Krzystof Kieslowski
Arrêt sur image
Bleu, blanc, rouge, ce sera le dernier feu d’artifice du cinéaste polonais Krzystof Kieslowski, qui a décidé de tirer sa révérence au cinéma à 53 ans au moment où il accédait enfin à une reconnaissance universelle. Il décède le 13mars 1996 à 55 ans. Il voulait quitter l’univers superficiel du cinéma, ses mensonges, pour se consacrer à l’écriture. La gloire ne l’intéressait pas et le rendait plus désespéré encore.
Ce cinéaste du hasard et des passions, des pulsions et des regards, avait fait irruption hors de Pologne grâce à ses variations énigmatiques et brûlantes sur les dix commandements (Le Décalogue 1988-1990). Dix petits films d’une heure où la tragédie quotidienne de la liberté impossible était posée, dix films-regards au cœur même du mystère des êtres.
Dans un monde sans grâce, victime "d’un déterminisme d’autant plus insupportable qu’il est imprévisible", Kieslowski filme le souffle même, et il parsème de rencontres, d’objets, de signifiants, les trajectoires de chaque être. "Polar de l’âme" a-t-on dit, et ce regard proche de Bergman, de Bresson mais aussi d’Antonioni, ce regard qui ne croit pas, donne à voir un cinéma nouveau. Un lourd regard existentiel est posé sur ses personnages, sur nous. L’univers de Kieslowski est souvent sombre, sans espoir, et même l’amour semble crépusculaire. Et pourtant il s’agit du regard d’un humaniste, mais sans illusion aucune.
"La double vie de Véronique" et les "Trois Couleurs Bleu, Blanc, Rouge", et surtout le choc du Décalogue en 19989, seront sa filmographie connue en Occident. pourtant ensuite Kieslowski sera comme son héroïne Véronique ou comme le personnage de Blanc, à cheval entre la Pologne et la France.
Né le 27 juin 1941 à Varsovie, dans une Pologne meurtrie par la guerre, il connaîtra la misère et la solitude. Kieslowski s’est vite imposé dans le documentaire, et dès 1979, ses films (Le Profane, La Cicatrice, "Blind Chance", l’Amateur, Sans fin, L’Hôpital...) le consacrent dans son pays. Il était sorti de son école de cinéma de Lodz qu’en 1969 !
Il réalise une vingtaine de documentaires, sous forme de courts-métrages, de moyens-métrages ou de documentaires de télévision. Ses films sont une radiographie de la société polonaise des années 70-80, et du déclin de sa foi dans le communisme. Il dit avec le scalpel de sa caméra les stupidités du quotidien: « le règlement est plus important que l’homme, si l’homme ne s’y plie pas il crève ». L’œil de l’État qui vous traque, l’œil du voisin, l’œil de la caméra, cela fait un univers de voyeurs. Comme ses amis, Kieslowski nous entretient du temps de "l’inquiétude morale. Il prend un ton faussement objectif pour ruser et la censure et ses propres sentiments.
Les rapports de l’homme et de la société sont décrits comme un entomologiste. Sa vie privée aussi passe dans ses films (Premier amour" sur sa femme enceinte, "La radiographie sur la maladie de son père).
" Je suis un metteur en scène de films provinciaux que l’on ne montrera jamais hors de Pologne, car ils y sont trop ancrés. Mais ce que l’on peut filmer en Pologne a un caractère universel et tous peuvent s’y identifier. L’important est de ressentir l’amour, la douleur, la haine, la peur de la mort, de la même façon. Et puis le cinéma polonais est bien meilleur que nos voitures !"
On peut parler d’une oeuvre où chaque plan a un sens, une morale. Kieslowski pourtant ne moralise pas, il montre simplement les séries troublantes : double vie, rencontres improbables entre des êtres, signes, rituel des couleurs, des sons.
Kieslowski est le cinéaste des pressentiments, de la responsabilité de nos actes : "Vivez avec précaution" nous dit-il, car chacun de nos pas retentit sur nous-mêmes, sur ceux que nous connaissons et ceux que nous ne connaissons pas.
Cet "effet papillon" des gestes de la vie n’aura de conséquences bénéfiques qu’avec l’expérience partagée, le don d’amour.
Kieslowski se contente de filmer la simplicité, les détails fondamentaux, et ancre tout son cinéma dans la réalité en n’étant pas dupe des artifices du cinéma, art par excellence du mensonge.
"Je crois que le sentiment humain est en définitive le plus fort, et que le bien est plus fort que le mal. Il ne s’agit ni de pessimisme ni d’optimisme, mes personnages à la fin apprennent quelque chose, même s’ils en ont payé le prix : il s’agit effectivement d’amour". Kieslowski dans un monde de liberté et d’égalité impossibles veut croire à la découverte de l’autre : la fraternité existe, ses films en témoignent.
Ceux qui seront sauvés du naufrage et de l’enfer sont ceux qui auront eu de la compassion, ceux qui se seront rencontrés seront passés par des épreuves, par cet effort permanent qu’est la vie, et sans le savoir, tout à fait intuitivement, ils auront tenté un geste d’amour vers l’autre.
À travers le romantisme flamboyant de Bleu, la cruauté ironique de Blanc et la compassion incandescente de Rouge, Kieslowski s’en va donc en pleine maîtrise, lui l’oiseleur du hasard et des destins parallèles. Bien sûr, une telle virtuosité du montage, une telle volonté de surprendre peut, comme pour nous, vous envoûter, vous émouvoir au plus profond, ou au contraire vous faire ressentir une mièvrerie évidente, un art de la manipulation trop apparent. Ce que l’on sait de lui montre toutefois un respect absolu des êtres et simplement un souci éperdu de perfection. Correspondances et liaisons, bâtissent un univers cohérent :
"Mes films ont plusieurs niveaux de signification, les histoires ont l’air séparées, mais elles sont liées et évoluent ensemble, mais je laisse la liberté au spectateur de voir dans un ordre donné, un film ou plusieurs ou même aucun. Le premier niveau est juste une histoire". Ainsi dans la trilogie des Trois Couleurs, le pessimisme foncier de Kieslowski envers la technologie qui aliène la communication apparaît sous trois symboles au début de chaque film : une voiture lancée à sa perte, des bagages secoués, un terminal téléphonique.
