Imre Kertész
Un écrivain entre la fumée et l’ombre
Je vais continuer à vivre ainsi ma vie invivable
Inattenduprix Nobel de littérature en 2002, l’écrivain hongrois Imre Kertészaura été une irruption récente dans les consciences européennes. Deuxmaîtres livres, Être sans destin,
écrit en 1975, publié en 1998, et surtout Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas,ont secoué la littérature qui croyait qu’avec Primo Lévi, Paul Celan,Nelly Sachs tout avait été dit sur l’holocauste et qu’il fallait unecouverture de cendres et de silence désormais. Ce témoin de la dernièreheure ressurgissant comme ces spectres dans le théâtre de Kantor,dérange, intrigue, fait passer à une supercherie de la douleur.Patiemment, amoureusement son éditeur Actes Sud, l’aura défendu, luil’écrivain d’un seul thème : l’holocauste.
Mais Kertész est là, on ne peut plus le bâillonner ni l’ignorer.
Sombrer
mon Dieu !
faites que je sombre
pour l’éternité,
amen.
Un mur sans espérance
Ces lignes ultimes de Kaddish errent en nous, simples, terribles, hallucinantes. Kaddish n’est pas un livre sur la mort d’un enfant, c’est le livre du non, dunon absolu à la possibilité de vivre. Le non d’un juif, le nom du juif.L’enfant ne doit pas naître, pour pouvoir choisir de ne pas être juif.
Le père ne pourra jamais être le père pour que jamais ne puisse arriverà l’enfant ce qu’il lui est arrivé dans l’enfance.
Il refuse le rôle dupère fatal.
Imre Kertészest profondément un écrivain hongrois, un juif hongrois, né à Budapestle 9 novembre1929, parmi une famille juive hongroise de la petitebourgeoisie. Il sera déporté, comme les 450 000 autres juifshongrois ; en 1944 à Auschwitz, puis à Buchenwald. A ce momenttout le monde savait le sort réservé aux juifs par les nazis.
Personnene fit rien pour arrêter ce massacre annoncé, à part le diplomate RaoulWallenberg assassiné par les Soviétiques. Les Alliés étaient enNormandie, Paris était libéré, et eux allaient tous mourir. Cettecommunauté avait jusque- là était épargnée par le jeu trouble desgouvernants fascisants.
Le 19 mars 1944 lesAllemands entrent en Hongrie, au printemps 1944 Eichmann est à Budapestpour organiser le plus violent massacre de cette guerre. En deux moisseulement tout fut accompli. Sachant la guerre perdue, les nazisvoulurent en finir avec les juifs d’Europe, et de mai 1944 jusqu’au 12juillet 1944, plus de dix mille hommes, femmes, enfants, vieillards
ne passèrent même pas par les camps, ils furent directement amenés dansles chambres à gaz.
Eux ne comprenaient pas, les autres prisonnierspleuraient en voyant les enfants dans les bras des mères qui entraient« prendre la douche ». La rampe de Birkenau ne pouvait plustous les contenir, et les Allemands avec leurs auxiliaires polonais etukrainiens mirent les bouchées doubles pour terminer « letravail ».
Au printemps 1944 une épaissefumée noire s’étendait même aux alentours, les juifs hongrois avaientdisparu. Le jeune Kertész a vu tout cela, lui l’insouciant dans lescamps qui faisait rire les autres prisonniers, reçut de pleine facel’indicible. Il devient un mur sans espérance, regardant indifférentles bombardements alliés et la libération des camps, presque mort auxàses yeux.
apprendra l’instinct de survie à tout prix, il fera ce que l’on appellele « musulman », pour aller au-delà de l’horreur et ne pasrejoindre tous ces corps voués au feu et au gaz.
Pour garder en lui,profond une goutte d’énergie pour ne pas crever là comme les autres. Ilse refermera sur lui-même, deviendra un bloc de silence et de peurintérieure. Vivre pour un jour peut-être pouvoir parler, un jourtémoigner. Un de mes amis les plus chers, Abraham Golek, juif polonais,fut aussi déporté à quinze ans à Auschwitz, il survécut de la mêmemanière.
À la libération du camp, avec un pâlesourire, il demanda des cigarettes, puis demanda de toucher lamitraillette de ses libérateurs. Il l’arracha et alla calmement,presque sans haine, abattre une douzaine de ses tortionnaires. Puis ilrendit, toujours avec ce pâle sourire la mitraillette fumante auxsoldats. Ils ne dirent rien, le laissèrent dans son coin.
