Sadeg Hedayât
« Comme un signe éperdu dans la nuit »
Sadeg (ou Sadegh) Hedayât est le nom d’un écrivain iranien que l’on invoque aux heures obscures du monde, et encore à voix basse entre quelques initiés, et alors monte le nom de son livre culte, La chouette aveugle, conte des contes pour tous ceux qui croient aux signes profonds de la nuit.
Lui désespéré, effacé, totalement pessimiste, ne souhaitait pas laisser de trace sur cette terre honnie. Ses souffrances, portées à l’incandescence en lui, ne lui faisaient aimer et supporter ni cette vie, ni une vie ultérieure. Que d’angoisses dans un cœur simple. Son désir de s’effacer à jamais, aussi bien physiquement - il se suicidera à Paris sa ville promise, le 9 avril 1951-, que littérairement, semble hélas accompli. Son œuvre, essentiellement des recueils de nouvelles et ce diamant noirqu’est La chouette aveugle, est resté inconnu en France et encore plus dans son pays natal, l’Iran, surtout aux sombres heures actuelles.
Pourtant les surréalistes, et André Breton, le saluèrent et reconnurent son importance. Le titre de cette page est d’ailleurs emprunté à André Breton. Ionesco, Adamov, Roger Caillois, Henry Miller l’admirèrent. André Breton qui écrit : « Jamais plus dramatique appréhension de la condition humaine n’a suscité pareille vue en coupe de notre coquille ni pareille conscience de nous débattre hors du temps, avec les immuables attributs qui sont notre lot …dans un labyrinthe de miroirs » (Revue Médium, juin 1953.)
Le goût âpre de son écriture est unique. Sa faculté à repousser les repères spatio-temporels, sa magie onirique en font un écrivain comparable à Franz Kafka qu’il admirera passionnément. Enterré vivant, titre de l’un de ces recueils de nouvelles, pourrait être son épitaphe.
Il est à redécouvrir, comme la neige enfouie, tant semble indécente l’ignorance de son œuvre et fondamentale sa voix lucide et amère. Sans univers il ne peut continuer à vivre qu’en nous, lui troué dans la glace des oublis, boule de feu dans nos mémoires.
Si par hasard ou rendez-vous vous lisez un jour La chouette aveugle vos rêves en seront à jamais hantés.
Repères d’une disparition
« Ni d’ici ni d’ailleurs ; chassé de là, non arrivé là. »
Sadegh Hedayat est un écrivain et traducteur iranien né à Téhéran le 17 février 1903 dans une famille de grands propriétaires terriens. Parmi ses ancêtres se trouvent bien des hommes d’état, des lettrés, des poètes. Il connaît une enfance choyée et heureuse. Dès 1923 il étudie le poète Omar Khayam dont il traduira plus tard l’œuvre complète. Il découvre les philosophies aryennes de Zoroastre et de là viendra son amour des animaux dévastés par les hommes.
Immergé dans la langue et la littérature française et anglaise dès l’adolescence au lycée Saint-Louis en 1925-1926, il s’éloignera vite de sa famille et voyagera dans l’idée de devenir plus tard professeur à son retour en Iran. À Gand en Belgique il commence des études d’ingénieur qu’il abandonne vite, il poursuit ses études à Paris, d’abord d’architecture puis de chirurgie dentaire. Mais il comprend vite que c’est vers l’art qu’est sa voie. Il étudie alors les langues préislamiques et la culture de l’Iran ancien. Il écrit La magie en Perse en 1926, fasciné par les origines de la magie.
Habité par les questions de l’existence et de la mort il va rencontrer en Europe, les œuvres de Dostoïevski, Tchekhov, Poe, Rilke, Maupassant, Schnitzler, Sartre, et Kafka. Il les fera connaître plus tard en Iran.
La lecture de Rainer Maria Rilke - les carnets de Malte Laurids Brigge – aura un impact essentiel sur lui, au point que dans la Chouette aveugle, il citera des pages entières de ce livre fondateur pour lui. Kafka dont il traduira La colonie pénitentiaire sera son autre influence déterminante.
En 1927, il tenta de se suicider en se jetant dans la Marne, mais il sera sauvé. La raison de son geste est encore inconnue si ce n’est par son profond instinct d’autodestruction et sans doute un amour déçu.
On sait peu de choses sur sa vie en France jusqu’en 1930.
