René Gouzenne
Lettre à Aragon
Le Marathon des mots aura eu la noble et belle idée de rendre hommage à René Gouzenne dans son édition 2007. Nous le savions gravement malade depuis plus d’un an, et ses séjours à l’hôpital nous alarmaient chaque fois un peu plus. Cette étrange sensation de voir s’éloigner ainsi un être de combat, sans que nous puissions le retenir sur la rive, nous minaient nous aussi.
Fier dans sa douleur, il pensait avant toutes choses au devenir de la Cave Poésie, sa créature, sa maîtresse de puis plus de quarante ans, son ancrage terrestre.
Mais en fait ce qui l’aura retenu et fait se raccrocher encore un peu à notre monde auront été les mots. Les mots à défendre, les mots à dire. Les mots comme étendard. Aussi ces lectures à la Cave Po auront été sa dernière transfusion de joie. Dans son fauteuil le plus souvent, il écoutait passionnément, n’hésitant pas à reprendre tel comédien avec une profonde pertinence et humanité. Yeux brillants, âme aux aguets, il prenait encore une fois toute la rosée des mots afin de s’abreuver pour son long voyage.
Gauthier Morax lui avait demandé d’écrire un texte pour un petit fascicule, « 27 exercices d’admiration ». René Gouzenne, en vieux militant fidèle, fit part tout naturellement de son amour pour Louis Aragon. En lui retentissait encore la houle de ses combats, de sa vie vouée à l’éducation populaire, et comme un poing levé, il célébra encore une fois « l’étoile rouge ». C’était le 16 Juin dernier 2007, dans la cour de l’Hôtel d’Assézat et aussi à la Cave-Poésie.
Ce texte sur Louis Aragon le voici:
Lettre à Aragon
Cher Louis,
Lundi de Pâques. Des ennuis de santé me tiennent cloué sur mon canapé. Il fait très très beau. Les amis ont rejoint la mer ou la montagne. La ville s’est vidée d’un coup. Déjà hier, dimanche, ces grandes avenues, ces grandes places désertes m’ont fait tout à coup penser à Giorgio Di Chirico, ses villes vides, étranges, ses places bordées d’arcades romaines ou florentines, où la seule présence est celle, mystérieuse d’une silhouette, homme ou statue, à contre-jour.
Garonne clapote au pied de mon immeuble, on perçoit sur l’eau les coups de pelle des avirons, on entend aussi des éclats de rire puis un chant d’enfant qui, brusquement, se tait. Voilà qui me renvoie à Philippe Jaccottet, à ce poème de quinze lignes seulement :
« Qui chante là quand toute voix se tait ? Qui chante avec cette voix pure un si beau chant ? Serait-ce hors de la ville, à Robinson ? Ou est-ce là tout près, quelqu’un qui ne se doutait pas qu’on l’écoutât ? Ne soyons pas impatients de le savoir puisque le jour n’est pas autrement précédé par l’invisible oiseau. Mais faisons seulement silence. Une voix monte, et comme un vent de mars, aux bois vieillis, porte leur force, elle nous vient souriant devant la vie. Qui chantait là ? Nul ne le sait. Mais seul peut entendre, le cœur qui ne cherche la possession ni la victoire. »
Dans ce long après-midi de rumeurs, chez moi, autour de moi, tout devient quelque peu singulier. L’esprit est ailleurs, il flotte désœuvré, bienheureux, satisfait de son indécision, de son incapacité à se fixer, pris dans un niverna dont je ne saurais préciser l’essence.
Ce flottement me ramène au seul souvenir de mes lectures : à ma trilogie préférée, Aragon, Brecht, Beckett.
Aujourd’hui, Louis, c’est à vous que je veux témoigner de ma reconnaissance pour m’avoir aidé, nous avoir aidés à traverser ce XXéme sièc1e si surprenant, si barbare par ses carnages guerriers, mais si éblouissant dans ses périodes de paix, par ses remises en cause, par ses grands mouvements révolutionnaires, sociaux, artistiques en littérature, en peinture, en musique, en danse, tout ce foisonnement au regard duquel ce XXIéme sièc1e qui s’annonce me paraît en ses débuts une bien triste affaire jusqu’ici, avec le scandale d’énormes profits pour certains, la scandaleuse pauvreté, insoutenable, pour d’autres.
