Sayat-Nova
Odes Arméniennes
J’ai dit mon mal et mes soucis
à tous les vents, au monde entier,
À l’occident et à l’orient,
et à mon roi et à mon peuple
Que puis-je donc faire un geste de plus,
faut-il mourir devant ton seuil ? (Sayat-Nova)
Sayat-Nova est plus que le grand troubadour arménien du XVIIIe siècle, il est la figure emblématique du poète de tous les temps. Barde de l’amour impossible pour son Inégalée,il passa du statut de poète-musicien adulé à la cour de Géorgie, à la pénitence de moine obscur, puis à celui de martyr refusant d’abjurer sa foi. Il était sans doute né en 1722 à Sanahine, près de Tiflis. Celui qui sera plus tard Sayat-Nova s’appelait Aroutine, et il s’élèvera de sa condition de serf, jusqu’à la fonction enviée de musicien de cour. Son amour impossible, bien que partagé pour la princesse Anna, mais aussi son dévouement à la poésie au service du peuple, entraîna son bannissement, puis sa réclusion en tant que moine en 1759.
Il sera assassiné par les envahisseurs perses en 1795.
Ce poète de l’amour, l’égal de Pétrarque, nous aura été enfin rendu par la traduction intégrale de ses Odes Arméniennes par Serge Venturini et des notes d’Elisabeth Mouradian. Serge Venturini est lui-même poète, tout entier habité par la musicalité des vers et l’impossible relation amoureuse qu’est la traduction dans une autre langue. Cette approche empathique et lyrique, fraternelle fait de Sayat-Nova un de nos amis contemporains.
Ressusciter Sayat-Nova (1722-1795)
Aime l’écriture, aime la plume, aime le livre. Sayat-Nova
La véritable biographie d’un poète est dans ses vers. Joseph Brodsky
Traduire enfin Sayat-Nova en langue française, « Haroutine » en arménien, du mot - « Haroutioun » : Résurrection, - d’où l’origine de son prénom.
Ressusciter Sayat-Nova donc, ce poète arménien de Transcaucasie du XVIII siècle, comme Sergueï Paradjanov avait déjà tenté de le faire avec son film-tableaux en 1968, La couleur de la grenade.
Sayat-Nova vécut à la cour de Géorgie, musicien, poète et troubadour, il laissa un dîwân selon les Orientaux ou un daftar, écrit en trois langues, en arménien dialectal de Tiflis mâtiné de langue persane, en géorgien et en turc. Ses odes arméniennes sont consacrées surtout à l’amour, et plus précisément à son unique, la Dame de son cœur, sa Nazanie, - l’Inégalée, sans doute elle, la princesse Anna Batonachvili, sœur du roi Irakli II de Géorgie.
Jean-Jacques Rousseau avait dix ans et Denis Diderot onze ans quand Sayat-Nova naquit. Voltaire écrivait la première version de La Henriade. Sayat-Nova mourut un an après l’exécution d’André Chénier et de Fabre d’Églantine, deux ans avant la naissance d’Alfred de Vigny et quatre ans avant la mort de Beaumarchais quant au marquis Donatien Alphonse François de Sade, il achevait écrire sa Philosophie dans le boudoir.
Ce daftar, livre de renom de l’Asie mineure au Proche-Orient, a été écrit avec une grande modernité en langue arménienne, géorgienne et azérie. Sayat-Nova, - ce bâtisseur de ponts entre les cultures, fut si chèrement acheté comme serf par son roi. Il acheva sa vie, amant désespéré face à cette dame inaccessible, insensible, mais non sainte, n’écrivant plus, comme simple moine copiste du nom de Salomon, au monastère d’Haghpat en Arménie d’aujourd’hui où il fut assassiné par les soldats d’Agha Mehmet Khan, après avoir refusé d’abjurer sa foi. Traduire Sayat-Nova en langue française n’a jamais été entrepris en raison de sa difficulté. La traduction de cette œuvre est un périlleux travail. Traduire cette langue élégante et profonde du XVIIIe siècle est un pari difficile. C’est une lourde tâche qui relève parfois du pur miracle, celle de vouloir traduire le mystérieux, - l’insaisissable.
Traduire un poète, c’est tout d’abord l’aimer, puis chercher à comprendre par tous les chemins - un esprit, une culture ancienne, une langue riche aux origines diverses, voire ici plusieurs langues. Traduire est une tentative de serrer le sens au plus près, par fidélité au sens premier sans volonté consciente d’interprétation, sans volonté de métamorphoser le texte en quelque chose d’autre que le texte à son origine. Point donc de broderies orientalistes ici, de celles qui ont tant dégradé la poésie arménienne en traduction. Le sens, - rien que le sens, - fondateur de toute musique. La musique, seule mesure, unique métrique de la poésie.
J’ai traduit Sayat-Nova comme un frère.
Ce long travail hautement musical s’interrompt à peine, lors de ces longues heures d’été où s’achève l’œuvre émergée des épreuves de la sixième version. Il ne cesse de m’interroger sur la fragile mission du passeur entre les langues, les cultures et les siècles, tâche toujours inachevée, jamais satisfaisante... Ce siècle des cœurs sensibles, pour Arthur Rimbaud, se révèle capital pour bon nombre de civilisations. Et, nous avons bien, ici, un poète majeur à la mesure de son siècle ; ses poèmes lyriques par excellence tantôt graves et joyeux, tantôt profonds et légers, méritent une interrogation d’envergure, ce grand Œuvre soulève de riches questionnements. Son diwân ou daftar n’est-il pas de la belle ouvrage d’universelle portée ?
Une poésie de sang et de flammes
Il y a du glacier chez Sayat-Nova, et il faut le gravir. Du feu et de la glace. Brûlure de la dure plaie, blessure toujours ouverte, homme à vif, cœur sensible. Sa couleur, - le rouge cramoisi, amarante ou pourpre. Sa voyelle, le i, - i rouge. D’un rouge strident, saturé, parfois injecté de sang, aveuglant, Rossignol aveuglé.
Rubis et sang, - pur diamant.
Pierre de sang, - Ô merveille.
Le style de Sayat-Nova est une mosaïque unique de langues, de notes colorées, de tonalités différentes, où l’expression lyrique faite de notions abstraites côtoie des mots d’une rage concrète. Style somptueux où l’arménien classique, - le grabar, - a pour voisin l’arménien dialectal mâtiné de langue persane, langues de la Tiflis du XVIII siècle. La Tiflis d’alors toute remparée, avec sa place d’armes, son grand marché, ses ruelles et ses balconnets en bois, résonnait de moult langues. Et, malgré la brutalité sanguinaire des guerres religieuses et identitaires, cette diversité unissait les populations.
Un œil de graveur brûle dans le style de Sayat-Nova, même s’il a été une oreille, avant même d’être un œil. Un regard sombre de peintre où l’on voit passer des marchands de fromages si délicats, de fruits incendiés, de vins couleur de sang, presque noirs. Aroutine vécut comme un homme séparé, à l’écart des autres hommes, car irréductible. En vrai musicien populaire joueur de qamantcha, il inventa des volutes de vocables, afin de nommer Anna en mosaïque de sons, de chanter la Belle en soie chamarrée de mots, larmes fuyantes d’images. Chant du cygne - à contre-ténèbres. Aroutine fut un homme emporté, emporté par l’amour et la musique, par la poésie et les anges, jusqu’à la culpabilité, jusqu’à la folie, folie de ses lèvres pourprées, folie de ses lèvres-étincelles.
- Nazanie ! Beauté l’a ruiné, l’a consumé.
Sayat-Nova fut un homme torturé. Sa vie et son âme étaient une torture. Paradjanov l’a fort bien souligné au début de son film.
Que de sang dans cette œuvre, que d’épines et de souffrances ! Du rouge, - à perte de vue... Paradjanov avait vu juste avec la couleur de la grenade. Du rouge, et du noir, surtout à la fin. On y rencontre des diamantaires, des orfèvres-bijoutiers, des marchands de soieries, de mousselines et de brocarts venus d’Orient et d’Occident, des mains inconnues plongent dans de grands sacs d’épices. On y hume les effluves de café, le safran, la cannelle, le girofle, le poivre, la noix muscade, le gingembre et le basilic, on y respire les riches parfums pénétrants : le musc, l’ambre gris, ainsi que l’encens. En effet, la Tiflis de cette grande époque d’échanges semble tout droit issue de la langoureuse mélodie d’une petite flûte orientale, en bois d’abricotier - d’un doudouk.