De retour à Téhéran en 1930, il occupa divers emplois obscurs pour gagner sa vie :
« Tout compte fait, ma biographie n’a rien de remarquable. Je n’ai vécu aucun événement exceptionnel. Je n’ai ni titre honorifique, ni diplôme supérieur. Je n’étais pas un brillant élève, bien au contraire, j’ai connu beaucoup d’échecs. Et comme fonctionnaire, je n’étais qu’un obscur employé qui dérangeait ses supérieurs, de sorte que mes démissions étaient admises avec une joie délirante. Bref, l’entourage me considère comme un être raté qui est peut-être vrai »
Ainsi il végètera à la National Bank of Iran jusqu’en 1933, à la Chambre de commerce en 1935, au département central des constructions jusqu’en 1936. Il publiera en 1930 ses premières nouvelles, Enterré Vivant ainsi que ses premières pièces de théâtre, Parvin, la sœur de Sassan. Il devient vite la figure de proue des écrivains modernistes, tout en se penchant avec passion sur l’histoire de l’Iran, ses croyances traditionnelles, son folklore. En 1932 il publie son recueil Trois gouttes de sang qui contient la nouvelle stupéfiante du Chien errant. En 1933 il publie Chiaroscuro marquant sa fascination pour le bouddhisme. Il aidera aussi bien des auteurs à finaliser leurs œuvres en corrigeant et réécrivant bien des pages. En 1934 il publie une nouvelle Madame Alaviyeh. Il se repenche sur les quatrains d’Omar Khayyam de 1934 à 1935.
En 1936, après la répression de son groupe d’écrivains, « le groupe des quatre » il part en Inde pour éviter la prison. Il va y rester jusqu‘en 1939, dans des conditions difficiles. C’est dans ce pays que son œuvre, La chouette aveugle, fut publiée en 1937, en quelque cinquante exemplaires ronéotypés, avec la mention « Publication interdite en Iran ».
Il revient en Iran en 1940 et trouve une situation pire qu’à son départ. Il retourne travailler à La National Bank of Iran pour survivre. Fonctionnaire humble et gris comme son idole Franz Kafka. Il va rejoindre la faculté des Arts et profitant du choc en Iran de la deuxième guerre mondiale qui a ébranlé la censure il publie la Chouette Aveugle en 1941 dans son pays natal. Voulant être lu et compris de chaque iranien, Hedayat rédige nombre de nouvelles très dures et réalistes ayant pour décor l’Iran populaire et sa corruption généralisée. Lui – même sombre dans la dépression face aux problèmes insurmontables de son pays et des siens propres. Drogues (l’opium est très présent dans son œuvre), alcool sont ses compagnons. Ses recueils L’eau de Jouvence, Le chien errant sont publiés ou republiés à cette époque.
Et en 1944 il publie Haji Aqa féroce satire contre le pouvoir. La traduction en français de la Chouette aveugle lui apporte la notoriété. Mais son inspiration se tarit et il n’écrit presque plus. Reclus par nature, il perd toute illusion en l’homme et se sent profondément inutile, fatigué de la vie.
En novembre 1950, il quitte l’Iran et il revient en France, à Paris, ville de ses chimères de jeunesse dont il baise les pierres. Paranoïaque, il décide de disparaître après avoir méticuleusement préparé sa fin, revisité ses anciennes amitiés, voyagé brièvement à Hambourg. Il se donne la mort à l’âge de quarante-huit ans à Paris, la ville qu’il adorait, le 9 avril 1951 dans sa petite chambre meublée de la rue Championnet, après avoir mis en ordre méticuleusement son petit tas de secrets, bouché tous les orifices de l’appartement et ouvert le gaz. À côté de lui on trouva ses derniers manuscrits brûlés. Oui tout était en ordre et Sadeg Hedayât gisait enfin souriant. Il est enterré au cimetière du Père Lachaise dans le carré musulman, lui l’athée militant !
Non, personne ne prend la décision de se suicider ; le suicide est en certains hommes ; il est dans leur nature, ils ne peuvent pas y échapper (Enterré vivant).
D’abîmes en abîmes
Au-delà de cette terre sur laquelle nous vivons, il n’y a ni bonheur ni châtiment. Le passé et l’avenir ne sont que deux néants.