Puis il futlibre, mais jamais il ne fut libéré intérieurement par son actesacrificiel. Jamais il ne pardonna et il m’inculqua pour toujours la haine deRichard Strauss, de Wagner, de bien d’autres, mais l’amour profond deàde l’abîme, la lumière peut briller.
Kertész sera d’abord ce jeune innocent ne comprenant pas, ne voulantpas comprendre en acceptant des fausses explications pour endormir lesdouleurs à venir. « Et d’ailleurs je n’ai pas remarqué que c’étaient des atrocités.»,dira le jeune homme libéré devant des vieillards juifs sidérés. Puisles tortures, les massacres, l’odeur des corps partant en fumée, lalumière toujours rougeoyante des feux de la mort le tétanisa à jamais. Jepuis affirmer que certaines choses auxquelles j’accordais auparavant unesignification immense, autant dire inconcevable, avaient perdu à mesyeux toute leur importance. Il voudra comme d’autres enfouir enlui les odeurs de mort, la faim, le froid, les pathétiques stratégiesde survie dans les camps. Qui l’aurait cru d’ailleurs ?
L’arméede « coiffeurs » qu’on appelait aux douches pour récupérerles cheveux, les autres petits métiers de la rentabilisation des dents,de la peau, comment envisager ce parfait et rigoureux commerce de lamort industrielle dans laquelle participaient toutes les grandesentreprises allemandes ? Cela ne se pouvait au pays de Goethe, deHölderlin, si civilisé que l’on jouait du Bruckner ou du Liszt pour lesexécutions. Quel beau peuple de musiciens !
Kertész a donc gravé dans l’écorce de sa chair tous les cauchemarsréels, la logique de destruction industrielle de l’universconcentrationnaire, et le ravalement des hommes au rang d’objets. Luirestera un homme, et acceptera de revivre dans un monde qui a faitAuschwitz, contrairement à son personnage de «Kaddish ».sera libéré de Buchenwald en 1945, avec une petite cohorte de fantômessurvivants, et sera le seul rescapé de sa famille. Ils faisaient peurau regard de ce monde qui préférait s’étourdir d’oubli, et évacuer saculpabilité dans la consommation de la vie jusqu’à l’indigestion. Onne voulait pas les entendre, ni les voir, leur reprochant leursurvivance hagarde. Sa parole déjà peu audible le deviendra encore plus
Sa vie à Budapest, ville honnie désormais, sera une vie d’expédients.
Une vie vécue dans le bonheur est une vie vécue dans le silence.Imre Kertész n’aura affronté ni le bonheur ni pourtant la parole, clouéà la solitude et au silence. Il cherchait en écrivant la souffrance laplus aiguë possible. Sa plume est une pelle avec laquelle il creuse satombe dans les nuages.
Vivre, survivre pas à pas
Après la guerre pour simplement pouvoir manger il sera journaliste à Vilàgossàg,journal devenant une feuille à la solde du communisme. L’antisémitismevirulent de Staline fait des émules dans tous les partis frères etKertész est licencié en 1951. Il gagnera sa pauvre pitance en faisantdes traductions. Puis il écrira des pièces de théâtre et des romansqui sont autant d’oraisons funèbres.
Longtempssous la camisole de la censure communiste il restera ignoré, bafoué,mis au ban de sa patrie. En 1956 à la révolution hongroise le pays est devenu subjectif pour un seul et bref instant, mais les tanks soviétiques ont vite rétabli l’objectivité,comme le dit avec ses mots coupants Kertész. Il reste à Budapest pourcontinuer à parler sa langue. La chute du mur de Berlin sera la chutede bien des censeurs.
Puis ses mots sont venus à nous par-dessus sonécriture privée.
L’originalitéde Kertész est de ne vouloir ni comprendre, ni expliquer, nitémoigner.
