Francesco Biamonti

Dire les silences du vent, des oliviers, de la mer et des hommes en ruine

« Le vent est un grand vent qui ne souffle pas toujours dans la même direction et donc très confus... Il est comme le vent de la vie qui vous propulse d’abord dans un sens, puis dans un autre... » (Biamonti).

Quatre romans seulement, dont le premier publié seulement à plus de 50 ans, et le dernier Le Silence, le cinquième, hélas inachevé au bout de 29 feuillets, auront suffi pour consacrer Francesco Biamonti comme l’un des très grands écrivains italiens contemporains. Lui l’autodidacte a su rendre les pulsations de la nuit, des hommes et de la terre abandonnée.

À ceux qui auront erré dans ses mots calcinés par cette aride terre ligure magnifiée comme dans Paroles la nuit, cette mer si proche, mais comme glissant comme un mirage, il leur restera à jamais la brûlure des oliviers, les griffures du maquis, l’étrangeté des hommes et le bruit angoissant de l’Occident qui s’écroule.
Dans son chef-d’œuvre, Paroles la nuit, il porte au plus haut ses thèmes, depuis la pureté des oliviers, jusqu’à la fascination de la mer, de la nuit, des femmes qui passent lointaines, les sentiers dans la nuit, les paroles rares.
Une langue lyrique enserrée aux paysages, prenant appui sur le vent et la mer, nous rend palpable la notion des frontières entre les pays et entre les gens, car Biamonti est tout entier un écrivain des frontières.

La nuit passe dans ses mots, pleine des senteurs des lentisques et des femmes entrevues et mystérieuses, des exodes sur les sentiers de passage, des remords profonds qui pèsent sur les personnages.
Ce sont des romans d’un taiseux, qui sait rendre la douce mélancolie et les dangers des paysages qu’il peint et dépeint sur le motif.
Plus qu’un écrivain il semble être un rôdeur, tremblant de solitude et d’inquiétude sur la ruine d’un monde, d’un monde qui finissait dans son village, mais aussi dans toute l’Europe avec ces migrations des pauvres. Il ne dit presque pas, il murmure, il suggère avec pudeur et timidité, faisant dire aux choses les ressacs des hommes et la débâcle de l’Europe et des sentiments.
Son empathie extrême aux choses, aux paysages, sa sensibilité exacerbée, et surtout son attention méticuleuse aux couleurs changeantes de la lumière faisait sa palette d’écrivain. Il savait rendre sa fascination lyrique de ce petit pays ingrat, pris dans la verticalité âpre et rugueuse des pierres suspendues et l’horizontalité immense de la mer répondant à l’immensité du ciel.
C’était à la fois sa vie d’homme et sa vie d’écrivain. De sa vie il n’aimait point parler ni s’épancher sur elle, et rares sont ses interviews.

Homme de frontière, entre l’Italie et la France si proche et si différente, il a su restituer ce fil ténu et tremblant de cette vie prise entre ces terres parsemées de sentiers de passage clandestin, avec ces hommes blessés, ne trouvant plus de refuge ni de certitudes dans un monde malade. Mais il avait étendu cette notion de frontière :

« La frontière n’est pas entre l’Italie et la France : il s’agit de l’ensemble du bassin méditerranéen. Il y a trois personnages principaux dans la Méditerranée, dans le golfe de Gênes (Montale), dans le golfe de Marseille (Valery), et dans le golfe d’Oran (Camus) qui ont créé une culture littéraire liée à des choses, qui font que les choses parlent à la place de l’homme. Leur pays est devenu amer et emblématique d’une civilisation humaine due à une sorte de corrosion de l’existence, ce qui provoque le sel. Il s’agit d’une date de civilisation de la lumière et de la connaissance, par la lucidité et la corrosion. » (Biamonti).
Et chez lui la lumière devient présente, tactile, mouvante et vivante. Elle remplit toutes ses pages.
« Son village lui suffisait pour écrire les paroles qui couraient la nuit dans le vent de sa terre» (François Maspero).
Avec ses yeux bleus comme la mer, il suivait les mouvements de la vie et les restituait dans une langue merveilleusement pure.
Il marchait dans les mots comme il marchait dans son village, attentif aux traces, aux pluies, aux sentiers, aux oliviers, aux murets de pierre, cigarette à la bouche et miséricorde au cœur. Entre poésie et profonde mélancolie il nous aura donné à entendre les silences du vent, des oliviers, de la mer et des hommes en ruine.
Minérale et lumière est son œuvre toute en intensité. Elle nous dit qu’il faut tenter de vivre, regarder en soi-même, regarder le ciel, sentir la vibration du vent et des choses.