Sadeg Hedayât est tout à la fois l’écrivain fasciné par le passé populaire de son pays, par son quotidien élémentaire, dont il étudia tous les aspects et les travers, et également un homme fondamentalement pessimiste, ne voyant dans le monde que cruauté et mensonges et lui l’esprit laïc n’a aucune espérance dans un autre monde promis dans l’au-delà. Il sera parti désespéré en quête de son ombre, voulant la comprendre, l’étreindre et ne pas la décevoir. Il mènera une activité de collectage des contes et des légendes de son pays de manière méticuleuse. Il dépeindra dans ses nouvelles les ravages de la religiosité et des superstitions, du fanatisme religieux, des traditions archaïques.
Dans une écriture sèche, nerveuse, « dure comme un galet », proche de celle de Franz Kafka, il dressera dans de très courtes nouvelles un portrait de son pays, l’Iran, qui n’a pas pris une ride hélas, 80 ans plus tard.
Rompant avec une tradition millénaire il ne va pas utiliser la poésie, mais la prose pour s’exprimer.
« Douanier du désastre », il le sera plus encore des désastres intérieurs en l’homme que de ceux de la société sclérosée, hypocrite, qu’il fustige.
« Premier suicidé de la littérature persane, Sadegh Hedayat est aussi le premier écrivain iranien à rompre avec la tradition savante, à critiquer toute forme de despotisme, politique ou religieux, à déclarer ouvertement que l’homme est un ange déchu, qu’il n’y a plus de ciel, que l’enfer est ici-bas. L’écrivain moderne que fut Sadegh Hedayat appartenait à l’école des " mangeurs d’opium ", ces fous trop lucides pour qui l’apprentissage de la modernité passe par l’expérience de l’archaïque et du chaos…C’est la rencontre de Schopenhauer et de Kafka au pays des mollahs » (Sadegh Hedayat douanier du désastre par Roland Jaccard, Le monde 1991.)
Je n’écris que pour mon ombre projetée par la lampe sur le mur ; il faut que je me fasse comprendre d’elle.Son combat essentiel fut donc de parler à son ombre, à ses abîmes, à ses obsessions morbides (le thème du boucher sanglant, celui de l’amour débouchant toujours sur la trahison par la faute des femmes, des cimetières et des cadavres…).
La hantise de la mort, mort délivrance, parcourt son œuvre. Il perçoit sa vie comme une lente agonie. Il est un visionnaire torturé par ses visions.
Il aura commencé très tôt son agonie, (J’ai commencé, dira-t-il, mon agonie à vingt ans). Et l’aura poursuivie méticuleusement jusqu’à sa fin. Suicidé en sursis il traverse son temps, amer, ironique, plein de dérision et d’amertume, bateau ivre empli de désespoir.
Étranges sont les voies nocturnes de l’homme disait Trakl, oui bien étranges et Sadeg Hedayât n’est pas revenu vivant de leurs explorations. Pour parler du néant, il faut pouvoir parler du monde dans ses transes, ses manques, aussi des entre-mondes en visionnaire inspiré. Il le fut car Hedayât savait tout cela. Mais ce suicidaire congénital savait aussi jouir des biens de ce monde et surtout de ses paradis artificiels.
Apatride au monde du réel, étranger à la vie, Hedayât reste un basalte obscur toujours énigmatique maintenant pour nous encore, tant il restera unique.
L’étrange fascination de la Chouette Aveugle
Vous qui croyez vivre réellement, qu’avez-vous comme preuves solides ? C’est par cette interpellation que l’on pénètre dans l’onirique univers de Sadeg Hedayât, et on se prend à douter de la réalité. Le basculement de l’obsession au réel et inversement est permanente, indiscernable. Certes Sadeg Hedayât n’est pas entièrement dans ce chef - d’œuvre absolu, unique, singulier, effrayant, qu’est la Chouette aveugle, mais c’est dans cette immense forêt d’illusions et d’inquiétudes que se trouve son aveuglante lumière noire à son apogée terrible.
Ce livre agit comme une sorte de révélation dont le sens nous échappe, mais qui agit mystérieusement sur nous, nous entraînant dans ses ténèbres. La suite de visions et d’images, souvent répétées de façon délirante, ne trouve sens que dans la fascination du néant. Un quatrain d’Omar Khayyam choisi par Hedayât dit ceci :
Tu veux savoir ce que l’image abstraite exprime ?
Il serait long d’en expliquer le sens intime.
Sache ceci : l’image a jailli de la mer
Et puis est retournée à son profond abîme.