"Les gens ne sont pas mauvais, ce n’est pas vrai", clame Valentine dans Rouge et le vieux juge répond : "Si".
Valentine et le juge sont deux aspects contradictoires des débats intérieurs de Kieslowski qui regarde le monde à travers la bille colorée de la Double Vie de Véronique. Kieslowski épie un peu comme le juge, la vie des gens qu’il immerge dans un monde de sensations, de musique et de couleurs. Dans un monde plein de vibrations, la télépathie semble naturelle et les sons sont primordiaux (la bande-son chez Kieslowski, avec ses musiques mystérieuses et son traitement des bruits, est prépondérante) car l’art le plus évident du cinéaste polonais est d’avoir trouvé dans ses films des résonances esthétiques et métaphysiques par des équivalences concrètes, palpables : une bille, une tasse de café dans Bleu, une pièce de monnaie dans Blanc...
Le cinéma de Kieslowski est une télépathie des émotions, une communication pathétique, une émergence du monde intérieur. Patient, tenace, il décrit les entrelacs des sentiments, l’irruption toute puissante du hasard.
"Un homme profondément croyant a la même rage de dents qu’un mécréant, moi j’essaie de montrer la rage de dents". Maintenant que Kieslowski s’est tu volontairement ou pas, une absence nous creuse et son regard ironique et tendre nous manque. Après nous avoir dit la force de l’amour et du hasard, Kieslowski s’en va dans une pirouette, dans une crise cardiaque. Peut-être reviendra-t-il un jour nous confirmer que seul l’amour est initiatique."Je raconte ce que j’ai dans mon fort intérieur, je pose les questions, toujours les questions auxquelles je ne sais pas répondre. J’espère que les spectateurs se souviendront de mes questions, pour moi j’aspire à la sérénité que je ne trouverai jamais."Il est passionnant de voir l’évolution d’un documentariste de la vie et du quotidien basculait plus tard dans l’onirisme et l’ésotérisme, comme pour se laver de toutes les scories de la société immédiate.
Homme à l’éthique profonde, austère même, il est l’alchimiste rigoureux de l’improbable et du mystère humain. Le face à face de l’homme et de sa destinée, de sa liberté si mal utilisée, est la constante de sa création. Devant tous les choix possibles, les alternatives que va-t-il advenir ? Que fera l’homme ? Cette tragédie des coïncidences, Kieslowski la met en scène par des allusions qui reviennent, des répétitions de forme. L’on se croise sans comprendre. En fait il ne faut pas choisir pour être libre. Il y a pour Kieslowski "une correspondance entre ce que les hommes sont, font et ce qui leur arrive".
À sa mort en 1996, Kieslowski avait élaboré une nouvelle trilogie avec son scénariste Krzystof Piesiewic, il semblait vouloir rompre son silence. Cette trilogie s’appelle "Le paradis", "Le Purgatoire", "L’enfer".
Les volets du "paradis" ont été tournés par un anglais Tom Hykwer en 2002, le volet "L’enfer" a été tourné par le cinéaste bosniaque Danis Tanovic en 2005. "L’enfer" sur la guerre fait encore peur à tous les metteurs en scène.
Mais il manquera toujours cette vibration des êtres que donnait Kieslowski, ce sens de la transcendance qu’il savait faire monter d’un seul visage, d’un seul objet.
Gil Pressnitzer
Filmographie
Courts métrages
* Le Guichet (1966) (Urzad)
* Le Tramway (1966) (Tramwaj)
* Concert des meilleurs vœux (1967) (Koncert zyczen)
* L’ Usine (1970) (Z miasta Lodzi)
* J’étais un soldat (1970) (Bylem zolnierzem)
* Les travailleurs ( 1971) (Nic o nas bez nas)
* Avant le Rallye (1971) (Przed rajdem)
* La Fabrique (1971) (Fabryka)
* Refrain (1972) (Refren)
* Principes de sécurité dans une mine de cuivre (1972) (Podstawy BHP w kopalni miedzi )
* Entre Wroclaw et Zielona Gora (1972) (Miedzy Wroclawiem a Zielona Gora)
* Le Maçon (1973) (Murarz)
* Rayons X (1974) (Przeswietlenie)
* Curriculum Vitae (1975) (Zyciorys)
* L’Hôpital (1976) (Szpital)
* Je ne sais pas (1977) (Nie wiem)
* Le point de vue du portier de nuit (1978) (Z punktu widzenia nocnego portiera)
* Sept femmes (1978) (Siedem kobiet w róznym wieku)
* Têtes parlantes (1980) (Gadajace glowy )
* La gare (1980) (Dworzec)* Longs métrages
* Le Personnel (1975) (Personnel)
* La Cicatrice (1976) (Blizna)
* L’ Amateur (1979) (Camera Buff Amator)
* Sans fin (1985) (Bez Zonca)
* Le Hasard (1987) (Przypadek)
* Le Décalogue: suite de dix films d’une durée comprise entre 55 et 60 mn, et de deux courts métrages.
Longs métrages
* La Double Vie de Véronique (1991)
* Trois couleurs : Bleu (1993)
* Trois couleurs : Blanc (1994)
* Trois couleurs : Rouge (1994)