Il veut rendre incarnée l’odeur affreuse de corps quel’on brûle, la vie et les rites dans les camps. Nous dire «cela fut», etnon théoriser sur le mal. Pour descendre ainsi dans l’horreur duquotidien, des gibets, des barbelés, il lui aura fallu devenir sondouble astral, se dématérialiser de lui-même, s’en éloigner pour enparler comme d’une planète provisoire. Sa mémoire lui faisait revivre àtâtons chaque encoignure de la douleur.
ne parle pas du destin d’un peuple avec des accents prophétiques, non,seulement de celui d’un individu avec son destin fragile à lui, et quiveut vivre, vivre, rien que vivre. Il est l’écrivain de« l’absence de destin ». Celui qui soupèse les avantages etles inconvénients de la vie et de la mort et hésite à se prononcer. Sonroman Être sans destin récit d’au-delà de la nuit de sonannée entre Auschwitz et Buchenwald, la prairie aux hêtres, estviolemment rejeté par les éditeurs hongrois. Après le désastre un autremur s’élève, l’indifférence et le refus.
Mais le refus, Kertész leconnaissait, le refus de se laisser aller à la mort par exemple. Aussi,obstinément, il écrira pour lui.
D’abord le jeune homme inconscient :
J’aifait à pied la route de l’école jusqu’au magasin. L’air était pur, ilfaisait doux, compte tenu du fait qu’on n’était qu’au début du printemps.Je me serais même déboutonné, mais j’ai changé d’avis : comme jemarchais dans la brise, un pan de mon manteau pouvait se rabattre surmon étoile jaune.
Puis celui pris dans les replis de la mort qui se contente de flotter sur quelques bribes de vie :
Jen’avais jamais été assez prévoyant pour me renseigner sur leshabitudes, les méthodes du camp, bref sur la façon dont ils lefaisaient ici : au gaz comme à Auschwitz, ou peut-être à l’aided’un produit pharmaceutique, éventuellement avec une balle, maispeut-être autrement, par l’un des mille et autres moyens pour lesquelsmes connaissances étaient insuffisantes, je ne le savais tout simplementpas. En tout cas, j’espérais que ce ne serait pas douloureux et c’estpeut-être bizarre, mais cet espoir m’emplissait, tout aussi réel queces espoirs véritables, pour ainsi dire, avec lesquels on fonde l’avenir.
Puis il sera le survivant entre étonnement apitoyé et indifférence, ne pouvant plus se faire comprendre :
Alorsl’autre vieillard a fait un mouvement, se penchant sur moi sur sachaise. La chauve-souris s’est de nouveau élevée et s’est posée sur mongenou au lieu du bras. Avant tout, dit-il, tu dois oublier cesatrocités. Je demande : Pourquoi ?, de plus en plus surpris.Pour que, répond-il, tu puisses vivre, et vivre libre. Mais avec un telfardeau, on ne peut commencer une nouvelle vie.
Imre a vécu, a essayé de survivre, il a avancé pas à pas. Pas à pascomme avançait la colonne des trois mille condamnés par jour attendantsi cela serait tout de suite le gaz, ou encore une chance.
Quelquessecondes d’examen et tout le monde avance pas à pas. On te demande unnom, tu réponds par un chiffre.
Il ne regarde plus ni en avant ni en arrière :
Qu’aurions-nouspu faire ? Rien naturellement, ou bien n’importe quoi ce quiaurait été aussi insensé que le fait que nous n’avons rien fait, denouveau et toujours naturellement. Il s’agissait de faire des pas, rienque des pas. La mort n’est qu’un pas, puis un autre jusqu’au dernier.
ces exemples de la prose de Kertész l’on comprend que son écriture nes’évade pas, elle refuse toute poésie ou image, elle est enferméeattendant que son tour arrive, pas à pas. Ses phrases sont laconiques,constat de l’horreur en marche mais aussi des massifs de fleurs dansles camps, du soleil éblouissant qui l’accueille à Auschwitz. Il neparle pas de l’enfer qu’il ne peut comprendre, simplement del’ordinaire des jours dans un camp de la mort. Inclus autant dans deuxmondes totalitaires, la précision d’horloger de la mort des nazis, lafarce noire et bouffonne du stalinisme, Imre Kertész s’en sort par lasouffrance évidemment, mais par une lucidité froide et accablante, parune ironie désespérée. De barreaux en barreaux il sera l’oiseau dudestin.
Il est debout contre toutes ces forcesobscures toujours à l’affût. Aussi on n’ose parler de romans pour sonœuvre. C’est le récit d’un autre que lui qui est aussi lui. Il s’estdédoublé et contemple indifférent la reconnaissance actuelle. Il est unautre, mais cet autre n’aura pas suivi l’unique inspiration des sirènes du suicide spirituel, intellectuel, et pour finir physique. Lui a connu plus que l’horreur, il a connu la technique de l’horreur.