Ce livre s’ouvre et se referme sur l’abîme. Plus que des visions hallucinatoires d’un fumeur d’opium rongé aussi bien par le présent que par une vie antérieure, il s’agit de la longue mélopée sur le cœur battant du monde allant vers le rien absolu. On ne sait où se déroule l’action, sans doute loin dans l’espace et le temps des humains, dans l’interstice entre les mondes, là où le réel n’a aucune prise. Là où une lumière grise mène au cimetière ou vers la chambre-tombeau du narrateur. Une peur monte des mots, un désespoir total, parfois cynique, se mêle à des visions inquiétantes, des apparitions éphémères qui reviennent sans cesse, aussi bien pour le décorateur d’écritoires clos dans sa chambre, que pour le reclus dans sa chambre d’agonie qui est le même narrateur.
Si maintenant je me suis décidé à écrire, c’est uniquement pour me faire connaître de mon ombre – mon ombre qui se penche sur le mur, et qui semble dévorer les lignes que je trace. Ce livre est oppressant, vénéneux, lourd des vapeurs d’opium et des trahisons humaines. Cauchemar et maléfice se nouent et nous enserrent. Nous lecteurs devenons prisonniers des obsessions de l’auteur.
« Je l’ai fabriquée, minutieusement, comme sur un papier à musique. Il m’arrivait de rire à haute voix quand je mettais en place un passage terrible » avouait Hedayât.
Ce livre est en deux parties dont on a du mal à saisir la relation entre elles. Il semble s’agir du récit d’un détraqué sous l’emprise de l’opium qui vit et revit sa triste aventure en des siècles distincts pour se retrouver à la fin dans sa même chambre, couvert de sang coagulé.
La première partie, la plus lyrique, conte la vision d’un homme reclus du monde, vivant sans doute au Moyen-âge dans une antique cité, et décorant sans cesse du même motif des cuirs d’écritoires : un cyprès auprès duquel était accroupi un vieillard voûté. Face à lui une belle jeune fille vêtue de noir lui tendait une fleur de capucine.
Cette scène revient sans cesse et se matérialise comme une vision obsédante. La vue de cette jeune fille aux « yeux effrayants et enchanteurs » sera celle de la Beauté inaccessible qui le conduira à sa perte en côtoyant la mort.
Cette fille un instant entrevue, passionnément aimée, mais qui se transforme en cadavre quand elle vient le voir, mais elle continue à vivre toujours peinte sur un vase. Son enterrement devient une quête de néant.
Dans un autre espace, dans un autre temps, le narrateur se retrouve dans la prison d’une chambre dans les temps modernes. Par une lucarne il découvre le monde vil et cruel : un boucher, un étrange vieillard assis, un vieux brocanteur. Une nourrice image de la consolation, une épouse perverse et infidèle, complètent son univers atroce. La maladie, le dégoût, les plongées dans un autre temps, des rêves obsédants, le meurtre rituel de l’épouse, la nuit effrayante de son père enfermé avec un naja et sombrant dans la folie, vont accompagner la descente dans la nuit du narrateur qui ressent la vie peser de tout son poids sur sa poitrine comme un cadavre.
Ce livre ne parle que d’incurables blessures qui resteront pour la plupart cachées. Ce livre est une plongée au cœur de l’angoisse. Après sa lecture il ne semble rester qu’un tas de cendres.
La fascination de ce conte étrange résonne longtemps après.
La fascination qui émane de ce livre de sortilèges vient de la perte de tout repère. Flottant entre un naturalisme morbide et cru et des rêveries d’ailleurs, entre le passé et le présent, il nous semble feuilleter un traité ancien de magie divinatoire, hallucinatoire. Sa lecture conduit au vertige. Les images tracées sur l’écritoire envahissent le réel et le distordent. Elles deviennent la calligraphie de la mort. Et Sadeg Hedayât les recopie sans cesse en tutoyant le néant, mêlant le trivial et le surnaturel. Et l’éternel retour d’images et de situations devient refrain et cantilène obsessionnels. Le cauchemar pervertit la réalité et l’oppression sourd de chaque page.
À l’intérieur du rempart qui enserre mon existence et mes pensées, ma vie fond peu à peu, comme de la cire.C’est cette lente dissolution douloureuse qui nous étreint et nous oppresse, sans doute prélude à la nôtre. Et nous aussi essayons de nous faire connaître et reconnaître par notre ombre, quand il est encore temps.
SourcesÉtude de Benoît Pivert : les abîmes de Sadeq Hedayat, R evue d’a rt et de l ittérature , m usique, septembre 2010
Site sur Sadeg Hedayat de Farzin Yazdanfar : site http://www.blindowl.org/index.html
Un autre Sadegh Hedayat, par M. F. Farzaneh, éditions Corti.