Une vie enroulée au vent et à la mémoire des oliviers

La vie de Biamonti est discrète, à peine chuchotée, entre rocailles et oliviers,
Francesco Biamonti est né le 3 mars 1928 en Ligurie, dans le petit village de San Biagio della Cima, dans l’arrière-pays ligure au-dessus de Bordighera et près de Vintimille. De là on voit l’Estérel français qui coupe le ciel en deux.
Dans ce village qui a connu l’exode rural, avec la fascination de la riviera livrée aux appétits dévorants de l’argent, on ne pouvait être que paysan ou marin. Son frère sera capitaine dans la marine marchande, lui restera à terre, dans les bras de ses chers oliviers.
Il voulait avoir le temps de lire et d’écrire, surtout la nuit.
Dans mon village, il n’y avait pas beaucoup plus que les écoles primaires, et rien d’autre à faire que lire. Je suis complètement autodidacte, avec toutes les qualités et les défauts.

Il va engloutir Baudelaire et ses Fleurs du Mal, T.S. Eliot, René Char, Camus, Julien Gracq, la poésie, les romans mais aussi curieusement avoir une passion pour la phénoménologie et l’existentialisme, (Husserl, Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty), mais aussi Bergson et surtout Camus, détestés par ceux-là.

Avant de devenir écrivain, il fut apiculteur, cultivait les arbres fruitiers et quelque sept cents pieds de mimosa, puis sera bibliothécaire pour rester au pays, que jamais il ne pourra quitter longtemps, tant il y était enraciné à son lopin de terre et à son moulin à huile. Il a aussi passé plusieurs périodes de sa jeunesse en France et en Espagne.

La culture des mimosas dans son village natal lui permettait de survivre et surtout d’avoir du temps pour lire. Mais n’en déplaise à sa légende il n’aimait pas les mimosas :
Je cultive pour vivre des mimosas, mais je ne les aime pas, ils sont sans mystère, sans ténèbres. Ce sont des fleurs épatantes, superficielles, un nuage doré. Leur jaune est stupide, ignorant le mystère de l’obscurité. C’est une fleur plate. Je préfère toutes les autres fleurs de la Méditerranée, les amandiers et les myrtes, qui ont du noir dans le cœur. Avec ces fleurs-là, on peut faire un chemin, qui mène de la vie à la mort.Il va laisser longtemps croire qu’il n’était qu’un humble cultivateur de mimosas, solitaire et timide et accréditer cette légende littéraire alors qu’il travailla longtemps à la bibliothèque publique dell’Aprosiana de Ventimille, dans les années 1956 -1964, sur les manuscrits incunables, jusqu’à ce que le succès des premiers romans lui permette de revenir au village pour lire et écrire, n’en sortant que rarement.
Il n’avait alors plus besoin de faire croire à un nouveau Virgile de Ligurie. Il avait seulement besoin de se soustraire aux regards indiscrets de la population et ne recevait que quelques amis triés sur le volet dans son atelier, dans son laboratoire d’écriture.

Mais il avait une connaissance minutieuse et passionnée de chaque plante, de chaque fleur et de chaque feuille de son environnement. Il était en fait, un paysan botaniste.
Il a presque toujours vécu dans une maison qui avait été autrefois une grange, et qu’il a transformée au fil des ans en un véritable « atelier ».Il allait parfois dans les auberges de son village, même dans les cafés et discothèques de la Riviera pour recueillir les histoires de cette humanité angoissée, entre laisser-aller et peur.
Il en faisait la matière de ses romans, en les tissant comme un peintre aux bains de lumière autour de lui. Dans sa jeunesse il était attiré par la peinture, il a d’ailleurs écrit comme critique d’art sur des peintres amis.

Il aimait passionnément les livres et les êtres et pour cela une bulle de silence et de solitude était essentielle :
J’ai la passion de l’écriture depuis toujours, mais, pour écrire, il faut un peu de tranquillité autour de soi, une certaine distance. Si on est trop préoccupé, on n’y arrive pas.