Cettenaïveté dans l’horreur, sans le moindre sermon, sans aucun bonsentiment, sans philosophie, sans images, est la plus terrible desécritures : celle du constat minutieux, un peu comme les écrits deKafka, mais sans aucun fantasmagorique.
Qu’aurait écrit Kafka avec uneétoile jaune pour identité ?
Le terminus pour 2000 ans de culture européenne
distance absolue que prend Kertész nous transperce plus fort quel’empathie. Il note, il décrit minutieusement. L’écriture de Kertészest simplement effrayante. La mort n’est pas un immense drame, mais unesimple question de file d’attente : file de droite, file degauche, file de mort, et le premier et le dernier ne compte pas, on estau milieu.
Être sans destin, dépossédé de son destin, il aura tout simplement résisté dans ce musée qui s’appelle toujours l’Europe, lui le juif traducteur de Nietzsche, lui l’observateur existentiel du mal.
Il ne croit pas que l’holocauste soit ledénouement du conflit inextricable entre Allemands et Juifs, ni lechapitre supplémentaire du martyre des juifs succédant logiquement auxautres, ni un pogrome d’une ampleur plus importante que les autres, nid’un déraillement de l’histoire, ni des conditions de la fondation d’unétat juif. Il dit ces mots de terreur absolue : Dansl’holocauste, j’ai découvert la condition humaine, le terminus d’unegrande aventure où les Européens sont arrivés au bout de deux mille ans. Et ainsi on retourne la nature humaine contre la nature humaine.
le crois aussi profondément. Et le scandale absolu d’Auschwitz nepouvait avoir lieu qu’au cœur de la culture chrétienne. Auschwitz a eulieu, nous ne serons plus jamais les mêmes ni la culture, ni l’art
Il écritaussi dans une des langues de ses assassins, le hongrois, il estailleurs, inconsolable et lucide. Il écrit pour lui-même, et parricochet pour nous tous.
En 1955, par un beaumatin de printemps j’ai compris d’un coup qu’il n’existait qu’une seuleréalité, et que cette réalité c’était moi, ma vie, ce cadeau fragile etd’une durée incertaine. Que des puissances étrangères et inconnuess’étaient appropriées, avaient nationalisées, déterminées et scellées, etj’ai su que je devais la reprendre à ce monstrueux Moloch que l’onappelle l’Histoire, car elle n’appartenait qu’à moi, et je devais endisposer en tant que telle.
Comme pour quelques autres il saitqu’être juif est redevenu un devoir moral, surtout si l’on croit queDieu a brûlé à Auschwitz.
moment de recevoir son prix Nobel, le conservateur de Buchenwald luienvoie un document mentionnant la mort du détenu numéro 64621, ImreKertész, né en 1927, juif, ouvrier. Certains détails semblent faux, ladate de naissance, la profession, la mort sans doute aussi. Et Kertészajoute je suis donc mort une fois pour continuer à vivre et c’estpeut-être là ma véritable histoire, puisqu’ainsi je dédie la mort decet enfant aux millions de morts et à tous ceux qui se souviennent deces morts.
Nous nous souvenons. Nous lisons Kertész.
Une conversation à Toulouse avec Imre Kertész
Imre Kertész et la Hongrie
habite à la fois à Berlin où il a acheté une maison et où il écrit etrespire librement. Mais la terre hongroise reste indélébilement chère àson cœur et il continue à louer une maison à Buda, pour retrouver lesodeurs, la cuisine, l’atmosphère hongroise. Profonde est sa nostalgieet son attachement envers ce pays malgré la honte communiste qui s’estabattue dès 1945 sur ce pays. La vieille Hongrie le fascine par seschants, ses costumes, sa joie de vivre. Il a encore sur la langue lesplats traditionnels hongrois et la vue de la promenade du pont quirelie Buda à Pest au soleil levant ou couchant.explique la très tardive mais définitive déportation de près de 500 000juifs, par le fait que sous le régime fascisant de l’amiral Hörty, iln’avait pas été question de s’attaquer à la population juive.l’entrée des nazis à la même époque que la libération de Paris en 1944,a surpris et piégé les juifs qui se croyaient alors à l’abri sachantla défaite nazie proche.
Ils avaient oublié que l’extermination finale des juifs comptait plus que tout pour les Eichmann et consorts.