Dans mes moments de doute, je pense à vous, Louis, non pas que votre vie ait été béatement et benoîtement linéaire, d’un trait de certitudes inébranlables, mais bien au contraire parce qu’elle est une somme de contradictions, d’évolutions, de riches rencontres, d’éruptions, de créations, d’engagements, de luttes, d’amours., de rejets, d’indignations virulentes et généreuses.
Je sais que vous avez douté. En témoignent certains poèmes et aussi les dernières lignes de La Valse des adieux, votre dernier éditorial dans ce dernier numéro des Lettres Françaises, dont vous étiez le directeur, admirable hebdomadaire littéraire qui nous a réjouis le cœur par son combat, par sa luminosité, son humanité, sa générosité, la pénétration de ses analyses. Les Lettres Françaises sombrent par suite, entre autres semble-t-il, de difficultés de diffusion dans les pays de l’Est sous occupation soviétique, le journal étant même interdit pour finir en URSS : votre défense des auteurs dissidents soviétiques y était-elle pour quelque chose ? Peut-être car vous n’étiez pas homme à vous aligner si l’on vous eût crié « fixe ! » Et d’ailleurs, qui pourrait penser vous soumettre... ?
De cette fin de journal, de ce crève-cœur, vous ne dites pas un mot, préférant nous confier cette rencontre, baroque et merveilleuse, dans cette nuit de Noël, avec un camionneur, un type qui ne vous connaissait en rien, et qui vous embarque des anciennes Halles de Paris jusqu’aux Halles de Rungis. Cette même nuit, alors que vous reveniez à pied vers Paris, pure folie, le camionneur vous rattrape, vous laisse à St Cloud chez les De Noailles, où vous trouvez asile et réconfort. Et là, dans votre fauteuil, un plaid sur les genoux, vous revenez alors de tout, de votre vie, et de vous-même, vous nous dites seulement pour finir, et cela seulement dit tout : « J’ai appris, quand j’ai mal, à ne pas crier. » Et plus loin : « Il est des défaites qui grandissent plus que des victoires »
Ces doutes, cette dignité, après tant d’éblouissants combats vous grandissent et nous rassurent, nous, les vaincus, parmi lesquels vous vous comptez. Nous avons posé un instant notre besace à la croisée de nos chemins respectifs, les nôtres étant pour sûr bien moins glorieux ; mais il ne s’agit pas là de comparaisons qualitatives. Dans cet abandon d’un instant, nous avons vu le signe fraternel, nous, les déçus par défaut d’identité entre ce que nous avions rêvé et ce qui fut réalisé. Car nous sommes de ceux qui y crurent, qui y croient encore, en partie, malgré les applications désastreuses, odieuses, inacceptables de tel ou tel régime.
Ce que nous avons vu dans vos doutes, ce ne fut jamais la déliquescence d’un profond désarroi mais bien au contraire une vacillante lueur d’espoir, malgré tout. Car, de ces secrètes mesures et retours en soi, nous en avons témoignages dans nos cœurs et dans vos écrits, dans cette succession d’indignations chauffées à blanc, d’invectives détonantes, de cris de courage d’un écorché vif ; il fallait du courage pour oser écrire à Jean Paulhan, directeur de la NR.F. :
«... Vous êtes trop con à la fin, je ne peux me contenter de vous le laisser dire. Je vous emmerde définitivement. Dépêche-toi pour les témoins, je prends la fuite demain » Ou encore, votre billet de rupture à Gaston Gallimard, directeur des éditions Gallimard après une fâcherie à propos d’André Breton, votre grand ami, critiqué et menacé d’un duel :’...Je pars. Il vous appartient de ne pas me revoir ! » Avant, entre, pendant ces diatribes de visionnaire, quelle vie que la vôtre ! Vous êtes de tous les combats, infirmier enseveli trois fois sous les bombes, et, après les barbaries de la guerre, vous êtes encore là, de tous les combats des plus modestes aux plus incandescents. Vous êtes dans le sadisme, dans le surréalisme, et enfin voulant rejoindre les luttes populaires vous rentrez au P. C, au Comité Central. Nombre de grands intellectuels, écrivains, poètes, peintres, compositeurs, chorégraphes feront, avec vous, un bout de chemin dans ces luttes devenues historiques.
Est-ce un de ces jours-là qu’Elsa la magnifique vous aperçut à un balcon, invectivant la police ? Ou plus tard ? E à la Closerie des lilas où l’extrême droite voulut pendre Philippe Soupault au lustre de la brasserie ? Était-ce donc dans une de ces fameuses luttes ouvrières ? Je ne sais.