Après avoir obtenu un diplôme en comptabilité il a erré quelque temps en Espagne et surtout en France, dans les années cinquante. Il écrivit, sous l’influence l’existentialisme et de la psychanalyse, un roman, intitulé Coup de grâce, qui n’a jamais vu le jour.

Après ce roman refusé à 25 ans, il écrit, sur les peintres de sa région, un livre, l’Existence et le temps dans la peinture informelle.
Mais pendant vingt ans, il ne pourra pas écrire une ligne de roman. Or c’est le roman qui l’obsédait : ma voie était d’écrire des romans, des atmosphères, des états d’âme.
L’Ange d’Avrigue
, son premier roman publié est remarqué par Calvino et le conforte dans sa vocation d’écrivain. Les autres romans lui attireront un public fidèle et admiratif.
Cet homme secret, voulant effacer ses traces derrière lui, aimait la musique symphonique, les arts visuels et le cinéma français surtout Bresson, et Truffaut. Il aimait aussi les femmes et l’amour. Il aimait passionnément Cesare Pavese et Cézanne.
Lentement il s’est déplacé dans la vie, marchant le long des mots et des oliviers. Il ne croyait pas à la biographie :
«Je tiens à dire rien, et je dois tout occulter; ma vie compte pour rien, et ma naissance n’a pas d’importance, mon pays est insignifiant ».
Pourtant son pays était fondamental pour lui et sa vie peut se lire en filigrane de ses romans, car les livres parlent vraiment de l’homme qui les écrit.
Il y est mort, d’un cancer du poumon, lui le « fumeur à la chaîne », plus marqué par le jaune de la nicotine que par le jaune des mimosas, le 17 octobre 2001, à 73 ans, retournant à son silence, sans avoir terminé son prochain roman Le silence.

Entre rêve et douleur

Raconter avec douceur, c’est rendre le monde habitable. (Biamonti).

Francesco Biamonti est un homme de racines et de sève. Il sait rendre son écartèlement entre la mer proche et lointaine à la fois, et sa montagne, son lopin de terre abrupt, par une prose poétique dense et concentrée. Sa langue est comme lui, timide, noueuse et retenue.

Sa terre ligure vibre, méditerranéenne, secrète, obscure sous le soleil révélateur, et demeure mystérieuse où le seul moment d’échange se fait au croisement des chemins ou dans l’auberge omniprésente.

La mer est le contrepoint lumineux de la terre verticale et porte en elle tout l’exil et toute la lumière.
La montagne parle, gémit parfois car la nuit, sur les sentiers des collines ligures arides, passent des migrants victimes de la pauvreté, des passeurs et des bandes qui les détroussent au passage des cols. Ces errants sont albanais, afghans, kurdes ou africains, et tentent de passer clandestinement vers la France. Et au matin quelques cadavres et du sang mêlé aux genévriers comme unique trace de leur passage terrestre.
Tous ces deuils sans frontières font basculer les paysages dans le réel angoissant. Mais pour continuer à rendre habitable ce monde, il sacralise le quotidien et les choses qui environnent l’homme et lui font sa vérité. Avec une douceur nostalgique sa voix rauque nous décrit non pas la mer ou la montagne mais la nature humaine enfermée dans ses destinées.

Italo Calvino, son ami et admirateur, a pu dire qu’il écrivait des « romans-paysages », car il tresse ses phrases ou ses mots de manière répétitives et incessantes, comme Monet et ses meules de foin, afin de rendre compte de son monde, de ces vibrations continuelles et subtiles.

« Il y a des romans- paysages comme il y a des romans-portraits. Celui-ci vit page après page de la lumière du paysage âpre et abrupt de l’arrière-pays ligure ». (Calvino).
Biamonti est un homme en retrait qui restitue par ses mots les émotions des choses, les angoisses des hommes. Sa patience dans l’azur parle du frémissement de la nature et de ses paysages intérieurs, à l’éternité du temps qui passe.
« Je veux traduire des sensations en paroles ».
Ainsi ses phrases :
«La mer était un grand dépôt de soleil sous les champs du ciel.»
« Ces soirs qui vont de l’or au rose, à la gamme des gris, ces préludes à un plus grand passage
. »
«Une lumière rasante égalisait la mer et la soulevait dans les criques même au large elle se haussait jusqu’à cogner contre le ciel. Une autre mer, d’ombre, descendait des chaînes rocheuses.»
« C’est difficile de parler de la mer, il est difficile d’inventer de nouvelles métaphores de la mer. J’ai essayé d’inventer maintenant en transférant les reflets dans le ciel, la mer qui constitue progressivement une image de la mort, mais dont les passages diaphanes donnent un aperçu d’une vie après la mort certaine. Et parler de la mer est presque impossible, nous devrions avoir un nouveau vocabulaire, parler vous trahit, il est nécessaire d’écouter en silence. »

Et Biamonti par d’infinis petits décalages rend compte des âmes déchirées et tourmentées en ne parlant que des oliviers, que de la mer qui ruisselle en bas, invitation au départ et au néant. Et ce regard passionné pour les mutations de la lumière se traduit par d’incessantes descriptions de ses mouvements sur l’horizon ou sur les arbres.
Sous cette lumière, la Méditerranée devient minérale et métaphysique, le lieu de la méditation
Ses livres semblent une quête vers le silence, l’éternité des nuages, la conscience des hommes, le mystère ambigu des femmes.

Son écriture est contemplation, et la seule aventure possible est d’arpenter inlassablement les sentiers, s’attabler à l’auberge, croiser un corps de femme déjà indifférent.
Il arrose ses mots comme il arrosait ses mimosas ou gardait les livres en tant que bibliothécaire de son hameau.
Dans ses romans ce ne sont pas les dialogues qui sont signifiants mais les soliloques des personnages.

De son livre Attente sur la mer dans lequel son personnage qui ne pouvait être que paysan ou marin s’embarque dans une odyssée à la Joseph Conrad pour se trouver lui-même, il dit : « C’est l’histoire d’une âme déchirée, celle d’un marin contraint à un trafic louche et qui éprouve la nostalgie d’une ancienne liberté, d’une ancienne dignité. Ce petit décalage entre le moi et la vie, l’action et la contemplation, la raison et la déraison, c’est aujourd’hui la seule aventure que l’on puisse vivre. Une aventure toute intériorisée, nourrie de soliloques et de divagations. »
Edoardo dans Attente sur la mer ou Leonardo dans Paroles la nuit, sont les mêmes êtres, loin de la terre ou enserrés en elle, dont l’aventure est réflexion pessimiste sur le devenir du monde. Et le passeur du Vent large, est comme eux une sorte de voyageur immobile, car la terre natale le retient même dans ses voyages.
Mes personnages souffrent du manque d’action, en contemplant les ruines de l’histoire.
Biamonti compose ses romans comme un peintre, touche par touche, et aussi comme un musicien attentif aux assonances des choses.
La découverte dans Parole la nuit du Quatuor pour la fin du temps de Messiaen est une allusion à l’apocalypse en marche sous les pas des migrants. Et le paysan solitaire se reconnaît dans cette musique des abîmes.
Douleur secrète et nostalgie résonnent dans ses livres. L’agonie du monde se heurte à la beauté âpre de sa Ligurie, devenue terre de transit humain et d’exi,l et de mafia.
Proche d’Eugenio Montale, autre natif de Ligurie, il sait rendre la beauté tranchante et les ombres menaçantes de son petit pays, la frustration des êtres.

Lire un livre de Francesco Biamonti est comme entendre une prière païenne et désabusée sur le monde. Avec une écriture concise jusqu’à l’épure, une restitution du chaos intérieur qui seul provoque par étincelles des étoiles filantes, comme le pressentait Nietzsche, Francesco Biamonti mélange douceur et blessure et occupe une place unique dans la littérature actuelle.
Son écriture sensuelle, laconique, fait se dresser des décors et des personnages murés dans leur mutisme.
Il n’y a aucune description de ses personnages. On ignore leurs visages, leur physique, leur réalité, et pourtant ils nous obsèdent, vivants en nous, comme ces femmes qui semblent se donner en étant déjà si distantes. Car il y a de la sensualité dans les romans de Biamonti, mais elle est aussi vouée à la désespérance.

Tous les mots de Biamonti captent l’instant, sans se laisser aller aux descriptions pesantes.
J’essaie de faire dans le réalisme absolu, je mets toujours l’homme en situation, en confrontation avec les choses. Pas en condition, en situation.
Je ne décris jamais ni ne caractérise un personnage de l’extérieur
. (Entretien avec Antonella Viale,1999).

Tout est légèreté même dans la désespérance, et son écriture lumineuse plane au-dessus de la surface des choses qui pour lui révèle totalement la vérité des êtres. Les livres de Biamonti sont une quête intérieure.
Et dans ce paysage minéral où la mer n’est que fuite vaine, les oliviers délaissés, les hommes inquiets des clandestins et de leur solitude et de ce sentiment de fin d’un monde dans ses derniers soubresauts, Biamonti fait s’élever des paroles dans la nuit, qui sont les seuls échanges possibles, car les corps se déprennent sans chaleur.
Dans ce lieu indéfini des frontières tout s’estompe, sentiments, raison d’être, et Biamonti excelle à suggérer ce contraste entre une terre encore maternelle, mais exténuée, et la lente disparition du passé immédiat qui faisait sens et honneur. Cet engloutissement est en marche dans les têtes et les sentiers sauvages.

Il définit ainsi sa manière d’écrire et sa perception d’un monde aux abois :
Je reste fidèle à cette poétique du «corrélatif objectif», comme disait Montale, qui consiste à parler de soi-même en parlant des choses, à dessiner son autoportrait à travers la nature. Au XIXe siècle, on avait la sensation que le mouvement du temps était positif, qu’il y avait un progrès... Notre siècle n’a plus cette certitude, l’espace et le temps sont malades et on vit comme dans un tremblement de solitude sur fond de désert, alors que, comme disait Jabès, regarder les choses dans le désert, c’est déjà les voir mourir. (Interview à Libération le 10 octobre 1999).
Biamonti est avant tout attentif au côté mortel des choses, et l’honneur de l’homme est d’accomplir une tâche mortelle. De sa voix grave il égrenait lentement ses rares paroles marquées par la nuit et son approche angoissée et inquiète des hommes. De ses yeux bleus il contemplait la splendeur mortelle des choses, mêlant la fumée de ses cigarettes à celle du monde calciné.

Gil Pressnitzer

Sources : entretiens de Biamonti menés par Bernard Simeone dans Le silence
Site sur Biamonti : Site officiel Biamonti

Choix de textes

« Elle a toujours aimé ceux qui vivent et meurent cachés, pensait-il ; je ne dois plus enquêter sur elle. Il y a une grandeur dans son silence. » Quelle vie y avait-il sur ces sentiers ? Aucune. Y remuaient quelques rares buissons. Mais au bord de la route, l’auriva Céleste bruissait. Elle était toujours la première à bruire. Cela peut-être lui avait valu son nom. « C’est sur sa souche que je voudrais qu’on disperse mes cendres, face aux villages perdus... Quel orgueil ! »
L’obscurité montait ; déjà, des décharges, revenaient les mouettes, qui survolaient des rochers. Enduites d’air, elles allaient à la mer encore marmoréenne comme à un lit de paix.
(Vent largue de Francesco Biamonti - Traduit de l’Italien par Bernard Simeone, Éditions Verdier).

Sa maison et son oliveraie étaient d’un azur qui noircissaient dans l’ombre du rocher. Le soleil s’en allait vite.
Il ne resta chez lui que le temps d’ouvrir les fenêtres pour faire partir l’odeur de salpêtre et prendre les cisailles. Il alla au sorbier et se tailla un bâton, puis contourna le rocher par un sentier dans le maquis et revit la mer, qui se répandait à l’horizon vers le soleil et les montagnes de France.
A cet endroit la crête était à l’abri de l’air qui descendait des Maritimes : les roses y fleurissaient encore, roses d’automne dans le vent du large.
Au-dessus du sentier, un groupe de maisons restaurées. Au-dessous, un café neuf, avec sa grande terrasse. Il y tombait des feuilles laminées de rayons.
La lumière eut un frémissement et sembla diminuer. Dans le calme de l’air ce n’étaient plus que feuilles de chêne qui descendaient, mais des gouttes de rosée. Le soir était céleste et immobile.
Avant d’entrer dans le café il regarda encore les maisons ; il se les rappelait en ruine. Il regarda le sentier par où descendaient les hommes morts sur la route du temps : il disparaissait presque, comme le cimetière où poussaient des romarins plus haut que des stèles.