Ensuitele communisme, avec son antisémitisme propre souvent importé de Russie,et l’antisémitisme catholique surtout développé dans les milieux ruraux,ont fait le reste, comme le rejet des Tziganes, citoyens encore de secondezone actuellement.
Il s’est senti rejeté, exilé, interdit non passeulement de publication, mais de lecteurs, car un profond silence atoujours accompagné ses livres, aucune critique ne les a jamaismentionné.
Il est resté étouffé par la censure du mépris et du silence.
Il parle avec émotion de la Transylvanie qui a maintenu intactes lestraditions vivantes, alors que la Hongrie libérale les oublie et donneà entendre dans les cabarets de touristes de fausse musique tzigane.lui Bêla Bartok est une immense personne humaine autant qu’un grandcompositeur. Le château de Barbe bleue qui symbolise l’intime absoluqu’il ne faut laisser à quiconque le droit de franchir le poursuit. Iln’en pense pas autant de Zoltan Kodaly, coupable de bien des trahisons:
« Vous voyez qu’on peut-être un grand pédagogue et un piètreindividu. »
Il préfère évoquer Mahler, ancien directeur de l’opérade Budapest, dont la neuvième symphonie est une des rares musiquesqu’il sifflote.
Le judaïsme d’Imre Kertész
Imre Kertész n’est absolument pas croyant ni sioniste, il est et se proclame juif européen et universel. Dieu s’est révélé à moi sous la forme d’Auschwitz.
Mais si les valeurs européennes ont été assassinées à jamais au traversde l’holocauste, il pense que la fameuse sentence de Théodore Adornodisant qu’après Auschwitz plus rien ne pouvait être écrit ni composéest une belle imbécillité, car seul le témoignage, la revisitation de laplus grande abomination européenne ne doit absolument pas s’oublieraprès la disparition des derniers témoins.
Seule l’œuvre d’art pourraconserver à jamais cette blessure universelle. L’écriture devient lesacré de la souffrance.
Pour cela il vénère Paul Celan, Nelly Sachs, Rose Ausländer.
Il cite Nietzsche : Dieu est mort ! Il ajoute l’Europe est morte, il ne reste que le dialogue entre nous, ou avec soi-même. Je ne peux pas croire en l’au-delà, alors que je ne peux même pas croire en ce bas monde.
Pour comprendre Imre, il faut connaître ce texte de Paul Celan, Todesfugue, qui parcourt toute son œuvre en citations.
Fugue de mort
Lait noir du petit matin nous le buvons au soir
Nous le buvons au midi et au matin nous le buvons à la nuit
Nous buvons et buvons
À la pelle nous creusons une tombe dans les airs là on gît non serré
Un homme habite dans la maison celui-ci joue avec les serpents celui-ci écrit
Celui-ci écrit quand vers l’Allemagne le noir tombe tes cheveux d’or Margarete
Il écrit cela et marche au-dehors et les étoiles fulgurent
Il siffle ses molosses
Il siffle pour faire sortir ses juifs les laissant à la pelle creuser une tombe dans la terre
Il nous commande jouez jusqu’à la danse
Lait noir du petit matin nous te buvons à la nuit
Nous te buvons au matin au midi nous te buvons au soir
Et buvons et buvons
Un homme habite dans la maison celui-ci joue avec les serpents celui-ci écrit
Celui-ci écrit quand vers l’Allemagne le noir tombe tes cheveux d’or Margarete
Tes cheveux de cendre Sulamit à la pelle nous creusons une tombe dans les airs là on gît non serré
Il crie enfoncez vos pelles plus profond dans la croûte de la terre vous autres chantez et jouez
Il se saisit du fer à sa ceinture il l’agite ses yeux sont bleus
Vous là enfoncez plus les bêches vous autres jouez encore jusqu’à la danse
Lait noir du petit matin nous te buvons à la nuit
Nous te buvons au midi et au matin nous te buvons au soir
Nous buvons et buvons
Un homme habite la maison tes cheveux d’or Margarete
tes cheveux de cendre Sulamit il joue avec les serpents
il crie jouez plus douce la mort la mort est un maître venu d’Allemagne
il crie plus sombres les violons et alors vous monterez en fumée dans l’air
alors vous aurez une tombe dans les nuages où l’on gît non serré
Lait noir du petit matin nous te buvons à la nuit
Nous te buvons au midi la mort est un maître venu d’Allemagne
Nous te buvons au soir et au matin nous buvons et buvons
Il t’atteint avec une balle de plomb il ne te rate pas
Un homme habite la maison tes cheveux d’or Margarete
Il jette ses molosses contre nous il nous offre une tombe dans l’air
Il joue avec les serpents et rêve la mort est un maître venu d’Allemagne
Tes cheveux d’or Margarete
Tes cheveux de cendre Sulamit
(Traduction Gil Pressnitzer)
le camp de Buchenwald, il parle de l’arbre de la liberté, un chêne,planté si près du camp qu’il devait voir les exécutions. Les arbres lehantent encore, bouleaux, hêtres. Il dit que nous ne pouvons pas, nousn’avons pas les moyens d’oublier et qu’Auschwitz ne peut pass’expliquer mais que jamais on ne doit le passer sous silence, car celaserait réaliser un deuxième holocauste par l’oubli.
Son meilleur ami s’appelle Aharon Appelfeld avec qui il communique régulièrement, tout en me disant Er ist en bishen zu from (il est quand même un peu trop religieux).
Il fait partie de juifsuniversels qui ne veulent se laisser ni enfermer ni guider par une’il existe, est mort à Auschwitz), ni par un drapeau.est un homme libre et toujours confiant dans les forces de la vie et dela survie. Il ne veut ou ne peut pas parler yiddish, mais hongrois etallemand.
Il est simplement non pas un vrai juif mais mais un juif des villes, de Budapest, un juif quelconque, un juif immense.
Les sources littéraires d’Imre Kertész
Imre admire Kafka (La lettre au père l’a marqué), il se demande d’ailleurs ce que serait devenu son œuvre si elle avait été écrite en tchèque et non en allemand.
Pour lui ces zones d’oasis de langue allemande aussibien en Tchèquie, qu’en Roumanie (Czernowitz) ou ailleurs (Hongrie,Galicie,…), sont le tremplin vers l’universalisme. L’empireaustro-hongrois aura permis pour lui l’éclosion de Joseph Roth, qu’ilaime citer, de Mahler qu’il admire, de Zweig, Freud, Musil, de Rilke àPrague…
Il répond qu’il n’aurait jamais pu écrireson œuvre en allemand qu’il possède parfaitement, seul le hongroispouvait traduire les mouvements de son âme dans les moindres recoins.Imre Kertész croit profondément au pouvoir révélateur et décapant del’humour, d’ailleurs il veut que l’on rie à la représentation de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas.Kafka et Samuel Beckett lui ont appris que le rire permet d’avancervers la vérité, mieux que les pleurs. Quand il parlait avec un comédien, qui à Toulouse joua merveilleusement son texte, illouait son interprétation, lui qui ne parle pas un mot de français, lesétaient justes et profonds.
La lassitude d’un vieil homme
de ce repas, Imre Kertész, accompagné de sa virevoltante épouse auxyeux bleus, se disait fatigué et voulait clore les discussionslittéraires pour parler des mérites comparés du vin hongrois et du vinde Bordeaux qu’il affectionne.
Mais son humour, samalice ont pris le pas sur sa fatigue : il réclamait des blaguesjuives, des recettes de cuisine, de la vie en somme. La mairie deToulouse après l’avoir reçu, lui a offert un beau livre sur Nougaro.regardait cela avec humour, car il ne connaissait qu’Yves Montand etles chansons françaises des années trente. Puis il a laissé ce pavé àsa traductrice, signifiant que la gloire et le paraître nel’intéressaient pas beaucoup.
Seule la joie de découvrir des villes, et safidélité aux éditions Actes Sud qui l’ont toujours soutenu, faisaientqu’il voyageait encore. Il aimerait que ses premiers livres comme RomanPolicier, soient enfin édités en France (ce qui vient d’être fait pourcelui-ci). Il ne se considère que comme un sous-locataire d’une portiondu futur. Homme simple, humble, pétillant, il sait qu’il a su parler del’indicible.
Le voir s’éloignait, presque enclaudiquant dans la nuit toulousaine, après vous avoir embrassé, était poignant et sublime à la fois.
En lui passe le souffle de l’esprit.
La mémoire plus que d’un juif, la mémoire de l’Europe.
Gil Pressnitzer
Bibliographie en français
Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, 1995
Être sans destin, 1997
Un autre, 1999
Le refus, 2001
La liquidation, 2005
Roman policier, 2006
Le chercheur de traces, 2003
Le drapeau anglais, et autres nouvelles, 2005
Dossier K., 2006