Ce qui est certain c’est que vous ne pouviez rester neutre. La neutralité vous est insupportable. Je vous cite : « C’est un procédé trop simple quand, par une convulsion que nous n’avions pas prévue, il se fait entre les êtres d’une société le clivage du juste et de l’injuste, de décréter qu’on est de ce parti, ou de celui-là, ou mieux d’aucun parti, afin de poser d’emblée, par un ralliement ou le refus absolu de partager le passé de ceux-ci ou de ceux-là, le principe douteux de notre innocence. » (Théâtre Roman, p. 301)
Votre engagement (un mot que vous détestiez, vous disiez : « En quoi ai-je été engagé ? Comme domestique? »), votre engagement vous a valu estime et amour des uns et haine des autres. Vous êtes toujours estimé et haï mais d’une haine hideuse, violente par ceux qui parfois n’ont pas lu une seule ligne de vous.
Étonnamment haï plus que vos frères de combat Neruda au Chili, Brecht en Allemagne, surprenant privilège, si l’on peut dire.
Cette vie, vous en avez été de toutes les luxuriances, de tous les grands débats, de toutes les plus superbes rencontres, vous avez connu les esprits les plus vivants de l’époque, les femmes les mieux disantes, les plus passionnantes, les plus intelligentes, les plus surprenantes, les plus vertigineuses. Je n’en veux pour preuve que cette photo de Nancy, la femme aux bracelets, immortalisée par Man Ray, Nancy des paquebots Cunard, Nancy que vous avez aimée, Nancy et votre brouille à Venise, Nancy qui, impavide, vous regarda brûler à Madrid 1300 pages d’un manuscrit La Défense de l’infini dont il ne nous reste plus que quelques pages et dont vous avez dit plus tard que ce que vous avez écrit avant ou après n’était rien au regard de ce tas de pages calcinées, de cette œuvre que vous considérez comme tout à fait centrale.
Les femmes... J’avance à pas feutrés dans cette intimité, sur laquelle je n’ai aucun droit de regard. Tant pis ! Je m’y risque, un instant, en lisière... Est-ce Elsa, la belle-sœur de Maïakovski, qui un soir de détresses englouties, dans les soubresauts crépusculaires du surréalisme, sut prendre votre main et vous sauver du suicide ? Vous arracher ce revolver déjà pressé contre votre tempe ? Je ne sais et au fond ne désire plus tellement le savoir, laissant ces mystères aux cheminements de l’histoire. Elsa, la grande initiatrice de votre seconde vie ? Êtes-vous, aux dires de vos ennemis, le Grand Fabulateur de cet immense amour ? Pour ma part, je ne le crois pas, pas un instant. S’il en était autrement comment pourriez-vous écrire ces pages d’une telle puissance amoureuse, d’une telle pudeur, d’une telle folie amoureuse ?
Passons, je ne suis pas là pour réécrire votre vie mais pour vous remercier à tous les deux de votre courage, de vos exemplaires combats, les plus incandescents, les plus fracassants, les plus obscurs, les plus discrets.
Merci encore, Louis, merci d’être encore là et de nous avoir aidé à vivre.
Le soir tombe, j’ouvre au hasard le Théâtre Roman, mon livre préféré, et je tombe sur ces lignes, singulières retrouvailles qui ont, pour ce soir, force de conclusion, en somme :
« Cette lettre tout entière, qui semble ici prendre place de chapitre, et qu’on lira, si jamais l’on me lit, sans aucun doute à contresens, car elle ne s’adresse pas au lecteur, elle est ma seule affaire, cette lettre tout entière est un abus volontaire, un discours dans le désert dont peu importe qu’il ait avec lui-même conséquence, et que vous servirait, sur les cailloux ramassés, d’essuyer la salive de Démosthène, cette trace du baiser d’un bègue ? Quand ce qui importe, dans ce lieu d’immense sécheresse, ce n’est que le bruit d’une mer imaginaire, appelée ordinairement langage, dont je veux au moins encore une fois pour moi-même avoir l’incompréhensible ivresse, avant que l’orage intérieur que je porte en secret n’éclate à nouveau, ne m’enlève la maîtrise du délire et, à la nuit que je me plaisais à faire, substitue le règne d’autres ténèbres dont question même ne pourra plus être de maîtriser le déroulement... Qu’elles soient ténèbres des sables ou de la mer ourlée d’écume, pays de sécheresse ou de l’immensité des eaux » (Louis Aragon, Lettre à soi-même, Théâtre Roman)
Bonsoir Louis,
À demain.
René Gouzenne