de Salina, au Kansas. Un travail intensif sur les prairies à hautes herbes, dans le Midwest, a commencé en 1990 qui l’a conduit à se concentrer sur la Konza Prairie, près de Manhattan, Kansas, et qu’il va arpenter sans relâche.
Son processus technique consiste à colorier à la main, les agrandissements en noir et blanc, qui sont imprimés et ensuite méticuleusement emplis de couleurs mises à la main en utilisant une variété de crayons de couleur.
Le résultat est une combinaison de vision personnelle souvent onirique, et une utilisation unique et artisanale de la couleur.
Ainsi il poursuit son langage symbolique qui avait commencé dans les rues de Chicago.
La même empathie l’habite toujours, depuis les images concrètes des rues, jusqu’à celles restituées de la nature.
Edward Sturr a publié et donné de nombreuses conférences sur l’éducation artistique, la photographie et l’esthétique.
Il est professeur émérite de photographie à Kansas State University, où il a enseigné pendant 24 ans.
Du Bauhaus au Technicolor
« Mon sentiment sur ce qu’on nomme le style est que ce n’est pas simplement le résultat de la connaissance et des compétences techniques, qui sont certes nécessaires, mais plutôt le reflet de la personne derrière la caméra, avec l’ensemble de cette personne avec ses goûts idiosyncrasiques, ses expériences passées, et ses sensibilités, sans parler de ses capacités mentales et physiques. Alors le style personnel coulera aussi naturellement que le caractère de son écriture. » (Interview d’Edward Sturr).
Edward Sturr, lui-même natif de Chicago, a rendu avec une puissance incroyable cet univers glauque des rues.
Sa facture avec ses contrastes extrêmes, ses compositions angulaires, ses thèmes étranges doivent beaucoup au mouvement expressionniste allemand, mais aussi beaucoup à son maître Harry Callahan.
De ce moule humaniste, aux préoccupations sociales affirmées, mais contrairement à l’école de New York, cette école de Chicago est à la fois urbaine certes, mais surtout moderniste.
Elle a ses racines fermement plantées dans le modernisme hérité du Bauhaus.
Formé à la fois sur le terrain et par son école, il se forge donc un style, tout en se méfiant de ne pas se laisser enfermer dans une méthode, car pour lui :
« Cela ne veut pas dire, cependant, que le stylepar lui-même confère automatiquement la qualité ou signification esthétique. »
Edward Sturr ne se contente pas d’une sorte de technique acquise, il croit à la réponse intuitive face à ce qu’il photographie. Il sait qu’il faut être au bon endroit au bon moment, et savoir regarder.
« C’est en grande partie une question de juste marcher et d’observer jusqu’à ce qu’une certaine activité dans la rue déclencherait un commutateur interne. Il faut commencer à regarder à travers le viseur et commencer à déclencher.C’était une réponse intuitive qui me semblait juste, et pour une raison quelconque le cadrage et la composition suivent rapidement et sans effort. Alors que les autres supports artistiques ne le permettent pas. »
(Interview d’Edward Sturr).
Cette innocence devant les gens qui sont photographiés, il estime l’avoir perdue depuis ce temps là, où la photographie passe par des modèles à convaincre.
À l’époque de ses photos des années 60, ses images étaient en fait influencées par le climat de son temps qu’il décrit ainsi :
« En ce qui concerne le contenu, mon travail était le sous-produit naturel des réflexions sur les années 1960, une décennie violemment troublée. Nous avons eu les assassinats de Kennedy et de Martin Luther King, la guerre du Vietnam, les protestations des émeutes à la convention démocrate à Chicago, les profonds conflits raciaux, pour ne nommer que quelques-uns des bouleversements sociaux et politiques que j’ai connus.
Ces images inoubliables d’Edward Sturr sur les rues de Chicago sont en fait sa réponse personnelle à un environnement particulier.
Elles possèdent une force émotive intense, originale, particulière.
La forme et le contenu se conjuguent pour restituer ses propres émotions face aux sujets entrevus, photographiés souvent.
Il a longtemps erré dans le Chicago des années 1960, et en particulier la vieille ville et de la proximité de North Side. Les maisons pauvres, la mixité des populations, les rues sombres, les voyous.
Il a vécu dans ces endroits dangereux, louant bien des appartements pouilleux pour être immergé dans ce monde qui a totalement disparu maintenant pour devenir bobo et branché.
Edward Sturr s’est penché sur le vide des jours, sur l’aliénation des gens, déconnectés les uns des autres alors qu’ils sont contemporains, mais plus rien ne semble les relier.
Edward Sturr les regarde avec une profonde empathie et montre avec émotion la solitude des êtres.
Lumière et ombre structurent ses images.
Les photographies d’Edward Sturr sont remplies de blancs signifiant le vide des vies, et l’irruption violente des noirs qui cognent comme la dureté du réel. On a pu noter dans ses images un rythme « discordant » pouvant faire écho au free-jazz qui résonnait alors, avec Eric Dolphy et Ornette Coleman.
Une grande dynamique, un sens du mouvement, parcourent ses photos.
Ceci donne une force intense à ses images, accentuées par des cadrages très étranges, dignes du cinéma expressionniste allemand.
Il règne aussi une ambiguïté qui semble demander à celui qui regarde ses photos qui se veulent « ouvertes », de remplir lui-même les espaces manquants. Ses personnages au bord et au loin du cadre, ses structures visuelles en déséquilibre, des objets insolites en plein milieu, sont une des caractéristiques qui font son originalité.
Devant la complexité et le mystère du monde, on peut comprendre qu’Edward Sturr ait voulu échapper à cet enfermement en se plongeant dans la beauté du monde, en coloriant amoureusement une simple prairie, la Konza.
Il y a aussi une volonté d’abstraction en quittant le réel rugueux, pour la simple révélation des brins d’herbe, des nuages qui passent, des feux qui dansent, des rivières.
Sa compassion sentimentale déjà prégnante dans ses photos de rues il la transpose dans son regard amoureux envers la nature.
Mais il se défend véhémentement de tout sentiment larmoyant ou empreint de pathosl.
Ainsi peut s’expliquer son passage du Bauhaus au Technicolor, à sa volonté de colorier comme un enfant émerveillé ses images de la nature.
Gil Pressnitzer
Source : Interview d’Edward Sturr en 2009 : Edward Sturr: Urban Modernist
Toutes les photographies d’Edward Sturr sont sous copyright de l’auteur et de Joseph Bellows Gallery;
Bibliographie partielle
Elle est sommaire, car Sturr n’est pas passionné par les livres.
Maintenant il réalise des sites pour montrer son travail.
The Photographs of Edward Sturr 1961 - 1970 Joseph Bellows Gallery, La Jolla, CA2002
Un site: