John Keats

Les rêveries de l’effacement

Ici repose celui dont le nom était écrit dans l’eau (Here lies one whose name was writ in water).

Cette simple épitaphe sur la tombe de John Keats, écrite et voulue par lui, dit tout de son passage « liquide » parmi nous.

Il s’en va flottant dans les fleuves patients du temps, John Keats, basculé dans l’autre rive avant son temps, avant les fruits mûrs même.

Pour lui Shelley, son "ami", son protecteur, qui se noya dix-huit mois après la mort de Keats, et sur qui l’on retrouva un recueil des poèmes de Keats aura écrit:

Paix, Paix

Il n’est pas mort,

Il n’est pas endormi

Il s’est réveillé

De ce rêve qu’est la vie.(Adonaïs)

Ils reposent côte à côte désormais au cimetière protestant de Rome.

Paix donc à John Keats qui avait su dire « La poésie de la terre ne meurt jamais ».

Mais aussi:

Disparaître loin, m’évanouir, me dissoudre et oublier

Ce que toi, ami des feuilles, tu n’as jamais connu,

Le souci, la fièvre, le tourment d’être

Parmi les humains qui s’écoutent gémir. (Ode à un rossignol, traduction Alain Suied)

John Keats fut le poète de l’effacement, l’amoureux de l’obscur. Celui d’une étrange alchimie entre une douce mélancolie et l’attrait de la douce mort. Il fut aussi un poète profondément épris d’éthique et de morale, d’affects romantiques et de visions transcendantes. Le poète d’Endymion et d’Hypérion aura inspiré les sagas éponymes de Dan Simmons.

Il flotte comme l’aérien de la voix d’Alfred Deller sur ses vers ailés.

Comme tout poète lyrique anglais romantique, il aura aimé célébrer la solitude, et la nuit, la nature immuable, le sommeil et le pays d’or à jamais perdu de la Grèce, ses dieux et ses titans ombrageux, ses amants de la Lune et ses légendes.

Pourtant sa voix, longtemps méconnue de son vivant, est unique et singulière, admirée presque à l’égal de Shakespeare. Il reste celui que l’on aime tendrement, tant il semble fragile et évanescent, une sorte de frère cadet en poésie. En France malgré quelques traductions, Paul Gallimard, Yves Bonnefoy et par-dessus tout Alain Suied aux éditions Arfuyen, John Keats reste en marge de nos adorations. La réticence devant les longs poèmes épiques peut se comprendre, mais comment ne pas se fondre dans ses odes, qui n’ont d’égal que peu de poèmes, (Hölderlin, Novalis,...).

John Keats et le sortilège des mots

Il est difficile de percevoir en notre langue, sans le déflorer, son univers vibrant à l’écoute du rouge-gorge et du vent tendre. Les insectes et les rossignols se mêlent aux dieux et aux automnes mélancoliques.

«John Keats ou le sortilège des mots» s’intitulait un dossier de Christian La Cassagnère, et il s’agit bien de sortilèges pour agencer ainsi des mots avec cette fluidité faite des fils d’araignée des rosées du matin.

Ses vers semblent s’évaporer et il nous parle souvent entre rêverie et effacement.

D’une voix douce venant des bords de l’oubli il nous donne à boire une eau de mémoire puisée dans les ruisseaux de l’innocence.

Pour moi sa poésie sent les amandiers en fleurs, la tendre nuit, mais aussi la nuit fraîche de la mort espérée, les planètes inconnues.

Sa recherche éperdue de la beauté semble indolente, évidente, malgré son affirmation péremptoire: «La beauté est la vérité, et la vérité est la beauté». Cet axiome réducteur, il ne se l’appliquera pas à lui-même. Il fera plutôt sienne cette phrase de Valéry « L’amour a la puissance du chant, si vous ne le savez pas, allez le demander au rossignol ».

Keats le savait, il était lui-même rossignol.

John Keats, éternel adolescent, semble ne jamais avoir eu son content d’hirondelles, elles passent encore en lui, entraînant la nappe du ciel avec elles. Sa poésie semble un doux périple entre des chemins bordés de saules et de noisetiers, de fantômes et de visages de femmes enfuies. Des dieux endormis sont les bornes où se glisser.

Elle est gorgée d’images et de désirs, de formules magiques d’un autre temps et de deuils jamais cicatrisés. Comme brume monte de ses mots une profonde mélancolie.

Elle est une alchimie des regrets et des espérances.

Ses odes, partie centrale de son œuvre, sortent de la terre et flottent dans la fumée.

Lui le fragile, le passant éphémère, l’orphelin, l’amoureux mal récompensé, ne trouvait de réconfort qu’en se projetant dans la nature éternelle.

Il avait soif de transcendance et prenait son envol vers l’ailleurs par ses mots.

S’effacer, se dissoudre, et surtout oublier

ce que toi tu n’as jamais su parmi les feuilles

La lassitude, la fièvre et le souci,

Ici, là où se tiennent les hommes et s’écoutent chacun gémir. (Ode au rossignol).

Telle semblait être son aspiration, avec cette sourde fascination pour cette mort douce et tendre, qui lui tenait déjà compagnie depuis si longtemps et lui mettra la main sur l’épaule fermement dès 1820, après avoir fauché ses proches.

Dans le noir, j’écoute ; oui, plus d’une fois

J’ai été presque amoureux de la Mort,

Et dans mes poèmes je lui ai donné de doux noms,

Pour qu’elle emporte dans l’air mon souffle apaisé ;

à présent, plus que jamais, mourir semble une joie... (Ode au rossignol, traduction Suied)

Cette tentation de cesser d’être, à minuit, sans aucune souffrance, sera en filigrane dans ses vers et dans sa courte vie. Il était lumineux, idéaliste.

Lui le pauvre, l’autodidacte, le roturier parmi ses pairs poètes d’une autre classe sociale, il avait la tête dans les nuées et ses visions allaient vers un envol dans ces mots et par ses mots. Comme un somnambule il traverse dans un rêve éveillé ce monde, se demandant s’il dort encore ou s’il est éveillé. Adorateur des sensations, « Ô qu’on me donne une vie de sensations plutôt qu’une vie de pensée! » Il fut exaucé, mais dans la brièveté.

Peu importe, il est passé, sorte d’elfe perdu dans ses visions.

Au lieu du monde des sensations il hume tous les parfums de l’imagination. Il s’y dilue, il fait passer l’intensité du monde dans l’intensité de ses vers. Mais cette intensité ne sert qu’à mieux s’effacer. Comme ses mots il est devenu une réminiscence.

Traces de vie

Une chose de beauté est une joie éternelle.( Endymion).

Sa très courte vie, son encore plus brève vie créatrice, aura eu l’éternité de la beauté.

Il naquit à Londres, (Finsbury Pavement), le 31 octobre 1795. Il était fils d’un palefrenier. Orphelin de père à dix ans, il perd sa mère à l’âge de quinze ans. Il est plongé dans le monde de la littérature antique et celle de son temps, et il se voue au culte de la beauté, il fait allégeance au transcendant. En fait Keats « découvre qu’il ne peut exister sans poésie – sans poésie éternelle ». Au travers uniquement de traductions, et de dictionnaires illustrés, il se recrée l’harmonie grecque sans connaître cette langue. Son éducation se fera à Enfield dans une petite école tenue par un pasteur.

Il interrompit des études de médecine en 1814, alors qu’il avait près de vingt ans, préférant se tourner vers la poésie que vers la dissection. Ses premiers poèmes les sonnets « Oh, Solitude if I with Thee Must Dwell » et « Après une première lecture de l’Homère de Chapman », parurent en 1816. Son premier véritable recueil de poèmes, intitulé simplement « Poèmes » est publié en 1817.

Shelley se disait son grand ami et Byron son admirateur, malgré une certaine réserve de classe envers le « cockney », le londonien de basse couche. Et puis cette sensualité et ce paganisme au milieu de la société victorienne, cela faisait mauvais genre.

Son génie précoce est encore un mystère. Ses contemporains ne l’aimèrent guère.

Son deuxième recueil, 1818, Endymion, est une allégorie sur les amours d’un homme et de la déesse Lune. Il fut totalement incompris, tant sa novation était grande et son sens obscur. Sa pleine maturation poétique se situe entre 1818 et 1820. Mais déjà la phtisie et une maladie héréditaire le poursuivent. La mort de son frère Tom en 1818, l’accable.

Son troisième et dernier recueil à paraître de son vivant contient ses plus belles œuvres, les odes dont Ode à l’automne, Ode sur une urne grecque, Ode sur la mélancolie et Ode à un rossignol. Mais aussi le poème inachevé « Hypérion », la Veille de la Sainte-Agnès, et d’autres poèmes sur des thèmes mythiques de l’Antiquité, de la chevalerie du Moyen Âge. Son amour passionné pour Fanny Brawne, restera inaccompli, en tout cas peu compris. Ses lettres à Fanny sont déchirantes, il l’idéalisa et l’aima jusqu’à la profonde souffrance.

À l’automne de 1820, la tuberculose est diagnostiquée, et pressé par les médecins, Keats se rend d’abord à Naples, puis à Rome, accompagné du fidèle Joseph Severn son seul véritable ami. Il y mourut le 23 février 1821, dans sa petite maison de la Trinita dei Monti, sans avoir les dix ans de poésie qu’il espérait. Il n’aura pas vu les fleurs du printemps, ni entendu le rossignol. Il le savait et il écrivait « Je sens les fleurs pousser sur moi ».

John Keats a vécu ainsi: « J’ai aimé le principe de beauté en toute chose ». Et sa vie de poète fulgurant n’aura été que de cinq ans de 1816 à 1821. Cinq années intenses, flamboyantes pendant lesquelles il tente tous les chemins, toutes les quêtes ferventes, tous les styles de l’ode au sonnet, de l’intime à l’épopée. Seul il a retrouvé la vérité et la beauté, le mythe et le simple. Il n’aura vécu qu’en poésie et pour la poésie.

Ce n’est qu’après sa mort que l’on découvrit ses derniers textes essentiels: « la Veille de la Saint-Marc » (1848), « la Belle Dame sans merci » (première version publiée en 1888) et surtout ses Lettres, merveilleux poèmes en prose.

Les mélodies que l’on entend sont douces, mais celles que l’on n’entend pas

Sont plus douces encore : aussi, tendres pipeaux, jouez toujours,

Non pas à l’oreille sensuelle, mais plus séduisants encore

Modulez pour l’esprit des chants silencieux... Keats Ode à l’urne grecque.

Keats module les mélodies indicibles, celles des allégories.

Gil Pressnitzer

Keats et l’allégorie

Le premier poète de notre Modernité

L’allégorie est pré-interprétation d’un événement ou d’un fait – une manière de « récit » qui ouvrirait en même temps à sa « traduction » irréfragable dans l’expérience humaine.

Comme Paul, par exemple assura que l’Ancien (?) Testament n’est que la pré-figura-tion, le topos du « Nouveau ».

Comme Saint-Augustin baptisa « prophéties réelles » les événements relatés dans la Thora, préfiguration, annonce, annonciation des épisodes de la vie de Jésus (Yeshoua).

Comme la pensée Platonicienne est d’emblée allégorie - monde des idées mais chemin vers l’immuable, abstraction, « géométrie » mais recherche d’une objectivité difficile à démentir, totalisatrice.

Keats « annonce » la dés-incarnation moderne. Mais en sauvant la « beauté » au prix de sa vie même, en incarnant alors...le poétique - refusé par Platon, Paul, Hegel!

Nouvelle « objectivité »: le poète n’est « rien » - il est à la fois un objet, un animal, un vase, une fleur : son « identité » se déduit de son ABSENCE à lui-même.

La Poésie devient, redevient chemin VERS la vérité, union, réunion (non plus lien, religion) du mot et de la chose, de la vie rêvée et de l’INNOCENCE EN CONSTRUCTION.

A partir des allégories anciennes allait naître un Dogme (et ses institutions), un DIS-COURS DE LA VERACITE affirmée et de la fausseté supposée de la parole de l’autre.

Le poète désormais cherchera le vrai sous toutes les apparences et les idées convenues par le discours « social ».

Dante, entre Empire et Papauté distingue entre allégorie et symbole. Goethe, longtemps après, interrogea la « teneur de vérité » du symbole.

Poètes majeurs, ils surent interroger les mérites et les troubles de l’allégorie - Goethe au prix d’un rejet daté de la vision « moderne » et européenne de Friedrich Hölderlin...

Keats propose un contre-modèle, qui ouvre à la Modernité, qui préfigure Baudelaire : le poète dé-sacralise le langage (non la langue ni la parole poétique...) et les critiques contemporains haïrent le poète des « Odes » sur ce point! Mais dans le même mouvement, il fait de l’allégorie poétique...la seule réalité accessible, déchiffrable....

Le poète fuit le monde qui re-devient Barbare ou qui invente une industrialisation de la Barbarie...

Keats doute des mythes et des allégories, les trouble de l’onde et de l’ordre du Désir (« La vigile de la Sainte-Agnès ») et insiste sur la quête du Vrai...cet insaisissable...cet Absolu...

Il rejette la « véracité » et l’allégorie anciennes (Blake, déjà, avait refusé Dante!) pour puiser dans la parole poétique elle-même une lueur dans la nuit du Sens.

Walter Benjamin, lecteur de Goethe et de Baudelaire, montrera que l’EXPERIENCE du monde, des choses devient le contrecoup de la perte de « l’aura »: l’allégorie vainc le symbole et ouvre à « l’autre » absolu du monde!

Le fondement de l’intuition allégorique chez BAUDELAIRE SE TROUVE, NOUS DIT BENJAMIN dans la « dévalorisation » spécifique des choses propre à « la MARCHANDISE ». Keats, plongeant dans l’Absolu de la « Beauté » (« A thing of beauty is a joy for EVER ») sacrifie la poésie ancienne, ses mythes, sa sacralité, se fond dans l’ENIGME du monde pour inventer un devenir au poète dans la modernité qui le NIE, le dévalorise : l’invention d’une allégorie nouvelle, le passage ultime de l’EXPERIENCE à l’INNOCENCE - mais éprouvée comme une expérience humaine, trop humaine de notre PRESENCE au monde poétiquement familier et inconnu.

Alain Suied

Post-scriptum sur Alain Suied et Keats

Alain Suied est mort le 24 juillet 2008. Il se savait condamné depuis plusieurs semaines et consacra ce temps à la méditation d’un poète qu’il aimait depuis toujours entre tous : John Keats. Depuis l’hémorragie de février 1820, Keats lui aussi avait vécu sa dernière année comme une « vie posthume ». Et Keats lui aussi souffrait que ses poèmes ne rencontrent pas un accueil plus chaleureux et fera graver sur sa tombe l’épitaphe suivante : « Here lies one whose name was writ on water » (Ci-gît un dont la gloire fut écrite sur l’eau). Terrible répétition des choses à deux siècles de distance… En 1990 avait paru aux Éditions Obsidiane la traduction de La Vigile de la Sainte-Agnès de Keats par Alain Suied, puis, en 1994, dans les Cahiers d’Arfuyen sa traduction des Odes, suivies de La Belle Dame sans Merci. Alain Suied avait souhaité que l’ensemble soit repris en un seul volume avec de nouveaux textes de présentation. Il avait eu le temps de relire le volume et ne cessa de l’enrichir des aperçus neufs que sa relecture passionnée des textes de Keats suscitait en lui durant sa propre maladie. Grâce à Alain Suied, nous pouvons lire Keats non plus comme « le grand poète anglais » mais comme notre contemporain : « En modernisant (à outrance ?) ma traduction, écrit Suied, je ne fais que suivre l’exemple et l’injonction du poète. N’est-ce pas à travers ses choix si “subjectifs” (et tellement moqués à son époque !) qu’il a ouvert la voie à toute la Poésie moderne ? » C’est le privilège du grand traducteur de donner à relire les classiques autrement. C’est le cas d’Alain Suied avec Keats. Lisons les premières lignes de sa préface des Odes : « « Puérile », « maladive », « vulgaire », « abstraite », « répétitive », « licencieuse », « insensée » : on ne saurait citer tous les qualificatifs qui accueillirent, au XIX° siècle, en Angleterre, la publication des poèmes de Keats.

Cette œuvre vouée à la beauté et au malheur du vivant, à la quête d’une allégorisation vivace de la brièveté et de la disparition d’une existence, à l’éloge d’Homère et de Dante et à la remise en question des conceptions poétiques de ses contemporains et désormais tenue pour la plus influente dans l’univers si riche et si varié de la poésie moderne de langue anglaise, fut l’objet des sarcasmes et des insultes de nombre de ses contemporains. »

Parlant de Keats, il est évident que Suied parle aussi de lui-même. Si pudique, n’est-ce pas sa propre analyse qu’il nous livre en poussant la lecture de Keats dans les zones de l’inconscient ? « Quelque chose, écrit Suied, se cache derrière ce rejet presque unanime. Et si Keats, mort à 26 ans, avait à la lettre incarné la pensée (ou l’impensé) romantique? (…) Avec les Odes et avec la Vigile, quelque chose d’autre a lieu. (…) Loin du « mâle’ » byronien, hanté par la femme-sœur, Keats abolit le féminin par cette brisure même : répondre à l’Archaïsme, à la figure maternelle intériorisée, non par la célébration romantique, mais par l’identification qui annulera, apaisera l’infinie différence. (…) Le féminin n’est pas le « faible’ », le « yin », l’abandon – mais la lutte avec l’Archaïque, le jeu cruel et vital avec le naturel. Le mouvement des Odes est le mouvement même du Romantisme : le retour à la Mère, le refus de l’ordre socio-politique, de la révolution industrielle – mais amené jusqu’à ses ultimes limites, jusqu’à ses fins dernières. »

© Copyright Editions Arfuyen 2009

Gérard Pfister

Choix de textes

Ode à un rossignol

(in Les Odes,

trad. Alain Suied, Éditions Arfuyen)

Mon cœur souffre et la douleur engourdit

Mes sens, comme si j’avais bu d’un trait

La ciguë ou quelque liquide opiacé

Et coulé, en un instant, au fond du Léthé :

Ce n’est pas que j’envie ton heureux sort,

Mais plutôt que je me réjouis trop de ton bonheur,

Quand tu chantes, Dryade des bois aux ailes

Légères, dans la mélodie d’un bosquet

De hêtres verts et d’ombres infinies,

L’été dans l’aise de ta gorge déployée.

Oh, une gorgée de ce vin !

Rafraîchi dans les profondeurs de la terre,

Ce vin au goût de Flore, de verte campagne,

De danse, de chant provençal et de joie solaire !

Oh, une coupe pleine du Sud brûlant,

Pleine de la vraie Hippocrène, si rougissante,

Où brillent les perles des bulles au bord

Des lèvres empourprées ;

Oh, que je boive et que je quitte le monde en secret,

Pour disparaître avec toi dans la forêt obscure :

Disparaître loin, m’évanouir, me dissoudre et oublier

Ce que toi, ami des feuilles, tu n’a jamais connu,

Le souci, la fièvre, le tourment d’être

Parmi les humains qui s’écoutent gémir.

Tandis que la paralysie n’agite que les derniers cheveux,

Tandis que la jeunesse pâlit, spectrale, et meurt ;

Tandis que la pensée ne rencontre que le chagrin

Et les larmes du désespoir,

Tandis que la Beauté perd son œil lustral,

Et que l’amour nouveau languit en vain.

Fuir ! Fuir ! m’envoler vers toi,

Non dans le char aux léopards de Bacchus,

Mais sur les ailes invisibles de la Poésie,

Même si le lourd cerveau hésite :

Je suis déjà avec toi ! Tendre est la nuit,

Et peut-être la Lune-Reine sur son trône,

S’entoure-t-elle déjà d’une ruche de Fées, les étoiles ;

Mais je ne vois ici aucune lueur,

Sinon ce qui surgit dans les brises du Ciel

à travers les ombres verdoyantes et les mousses éparses.

Je ne peux voir quelles fleurs sont à mes pieds,

Ni quel doux parfum flotte sur les rameaux,

Mais dans l’obscurité embaumée, je devine

Chaque senteur que ce mois printanier offre

à l’herbe, au fourré, aux fruits sauvages ;

à la blanche aubépine, à la pastorale églantine ;

Aux violettes vite fanées sous les feuilles ;

Et à la fille aînée de Mai,

La rose musquée qui annonce, ivre de rosée,

Le murmure des mouches des soirs d’été.

Dans le noir, j’écoute ; oui, plus d’une fois

J’ai été presque amoureux de la Mort,

Et dans mes poèmes je lui ai donné de doux noms,

Pour qu’elle emporte dans l’air mon souffle apaisé ;

à présent, plus que jamais, mourir semble une joie,

Oh, cesser d’être - sans souffrir - à Minuit,

Au moment où tu répands ton âme

Dans la même extase !

Et tu continuerais à chanter à mes oreilles vaines

Ton haut Requiem à ma poussière.

Immortel rossignol, tu n’es pas un être pour la mort !

Les générations avides n’ont pas foulé ton souvenir ;

La voix que j’entends dans la nuit fugace

Fut entendue de tout temps par l’empereur et le rustre :

Le même chant peut-être s’était frayé un chemin

Jusqu’au cœur triste de Ruth, exilée,

Languissante, en larmes au pays étranger ;

Le même chant a souvent ouvert,

Par magie, une fenêtre sur l’écume

De mers périlleuses, au pays perdu des Fées.

Perdu ! Ce mot sonne un glas

Qui m’arrache de toi et me rend à la solitude !

Adieu ! L’imagination ne peut nous tromper

Complètement, comme on le dit - ô elfe subtil !

Adieu ! Adieu ! Ta plaintive mélodie s’enfuit,

Traverse les prés voisins, franchit le calme ruisseau,

Remonte le flanc de la colline et s’enterre

Dans les clairières du vallon :

était-ce une illusion, un songe éveillé ?

La musique a disparu : ai-je dormi, suis-je réveillé ?

Ode sur la mélancolie

(in Les Odes,

trad. Alain Suied, Éditions Arfuyen)

Non, non, ne va pas boire au Léthé, ne va pas boire

Le vin empoisonné de l’aconit aux rudes racines ;

N’accepte pas que ton front pâle reçoive le baiser

De la belladone, vermeil raisin de Proserpine ;

Ne fais pas ton rosaire des grains de l’if ;

Ne laisse pas le scarabée, ni la phalène devenir

Ta Psyché de deuil, ni le hibou duveteux

Le compagnon des mystères de la Mélancolie ;

Car l’ombre rejoindrait la torpeur des ombres

Et noierait l’angoisse vigilante de l’âme.

Mais quand s’abattra la Mélancolie,

Soudaine messagère des Cieux, nuage de larmes,

Qui abreuve les fleurs aux têtes tombantes,

Et cache la verte colline sous un linceul d’Avril;

Alors gave ta peine d’une rose matinale,

Ou de l’arc-en-ciel entre vague et rivage,

Ou de l’abondance des globes de pivoines ;

Ou si ta maîtresse montre une riche colère,

Emprisonne sa douce main dans la tienne, laisse-la

Se déchaîner et bois son regard sans pareil.

Sa demeure est dans la Beauté - mortelle condition ;

Et dans la Joie, dont la main esquisse à ses lèvres

Un éternel adieu ; et dans le douloureux Plaisir,

Qui se change en poison tandis que la bouche, abeille,

L’aspire : oui, au temple même de la Félicité,

La Mélancolie voilée trouve un sanctuaire souverain

Que seul sait voir celui qui peut, d’une langue vive,

Faire éclater les raisins de la Joie contre son fin palais ;

Son âme goûtera le triste pouvoir de la Déesse

Et deviendra l’un de ses trophées de nuages.

La Vigile de la Sainte-Agnès

trad. Alain Suied (éd. Obsidiane,Sens)

Extraits

41

Pareils à des fantômes, ils se glissent dans la vaste salle;

Pareils à des fantômes, ils se glissent jusqu’au portail de fer:

Là gît le Portier, dans une posture incommode;

Une énorme bouteille vide à ses côtés:

Le dogue attentif se relève, secoue son poil

Mais son œil avisé reconnaît une forme familière ;

L’un après l’autre, les verrous se détachent,

Les chaînes sont posées sans bruit sur les dalles usées;

La clé tourne et la porte gémit sur ses gonds.

42

Et ils s’enfuient. Aïe! Dans les temps anciens

Ces amants s’enfuirent dans la tempête.

Cette nuit-là, le Baron rêva mille malheurs,

Et tous ses hôtes-guerriers connurent des cauchemars

De formes et d’ombres de sorcières et de démons

Et de vers avides dans des cercueils. La vieille Angela

Mourut secouée par une attaque, son maigre visage révulsé;

Le diseur de chapelets, ayant égrené mille Avé,

Pour toujours oublié, s’endormit parmi les cendres froides.

Février 1819

Hiver 1819

Cette main vivante, chaude, maintenant capable

de saisie pleine, pourrait, si elle refroidissait

dans le silence glacé de la tombe

terriblement hanter tes jours, faire trembler

ton rêve même

au point que tu espérerais vider ton propre cœur

de sang pour que le rouge de la vie coule

à nouveau

dans mes veines

et que se calme ta conscience - regarde - ici -

je tends cette main vers toi.

traduit de l’anglais par ALAIN SUIED

JAN. 1818

Quand des peurs me hantent de cesser d’être

avant que ma plume n’ait glané les fruits de mon

cerveau

avant que des piles de livres ne m’emprisonnent dans

leurs pages comme en de riches greniers la moisson aboutie,

quand je regarde,sur la face étoilée de la nuit

les nuages - symboles géants de haute-romance

et pense que peut-être je ne vivrai jamais assez

longtemps pour fixer leurs ombres, d’une main douée de chance;

et quand je sens, ô douce créature d’une seule heure

que je ne poserai plus jamais les yeux sur toi

que jamais je ne savourerai le féerique pouvoir

de l’amour insouciant - alors

sur la rive du vaste monde, debout,

je médite

et l’amour et la gloire s’abîment dans le néant.

traduit de l’anglais par ALAIN SUIED

Endymion I, 1-33 (extraits)

Une chose de beauté est une joie pour toujours :
on ne cesse de l’aimer, jamais elle ne tombera dans le néant (…)

Et ce n’est pas simplement sentir les essences pour un bref moment;
non, comme les arbres qui murmurent autour du temple deviendront
vite aussi chers que le temple lui-même, ainsi la lune, la passion pour
la poésie, infinies merveilles qui nous hantent et deviennent l’aimable
lumière là, dans nos âmes, ô si vite reliées à nous qu’en plein soleil
même elles brillent
et sous un soleil couvert et sombre :
elles sont, selon nos yeux, près de nous ou nous mourons !

Alain Suied, Nouvelle traduction (mai 2008),

Autres textes adaptés

Ode à l’Automne

I

Saison de brumes et de fruits emplis de tendresse,

si proche amie du soleil mature;

et complotant avec lui à alourdir et bénir

de fruits les vignes qui courent autour des toits de chaumes;

à faire ployer sous les pommes les arbres moussus des chaumières;

et emplir jusqu’au cœur tous les fruits de leur mûrissement;

Et faire se gonfler les courges, et arrondir les coques des noisettes

avec un doux noyau; à faire bourgeonner tant et plus,

Et toujours plus, pour que viennent des fleurs tardives pour les abeilles,

Jusqu’à ce qu’elles pensent que jamais ne s’arrêtent les jours chauds,

Car l’été a rempli à ras bord leurs moites alvéoles.

II

Qui ne t’a point souvent vue au milieu de ton commerce ?

Parfois quiconque qui cherche tout au loin peut te trouver

assise négligemment sur le sol du grenier,

tes cheveux doucement caressés et tamisés par le vent;

ou sonore endormie dans un sillon à demi moissonné,

somnolente sous le parfum des pavots, pendant que ta faucille

dépouille la prochaine botte et toutes ses fleurs entrelacées :

Et parfois comme un glaneur tu veux garder

bien droite ta tête lourde au milieu du ruisseau,

ou près d’un pressoir à cidre, avec une attention patiente

tu observes le dernier écoulement heures par heures

III

Où sont les chants du printemps? Ah, où sont-ils donc?

ne pense pas à eux, tu as toi aussi ta musique,

Quand le jour doucement mourant fleurit de nuages défendus,

et caresse de teintes roses les chaumes;

Alors dans un triste chœur gémissent les petits moucherons

parmi les saules de la rivière, portés vers le haut

ou faisant naufrage comme le vent léger vit ou meurt ;

et bêlent les grands agneaux aux limites des vallons ;

dans la haie chante le criquet ; et maintenant doucement aérien

le rouge-gorge siffle depuis la maisonnette ;

et les hirondelles assemblées gazouillent dans le ciel.

(Adaptation personnelle)

Bright Star, Would I Were Stedfast as Thou Art

Bright star, would I were stedfast as thou art --

Not in lone splendor hung aloft the night,

And watching, with eternal lids apart,

Like nature’s patient, sleepless eremite,

The moving waters at their priestlike task

Of pure ablution round earth’s human shores,

Or gazing on the new soft-fallen mask

Of snow upon the mountains and the moors ;

No -- yet still stedfast, still unchangeable,

Pillow’d upon my fair love’s ripening breast,

To feel for ever its soft swell and fall,

Awake for ever in a sweet unrest,

Still, still to hear her tender-taken breath,

And so live ever -- or else swoon to death.

1819, dans Life, Letters and Literary Remains of John Keats (1848)

Etoile éclatante, puissès-je comme toi être figé -

non pas dans une solitaire splendeur suspendue au-dessus de la nuit,

et guettant, éternellement séparé par des couvercles,

Tel un malade de la nature, un ermite sans sommeil,

Les eaux mouvantes toutes entières à leur prêche

pour purifier par leur pure ablution les rives humaines tout autour de la terre,

ou fixant le masque nouvellement et doucement tombé de la neige

sur les montagnes et les landes;

Non - pas encore totalement figé, encore immuable,

pelotonné sur la poitrine mûre de mon bel amour,

pour ressentir à jamais son suave parfum et son automne,

à jamais éveillé en une douce agitation,

immobile, immobile pour entendre son souffle arraché à la tendresse

et ainsi vivre pour toujours - ou sinon me pâmer dans la mort.

(Adaptation personnelle)

Endymion

Livre 1

Joie éternelle est toute beauté

Et grandit son charme; jamais

il ne passera dans le néant; mais au contraire nous gardera

Une calme charmille, et un sommeil

plein de très doux rêves, et la santé, et un souffle apaisé.

Aussi à chaque matin nous faisons une couronne de fleurs

pour faire alliance avec la terre,

malgré grand découragement en nous, de ce manque inhumain

de créatures nobles, de ces jours mornes,

de tous ces chemins malsains et débordant de ténèbres

faits pour notre quête : oui, envers et contre tout,

un peu de forme de beauté jette au loin le drap mortuaire,

hors de nos sombres esprits. Comme le soleil, la lune,

sont les arbres vieux et jeunes, ensemençant un souhait suspect

pour une simple brebis ; et tels les jonquilles

avec ce monde vert qui les contient toutes ; et ces ruisselets clairs

qui leur fait rafraîchissantes couches,

contre la chaude saison ; la fougère du milieu de la forêt,

richement saupoudrée de belles fleurs de rose de musc ;

Et ainsi est aussi la splendeur des sentences

que nous avons imaginées pour les puissants morts ;

Tous les adorables contes que nous avons entendus ou lus :

Fontaine sans fin d’une boisson éternelle,

se déversant en nous depuis le bord de ciel.

(adaptation personnelle)

When I have Fears that I may Cease to Be

When I have fears that I may cease to be

Before my pen has glean’d my teeming brain,

Before high-piled books, in charactery,

Hold like rich garners the full ripen’d grain;

When I behold, upon the night’s starr’d face,

Huge cloudy symbols of a high romance,

And think that I may never live to trace

Their shadows, with the magic hand of chance;

And when I feel, fair creature of an hour,

That I shall never look upon thee more,

Never have relish in the faery power

Of unreflecting love;--then on the shore

Of the wide world I stand alone, and think

Till love and fame to nothingness do sink.

Quand tant j’ai peur de ne plus être

avant que ma plume n’ait grappillé toute ma cervelle fourmillante,

avant qu’une haute pile de livres ne se soit élevée, avec leurs caractères,

maintenant comme les riches greniers entasse tout le grain mûr ;

quand je contemple, sur la face étoilée de la nuit,

des nuages immenses de symboles d’une très haute poésie,

et que je pense que jamais je ne vivrai pour retracer

leurs ombres, avec le coup de pouce magique de la chance ;

et quand je ressens, belle créature d’une seule heure,

que plus jamais je ne te verrai ;

Jamais plus je ne me délecterai à cet enchanteur pouvoir

d’un amour spontané ; - alors sur le rivage

du vaste monde je me tiens solitaire, et je médite

jusqu’à ce qu’amour et gloire se noient dans le néant.

(adaptation personnelle)

Hypérion

« DEEP in the shady sadness of a vale

Far sunken from the healthy breath of morn,

Far from the fiery noon, and eve’s one star,

Sat gray-hair’d Saturn, quiet as a stone,

Still as the silence round about his lair;

Forest on forest hung about his head

Like cloud on cloud. No stir of air was there,

Not so much life as on a summer’s day

Robs not one light seed from the feather’d grass,

But where the dead leaf fell, there did it rest.

A stream went voiceless by, still deadened more

By reason of his fallen divinity

Spreading a shade:

the Naiad ’mid her reeds

Press’d her cold finger closer to her lips. »

Hypérion

Livre premier fragment

Au plus profond de la trouble tristesse de la vallée

loin en retrait de la saine brise du matin,

loin du fier midi, et de la solitaire étoile de la fin du jour,

Se tenait Saturne aux cheveux gris, figé comme pierre,

silencieux comme le silence autour de sa tanière;

Forêts sur forêts accrochées autour de sa tête

comme nuage sur nuage. Pas un mouvement d’air n’était présent,

même pas ce tant de vie comme dans un jour d’été

pour que s’envole la légère graine de l’herbe duveteuse,

Mais là où tombait la morte feuille, là elle restait.

Sans voix serpentait un ruisseau auprès, encore plus étouffé

par déférence de sa divinité déchue

diffusant toujours de l’ombre:

La naïade parmi ses roseaux

contre ses lèvres pressait son doigt froid.

(adaptation personnelle)

Lettre à Georg et Giorgiana Keats, octobre 1818, extraits

Traduction inédite d’Alain Suied

Étoiles, écoutez-moi

Que votre éclat resplendisse

Étoiles, écoutez ma berceuse!

Mon enfant je te vois, je t’espionne

Dans la paix environnante!

Ta douce mère est près de toi

Tu ne resteras pas toujours enfant

mais poète - oui!

Je te connais - non plus enfant:

poète à jamais.

Vois, vois ma lyre

Dans la lueur du foyer

Au-dessus du petit berceau

Qui flamboie et flamboie!

Bibliographie

Les Odes : Suivi de Dame sans Merci et La Vigile de la Sainte-Agnès

Alain Suied (Traduction), Arfuyen 2009

Seul dans la splendeur : Edition bilingue français-anglais ( Points Poche) 2009

Robert Davreu (Traduction)

Poemes et poésies ( Poésie-Gallimard) Traduction Paul Gallimard, 1996
Lettres, traduction Robert Daveu, Belin, 1993

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