(Les Paroles la nuit, Traduit de l’italien par François Maspero, Seuil)

Le feu brûlait lentement, bien entretenu, dans l’oliveraie. Autour des hommes accroupis et des femmes enveloppées de couvertures et de châles. Et des ombres tremblotantes dans le dos.
L’un des hommes leva la main en montrant sa paume nue.
-Bonsoir, dit-il en français.
- Bonsoir, dit Leonardo. – et il posa son bâton contre un muret. En voyant cette main désarmée, l’autre eut un sourire. Léger.. Mais toute la mélancolie du monde y tremblait.-
Si vous cherchez la frontière, elle est plus loin, dans l’autre vallée.
- Nous ne pouvons pas rester ? Nous sommes fatigués.
- Autant que vous voulez. Les oliviers sont faits pour protéger.
- Les oliviers ne sont pas Dieu.
- Ils ne sont pas Dieu, d’accord, mais ici c’est ce que l’on a de mieux.
Il leur souhaita bonne nuit et alla chez lui.
Il n’avait pas peur. Ils connaissaient ceux qui fuyaient leur terre et erraient entre la France et l’Italie. Et ces individus sombres, ces femmes au fin visage n’étaient ni des voleurs ni des assassins.
Il pensa au raisin d’hiver, encore attaché à la vigne, becqueté par les passereaux, sur la corniche d’une terrasse, vers le ruisseau.
Au matin, il leur en donnerait.
Mais au matin ils avaient disparu. Les sentiers étaient déserts. Et la brise qui soulevait la cendre, semblait fouiller dans la tristesse des hommes. « Bon voyage ! » dit-il à voix basse. Et il reprit son bâton qui était resté contre le mur et se dorait au soleil comme les pierres.

(Les Paroles la nuit, page 28, Traduit de l’italien par François Maspero, Seuil)

Leonardo comprenait où passait le vent : buissons, rochers, ronces, arbres.
Il ne le liait pas au temps, mais à l’espace. Le disque fini, la beauté de la femme ne fut plus que silencieuse et immobile. Il en émanait des clartés, comme auparavant du ciel.
Il y avait dune belle différence entre ici et l’hôpital.
Il réfléchit : peut-être que non. La vraie différence, elle était entre les oliviers et l’hôpital : l’antique force et la fragilité.
Il les avait presque haïs chaque fois qu’il avait perdu un être cher.
Puis il avait fini par se laisser consoler par eux.
- Je ne comprends pas bien ce qui se passe dans le monde, mais il y a quelque chose qui ne va pas….
(Les Paroles la nuit, Traduit de l’italien par François Maspero, Seuil)

Il revint peu convaincu. Il lui semblait avoir côtoyé un monde mort, mort, mort comme l’âme de son village.
Pietrabuna gardait son enveloppe : la pariétaire sur les murailles, les géraniums et les œillets aux balustres.
Mais la vie, où était-elle, en dehors des coups de fouet du ciel, en dehors du vent ?
Le gris perle de l’église noircissait, la corniche tombait. Dans les ruelles quelqu’un passait, fugace comme une ombre.
Si le village avait encore une âme, c’était une âme épuisée.
Ce voyage à la recherche d’un travail lui avait laissé un goût de mélancolie. Et maintenant, en traversant Pietrabuna, il avait envie de crier : » Ohé, de la vie ! »

Au café, il se souvint de son enfance, de son adolescence.
Il repensait à la mer, au temps où il partait pêcher pour payer ses études ; il dirigeait les bancs de sardines et de bogues sur les sèches ; dans le faisceau lumineux, un grouillement frémissant. Ou affolé.

Il tombait une pluie fine, puis venait le soleil. Sur les à-pics, les lentisques étaient plus brillants, les genêts cristallins ; les calices jaune d’or tremblaient sur les branches fines comme des joncs.
On eût dit que la terre à la différence du village, envoyait des messages éclatants à chaque retour du beau temps.
Il repensa à ses oliviers et se proposa de les visiter avant son départ. Il aurait voulu avoir avec eux une conversation, se faire, face à eux, homme de prière. Il les avait si souvent emportés sur la mer, comme un opium, un rêve.
Combien étaient-ils, comme lui, dormeurs éveillés, perdus dans des monologues, silencieux, séparés des autres hommes. Pensifs et sages, avec des joies marines imprévues. Maniaques, dialoguant avec leur ombre.