Gil Pressnitzer
Choix de textes
Ode à la mort
Quel mot extraordinaire et effrayant que le mot « mort » ! Le simple fait de le mentionner déchire le cœur, arrache les sourires des lèvres et coupe instantanément toute joie ; il apporte ennui et dépression et provoque toutes sortes de troubles pensées à l’esprit.
Vie et mort sont indissociables. Sans la vie, il n’y aurait pas de mort. Ainsi, il doit y avoir la mort pour que la vie ait un sens. Tout, depuis la plus grosse étoile dans le ciel ou la plus petite particule sur la terre, mourra tôt ou tard : les pierres, les plantes, les animaux - ils ont tous vu le jour et seront successivement renvoyés au monde de l’inexistence.
Ils vont tous se transformer en une poignée de poussière et tomber dans l’oubli. Cependant, la terre continue de tourner avec insouciance dans le ciel sans fin, la nature reprend sa vie sur les restes des morts, le soleil brille, la brise souffle, les fleurs embaument l’air de leur parfum, les oiseaux chantent. Toutes les créatures vivantes sont excitées. Le ciel sourit, la terre nourrit ; l’ange de la mort moissonne la récolte de la vie avec sa vieille faucille…
La mort traite tous les êtres vivants à parts égales et détermine leur sort de manière impartiale. Elle ne reconnaît ni les riches ni les pauvres, ni les petits, ni les très - hauts. Elle met les êtres humains, les plantes et les animaux côte à côte dans leurs tombes sombres. Ce n’est que dans le cimetière que bourreaux et brutes sanguinaires arrêtent d’agir tyranniquement et où les innocents ne sont pas torturés. Dans le cimetière, on n’y a ni oppresseur ni opprimé, jeunes et vieux dorment apaisés. Quel sommeil paisible et agréable ! L’un ne verra jamais le lendemain matin et jamais n’entendra le fracas et le tumulte de la vie. La mort est le meilleur havre, un refuge contre les douleurs, les peines, les souffrances et les cruautés. Avec la mort le feu scintillant de la luxure et de l’inconstance s’éteint. Toutes les guerres, les conflits et les meurtres entre les êtres humains s’achèvent et leur férocité, leurs conflits et leurs autosatisfactions s’effondrent dans la profondeur du sol sombre et froid et le passage étroit de la tombe.
Si la mort n’existait pas, tout le monde la désirerait. Des cris de désespoir se lèveraient vers le ciel. Tout le monde maudirait la nature. Combien cela serait effrayant et douloureux si la vie était sans fin. Lorsque l’épreuve dure et pénible de la vie éteint les lumières envoûtantes de la jeunesse, quand la source de la bonté s’assèche, lorsque le froid, l’obscurité et la laideur nous tombent dessus, c’est la mort qui remédie à la situation. C’est la mort, qui dépose notre stature courbée, nos visages ridés et notre corps affligé dans leurs lieux de repos.
O mort, vous atténuez la tristesse et le chagrin de la vie et vous prenez son lourd fardeau sur vos épaules.Vous mettez fin à la misère de l’errance, des hommes infortunés et malheureux. Vous êtes l’antidote de la douleur et du désespoir. Vous séchez les yeux pleins de larmes. Vous êtes comme une mère compatissante qui embrasse et caresse son enfant et l’endort après un jour de tempête.Vous n’êtes pas comme la vie - amère et féroce.Vous ne poussez pas l’homme vers l’aberration et la dépravation et ne le jetez pas dans les tourbillons horribles. Vous riez de la mesquinerie, la bassesse, l’égoïsme, l’avarice et la cupidité des êtres humains et vous cachez leurs actes indécents. Qui n’a pas bu votre vin empoisonné?
L’homme a créé une image terrifiante de vous. Vous, un ange glorieux, êtes considérée comme le diable enragé. Pourquoi ont-ils peur de vous ? Pourquoi vous trahissent-ils et vous accusent-ils ? Vous êtes une lumière qui brille, mais ils vous prennent pour l’obscurité.Vous êtes l’ange prometteur de la bonté mais ils pleurent bruyamment quand vous arrivez.Vous n’êtes pas la messagère du deuil et des lamentations. Vous êtes un remède pour le cœur triste. Vous ouvrez la porte de l’espoir aux désespérés. Vous distrayez la caravane fatiguée et abattue de la vie et vous les soulagez de la souffrance de leur voyage. Vous êtes digne de louanges. Vous êtes éternelle…
Gand, Belgique 1927.
