Thierry Metz
Le journal d’un suicidé
Je t’écris d’un ailleurs où il n’y a pas d’ailleurs. Vie reste vie Mort reste mort
la voix ici ne se retourne pas, ne revient qu’avec des silences. Ou avec le pire
(Lettres à la bien aimée)
L’homme qui s’est penché, est finalement tombé. L’homme qui jouait son absence a vu le piège se refermer sur lui et d ’avoir tant invoqué la mort libératrice, il ne pouvait pas sans déchoir la repousser. Il l’a fait venir en douce, par la porte du fond, elle savait seule le chemin pour retrouver les traces de son fils Vincent tué presque dix ans plus tôt. En ce soir du 16 d’avril 1997, au centre psychiatrique de Cadillac (Bordeaux), où il s’était réfugié l’année d’avant.
Les visions étaient trop cruelles, les cauchemars trop oppressants et Vincent était à portée de main, juste derrière la porte de la vie. Il suffisait de la franchir pour enfin le retrouver.
Ses mains de maçon auront vu s’édifier les murs du malheur, son deuxième fils Vincent tué par une voiture le 20 mai 1988 « dans ses huit ans », ses parents partis, et l’alcool qui l’immerge et le noie. Il aura fait les cent pas dans les greniers à chagrin, et les vitres immenses entre le dehors et le dedans où l’on se cogne jusqu’au sang.
Les mots de l’urgence
Je dois tuer quelqu’un en moi, même si je ne sais pas trop comment m’y prendre.
Ces lettres qui seront des squelettes de livres, griffonnées le soir après les journées de sueur, des journées d’atelier, l’espace inquiétant de la chambre anonyme avec l’horreur en papier-peint. Textes arrachés à la fatigue et aux corbeaux, les textes de Thierry Metz sont des cahiers d’urgence, des copeaux de panique.
Seul contre son âme un homme ne pèse pas lourd.
Son crayon crisse dans la chambrée à cinq, couvert par les ronflements des copains. S’allume ainsi jour avec jour dans un petit cahier pour la bien-aimée, pour les hommes qui liront sans doute par-dessus l’épaule. Ses mains de maçon ont étreint la glaise du verbe, l’ont réduite à quelques durs cailloux. Tout dans l’urgence avec cette mine de crayon qui ne peut suivre, l’urgence de dire, de laisser des mots comme des graffitis aux murs d’une prison, sur les murs fuyants des villes.
Dire, ne pas faire de littérature, dire comme un manœuvre, comme un gars de la sueur, de celui qui a de la terre dans la voix, et du plâtre dans le cœur. Pour s’y coucher, s’y ensevelir.
Tu sais que toujours
un parmi nous
s’absente
pour habiter sa clarté
sa langue
poète ou manœuvre
convives d’un mot
illuminé
Alors Thierry Metz s’est absenté. Je l’ai retrouvé un jour dans la voix de Philippe Berthaut qui disait les poèmes de Metz, si peu connu alors, et par quelques livres qu’il me força à lire. Foudroiement et intensité de la découverte de cette voix singulière venant de l’intérieur.
Pas des livres d’ailleurs, des fagots de courtes phrases et des mots précis. Il avait volé la blancheur des mots, leur glaciale transparence. Ses gouttes de sang perfusées sur le papier sonnaient comme des paraboles à la Edmond Jabès.
Le mur est intact.
Le maçon n’est lié qu’à ce qu’il fait.
Et qui tient.
Voilé par la mort.
Que toute présence nous voile.
Comme tous les grands brûlés de l’être il tremblait du mal de terre, et ses fantômes l’amenaient boire et boire encore pour rafraîchir la plaie vive. Ni le dedans ni le dehors ne pouvaient le retenir, ailleurs sans doute où n’existe pas la mort d’enfant.
Jusqu’où t’écrire ? jusqu’au sommeil ? Jusqu’aux tournesols ?
Il ne pouvait que traverser le regard des anges et se tenait debout en nommant le quotidien réel, la porte, la chambre, le papier, la table, la chaise, le livre sous la lampe des après-minuit. « J’ai vécu en maçon dans ma langue » et il s’est tenu à l’outil des mots. Puis la vie a retiré l’échelle.
Je suis dans mes mots. Jusqu’à l’écriture. J’appartiens à ce qui est dit, au chemin.
Alors je peux charger le jour sur mon épaule et monter.
Et partir.
Vers la maison de mes mains.
Une maison des mots bâtie à la chaux
Ses mains de maçon écrivant la nuit, presque à la dérobée dans les tranchées de la vie, sans permission, se tordaient sous la torsion des mots. Pour se réchauffer il faisait brûler des mots, et les jours où l’écriture prenait mal, il avait froid, et toute la pièce aussi. De saisons en saisons, de chantiers en chantiers il cherchait à taguer le sens du monde.
« L’écriture parfois comme un vide, comme un seau qu’il ne faut pas renverser », et ce voyage d’hiver sans la moindre espérance s’éloigne des villages et « des chiens bâtards de l’auto-destruction ». Il s’avance égaré. Seule la voix reste un possible encrier pour repeindre le silence dans des cris. Ainsi il pourra dire « j’entrerai en moi par ce chemin ».
Dans ses poèmes (Terre,...) il ne retrouve pas tout à fait cette totale impudeur de l’authentique du Journal d’un manœuvre. Il n’est plus primitif, il a lu des poètes contemporains, et sans le vouloir il en est corrompu dans son langage qui joue lui aussi au poète contemporain. Il se sera « pris les mains dans ce qu’il disait ». Et sa tentation du mystique (Dialogues avec Suso, images christiques nombreuses...) ne le sauvera pas du vide. « Autant se défaire/de chaque mot/que l’âme aura/tourné vers la mort. »
Heureusement il a continué à sortir avec son visage et ses mains bafouées par le travail. Et il marche encore.
Je n’ai plus que mes mains et plus haut mon visage...mais je rêve sous la terre.
Et d’ailleurs il n’est pas mort:
mais je ne dors pas
je cherche le soleil
Gil Pressnitzer
Choix de textes
Si tu le veux, nous habiterons ce petit livre
(qui se voulait une lettre) avec des crayons de
couleur et du papier à dessin, avec des journées
de pluie et de soleil passant le pli d’une main
à l’autre, jusqu’à le faire parvenir au sourcier
ou à l’idiot, à celui dont tout le monde se
moque. Mais qui vit, lui, dans une maison
contraire, peinte et repeinte à la chaux. Où la
mort peut entrer et sortir comme elle veut, avec
qui elle veut.
(lettres à la bien-aimée L’arpenteur © Gallimard )
Une petite voix que nous connaissons bien
nous rend visite le soir. Une voix d’enfant qui
nous raconte ce qui se passe là-bas, comment
sont les gens, ce qu’on y trouve. Lentement il
nous berce, nous accompagne jusqu’au sommeil, nous ferme les yeux...
Non.
Rien de cela.
Qu’une inépuisable, inexorable absence.
Rien qu’une mort.
Et un nom : VINCENT.
(lettres à la bien-aimée L’arpenteur © Gallimard )
Je me lève.
Je dois chercher, continuer.
Je m’accroche aux nuages.
C’est parfois comme si j’avais
perdu la parole
une parole qui me met hors de moi
je retourne dans mes pas
mais il n’y a plus que l’aile
et l’arbre
le lièvre.
Ce n’est plus qu’un courant qui
me passe dans la voix. Je me retourne
pour apercevoir les oiseaux
mais le ciel n’est pas là
c’est le linge
le drap
comme si j’avais suivi une maison
une roue
un autre seau...
(Terre © Opales/pleine page)
Petit pays de paroles, sans encre
un pur village de ronces parmi les
serpents qui se réveillent. Entre le
nuage et la gâchée de chaux.
L’eau
l’huile
de chaque mot
non loin de la mort.
Ici,
peu de jour sans oiseau, sans le
visage retrouvé de chaque homme,
d’entre les platanes, recueilli
connue du sel, au bord du canal.
C’est ainsi.
C’est la table.
3 planches avant la mort.
(Terre © Opales/pleine page)
J’entraîne mes pas.
Dans une demeure que je n’attendais pas,
si frêle
où ma voix
comme une torche
s’éteint.
Ne s’entend plus
que sur un bûcher.
Mais la voix revient, chargée de foin :
Où sommes-nous ?
Quelle heure est-il ?
Il n’est que maintenant. Et c’est le livre. Et je n’ai rien trouvé d’autre. Mais je sème. Tout ce que je suis. Pour qu’il y ait un chemin au croisement de nos voix.
Je me tais.
J’écoute.
Un oiseau s’est posé sur moi.
Quelqu’un dans la haie a
ouvert un livre
malgré les épines
(Terre © Opales/pleine page)
Il n’y a que des pas. Des pas derrière moi.
En reste
Ici, dans l’argile encore fraîche qui m’a lié au chemin.
Mais souvent ce mot va au feu. Très loin dans la chaleur. Dans ma voix il durcit. Alors dans l’achèvement il n’est plus qu’une tuile. Il couvre. Il préserve. Il protège. D’un autre feu.
Plus froid.
Je ne vis qu’en ce que j’ai à écrire. Ou, différé par mon silence : habiter. Là où je ne resterai pas.
Quelques pas hors de moi.
Jusqu’à toucher la haie.
En sortir.
Pour avancer
alors il me faut, comme si je ne voyais pas, toucher ma voix, lui chercher une porte ou de l’herbe. Lui faire dire ce que je cherche. Maintenant. Ainsi ce n’est pas de l’ombre que je recueille mais l’herbe.
Puis le nuage
ou le hêtre.
Avec ça je me fais une corde. Je suis dans mes mots. Jusqu’à l’écriture. J’appartiens à ce qui est dit, au chemin.
Alors je peux charger le jour sur mon épaule et monter.
Et partir.
Vers la maison de mes mains.
(Terre © Opales/pleine page)
Un silence.
Un rien.
Un chat qui s’enroule autour de la main.
Couvert d’oiseaux.
Une plante dans un pot.
Un pichet.
Toute la mort derrière la vitre.
Jour de semaine.
Sans écriture.
Ou seulement de cela. Les champs, d’autres champs. Sans véhicule mais seulement jeté au sol.
(Terre © Opales/pleine page)
La journée c’est le Gange.
L’âme est emportée.
Comme une fleur.
Se jette dans cette lumière.
Et rien d’autre.
Seul reste le champ. Près du bois. Près du verger. Je ne cherche pas à être ailleurs même si souvent, de la main, je touche une herbe plus haute, un mur plus bas.
Ici on me parle.
Ce n’est jamais le même. C’est toujours quelqu’un d’autre.
Nous parlons de table ou de chaise. D’un arrosoir, d’une faux.
Dans nos voix des oiseaux sont libres.
C’est des paroles
C’est le verre de vin.
Un portail.
Un bâton qu ’on laisse aller.
Rien n’est reclus. Sinon le petit tas de cendres qui fermentent dans un seau.
(Terre © Opales/pleine page)
J’écris comme si je résistais
comme un petit serpent mais
ce sera le seul geste
de consolation.
Et que voulait le passant ?
Passer.
S’abriter en lui-même.
Retrouver l’aile.
Mais dans les herbes
que l’on fauchait.
Où n’être que solitaire ? où se retrouver quand tout aura brûlé dans nos paroles ?
(Terre © Opales/pleine page)
CENTRE HOSPITALIER DE CADILLAC EN GIRONDE,
PAVILLON CHARCOT. OCTOBRE 1996
C’est l’alcool. Je suis là pour me
sevrer, redevenir un homme d’eau et
de thé. J’envisage les jours qui viennent
avec tranquillité, de loin, mais attentif.
Je dois tuer quelqu’un en moi, même si
je ne sais pas trop comment m’y prendre.
Toute la question ici est de ne pas perdre
le fil. De le lier, à ce que l’on est, à ce que
je suis, écrivant.
Un homme marche dans les feuilles,
non loin du pavillon. Il se déplace si
lentement, avec tant de précautions
qu’il ne s’aperçoit pas qu’un arbre le
suit.
L’homme qui penche se penche
pour écrire, pour retenir, peut-être,
ce qui était plus penché que lui. Il y
a les bruits que fait quelqu’un dans
mon oreille. Et quelque chose qu’on
a laissé tomber.
L’homme qui penche
Bibliographie
Sur la table inventée (Jacques Brémond, prix Voronca 1989)
Dolmen, La demeure phréatique (Cahiers Froissard, 1989)
Le Journal d’un manœuvre (Gallimard, l’Arpenteur, 1990)
Entre l’eau et la feuille (Arfuyen, 1991)
Lettres à la Bien Aimée (Gallimard, l’Arpenteur, 1995)
Dans les branches (Opales, 1995)
Le drap déplié (L’Arrière-pays, 1995)
De l’un à l’autre (Jacques Brémond, 1996)
L’Homme qui penche (Opales, 1997)
Terre (Opales/Pleine Page, 1997)
Dialogue avec Suso (Opales/ Pleine Page, 1999)
Sur un poème de Paul Celan (Jacques Brémond, 1999)