(Attente sur la mer page 37, traduit par François Maspero, édition Seuil)

« Il monta par des terrasses et de petits escaliers bancals, jusqu’au bois. Une femme était assise au milieu des angéliques, les mains trempées et une goutte d’eau sur le menton.
— C’est chez vous, ici?
— Chez moi ? C’est beaucoup dire. Elle lui demanda alors si l’eau était bonne. C’était un filet qui courait vers le ruisseau à sec.
— Elle est un peu calcaire. Mais avant on la buvait, on n’en mourait pas...
— J’avais soif.
Du temps où le terrain était bien entretenu, la source jaillissait d’une conduite et allait sur des troncs de pin jusqu’à une fosse revêtue de pierres. À présent elle se perdait sur la garrigue.
— Vous pouvez me dire comment s’appellent ces fleurs?
— Des angéliques.
La femme parut enchantée, le front hors du temps.
— C’est un très beau nom. C’est vous qui les avez plantées ?
—J’ai jeté des graines. Elles aiment avoir les racines dans l’eau et la tête dans le soleil.
- un voile étoilé…
À présent tout était silencieux. Mais quels soirs !
Quelles mélodies ! Un caillot de tendresse : berger, chien et chèvres, enveloppés dans le vent qui montait de la mer. Main du berger sur la tête du chien, et museau du chien sur les genoux du berger. Il jouait pour lui et pour son chien, parmi l’indifférence des chèvres. À présent, tout était silencieux, rien à espérer… »

(Le silence, Traduit de l’italien par Carole Walter, éditions Verdier)

« De cette soirée ne resta dessinée que la femme qui s’allongeait dans la pénombre, qui donnait, qui exigeait. Mais ils n’étaient pas complètement seuls dans le soir. S’était emparé d’elle un être étrange, dont elle formulait les désirs avec des phrases sèches et d’ondoyants gémissements. Cet être s’était évanoui une fois la lumière rallumée.
A présent elle semblait couchée dans une sorte de boue joyeuse.
_ Tu ne le sais pas, et nous ne le saurons jamais.
- Quoi ?
- Qui nous sommes, dit-il. Rhabillons-nous, c’est l’heure.
Elle tendit les bras.
- Moi je ne ressens aucune honte.
Elle se leva cependant, se rhabilla, et de nombreuses portes se refermèrent. »

(Le silence, Traduit de l’italien par Carole Walter, éditions Verdier).

« Dans la lumière étale entre oliviers et solitudes rocheuses parvint le son de la cloche du milieu. Varì compta ses voyages: trois, c’était pour un homme. Il ne parvenait pas à s‘imaginer : il n’avait pas entendu dire qu’à Luvaira quelqu’un fût sur le point... Et là autour, dans les olivaies, il n’y avait personne à qui demander.

Mais le soir, descendu à Luvaira, il apprit que c’était le passeur qui s’en était allé, et se rendit à sa bicoque.

La veillée funèbre avait déjà commencé. Une étrange veillée. Ils étaient tous dehors, devant la porte seule une femme était restée près du mort, projetant son ombre, avec celle d’une fleur à haute tige, sur le sol de terre battue.

Dehors, à la belle étoile, pas un mot. Ensuite, accompagnées d’un bruissement d’oliviers, des phrases à mi-voix — on est peu de chose! Il faut s’y préparer! — qui ne faisaient aucun bruit. Quand la brise marquait une pause, du silence recouvrait le silence. »

(Vent largue, Traduit de l’italien par Bernard Simeone, éditions Verdier)

Bibliographie

En français

L’Ange d’Avrigue, 1990, Aux éditions Verdier
Vent largue, 1993, Aux éditions Verdier
Attente sur la mer (Attesa sul mare), roman, trad. François Maspero, Seuil, Paris, 1996
Les Paroles la nuit (Le parole, la notte), roman, trad. François Maspero, Seuil, Paris, 1999
Le Silence, Trad. de l’italien par Carole Walter, 2005, Aux éditions Verdier

En italien

L’angelo di Avrigue, Einaudi, Torino, 1983
Vento largo, Einaudi, Torino, 1991
Attesa sul mare, Einaudi, Torino, 1994
Le parole, la notte, Einaudi, Torino, 1998
Il silenzio, Einaudi, Torino 2003
Ennio Morlotti. Pazienza nell’azzurro, Ananke, Torino 2006
Scritti e parlati, Einaudi, Torino 2008