Adaptation personnelle
Il est des plaies qui, pareilles à la lèpre, rongent l’âme, lentement, dans la solitude. Ce sont là des maux dont on ne peut s’ouvrir à personne. Tout le monde les range au nombre des accidents extraordinaires et si jamais quelqu’un les décrit par la parole ou par la plume, les gens, respectueux des conceptions couramment admises, qu’ils partagent d’ailleurs eux-mêmes, s’efforcent d’accueillir son récit avec un sourire ironique. Parce que l’homme n’a pas encore trouvé de remède à ce fléau. Les seules médecines efficaces sont l’oubli que dispensent le vin et la somnolence artificielle procurée par la drogue ou les stupéfiants. Les effets n’en sont, hélas, que passagers : loin de se calmer définitivement, la souffrance ne tarde pas à s’exaspérer de nouveau.
Pénétrera-t-on un jour le mystère de ces accidents métaphysiques, de ces reflets de l’ombre de l’âme, perceptibles seulement dans l’hébétude qui sépare le sommeil de l’état de veille ?
Pour ma part, je me bornerai à relater une expérience de cet ordre. J’en ai été la victime ; elle m’a tellement bouleversé que jamais je n’en perdrai mémoire. Tant que je vivrai, jusqu’au jour de l’Éternité, jusqu’au moment où je gagnerai ces lieux dont la nature échappe à notre entendement et à nos sens, son signe funeste vouera mon existence au poison. J’ai écrit "poison" je voulais dire, plutôt, que j’ai toujours porté cette cicatrice en moi et qu’à jamais j’en resterai marqué.
Je m’efforcerai d’écrire ce dont je me souviens, ce qui demeure présent à mon esprit de l’enchaînement des circonstances. Peut-être parviendrai-je à tirer une conclusion générale. Non, j’arriverai tout au plus à croire, à me croire moi-même, car ; pour moi, que les autres croient ou ne croient pas, c’est sans importance. Je n’ai qu’une crainte, mourir demain, avant de m’être connu moi-même. En effet, la pratique de la vie m’a révélé le gouffre abyssal qui me sépare des autres : j’ai compris que je dois, autant que possible, me taire et garder pour moi ce que je pense. Si, maintenant, je me suis décidé à écrire, c’est uniquement pour me faire connaître de mon ombre – mon ombre qui se penche sur le mur, et qui semble dévorer les lignes que je trace. C’est pour elle que je veux tenter cette expérience, pour voir si nous pouvons mieux nous connaître l’un l’autre.
Préoccupations futiles, soit, mais qui, plus que n’importe quelle réalité, me tourmentent. Ces hommes qui me ressemblent et qui obéissent en apparence aux mêmes besoins, aux mêmes passions, aux mêmes désirs que moi, ont-ils une autre raison d’être que de me rouler ? Sont-ils autre chose qu’une poignée d’ombres, créées seulement pour se moquer de moi, pour me berner. Tout ce que je ressens, tout ce que je vois et tout ce que j’évalue, n’est-ce pas un songe inconciliable avec la réalité ?
Je n’écris que pour mon ombre projetée par la lampe sur le mur ; il faut que je me fasse comprendre d’elle.
Extrait de La Chouette Aveugle. Éditions José Corti
Bibliographie
Chez José Corti :
La Chouette aveugle, traduit par Roger Lescot, 1953.
Enterré vivan t, traduit par Derayeh Derakhshesh, 1986.
L’Abîme et autres récits, traduit par Derayeh Derakhshesh, 1987.
Les Chants d’Omar Khayam, édition établie par Sadegh Hedayat, traduit par M.F. Farzaneh et Jean Malaplate, 1993.
L’Eau de Jouvence et autres récits, traduit par M.F. et Frédéric Farzaneh, 1996.
Madame Alavieh et autres récits, traduit et préfacé par M.F. Farzaneh, 1997.
Chez d’autres éditeurs
Trois gouttes de sang, traduit par Gilbert Lazard, Phébus, 1988, Press Pocket 1989.La Griffe, suivie de Lâleh, traduit par Gilbert Lazard, Phébus en 1989 dans Caravanes, Novetle 2000.L’Homme qui tua son désir, traduit par Christophe Balaÿ, Gilbert Lazard et Dominique Orpillard, Novetlé, 1996, Phébus 1998.
Hadji Agha, Phébus 1996.