Vigueur et cruauté caractérisent cette œuvre en langue arménienne. Chants d’amour du Rossignol hélant sa Rose, chants d’un errant aux frontières de la folie, chants dont l’insuccès auprès de La Belle Dame réduira fatalement, et cela sur ordre royal, au silence monastique, - puis à la mort. Une vie d’écorché passée dans les épines, en une guerre silencieuse, contre un pouvoir tout¬puissant. À un fil de soie tenait la vie de Sayat-Nova. Il avançait masqué, sous le voile de ses vers ambigus, car sa vie à la cour l’y obligeait, lui, rossignol en exil, elle, Rose parmi les roses.
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Rendons justice à Sayat-Nova, ressuscitons le grain de sa voix en Europe, son timbre unique, écoutons tinter les clefs de la langue arménienne en sa sublime trace de troubadour, et n’oublions pas sa belle musique de ménestrel, son riant pourpris de Printemps, - où le Rossignol errant va quérir sa Rose.
Ossip Mandelstam après son ultime voyage en Arménie, écrivit en automne 1930 de Tiflis, ces vers qui fulgurent de saisissante vérité :
"Vite : plisse la paupière comme un Shah scrutant sa turquoise et colle ton œil à ce livre d’argile sonore, à cette terre du livre, à ce livre putride, à cette argile sans prix qui nous tourmente comme une musique ou comme un mot".
Paris, 2001 – Ficabruna, Haute-Corse, août 2006.
Serge Venturini
Choix de textes
ODE N°34
Autant je vivrai, je t’offre ma vie
(2 mai 1757)
Autant je vivrai, je t’offre ma vie et que puis-je faire ?
Que je verse des larmes ou que je soupire, tes peines je les garde
Tu dis : « Je suis une biche ». Laisse-moi t’admirer, un regard ma mie
Viens donc au jardin que je chante louanges, ma mie je t’en prie !
Coiffure en bouquet, lèvres délicieuses - l’heure de la merveille,
Allons dans les champs jusqu’à la rivière - l’heure de la gazelle,
Rossignol et Rose, Rose et clos en fleurs - l’heure de la balade,
Viens donc au jardin que je chante louanges, ma mie je t’en prie !
Rentrons en causant, l’arbuste a perlé de rosée de nuit.
Chantons en cadence, tulipes colorées la Rose est ouverte.
De jacinthes des bois, rossignols errants le jardin est plein.
Viens donc au jardin que je chante louanges, ma mie je t’en prie !
L’image de Leïla noblement créée parfaite harmonie.
Tes cheveux, ma mie, restèrent sur la lisse je m’évanouis.
Et sur le rosier le rossignol dort comme le jardin est beau.
Viens donc au jardin que je chante louanges, ma mie je t’en prie !
Habillée de soie, d’or et bigarrée fine branche de cyprès,
Tu tiens un calice, remplis-le de vin, j’adore ce pichet,
Si tu viens au clos, tu tourmenteras ton Sayat-Nova.
Viens donc au jardin que je chante louanges, ma mie je t’en prie !
ODE N° 20
Et dolemment et en souffrant
(1757)
Comme Medjnoun, l’Amie est perdue,
Ma Leïla, moi je te cherche, et dolemment et en souffrant.
Se consuma mon cœur blessé,
Mon œil est pourpre tel le sang, et dolemment et en souffrant.
Comme le Rossignol j’ai pleuré,
Mes yeux, je les remplis de sang.
Ton amour me rendit souffrant,
Je ne peux que garder le lit, et dolemment et en souffrant.
Ton amour me rendit sans foi,
Je m’épuisai, fondis pour toi.
Parle un peu de nous, aie pitié !
Ô Cruelle, et moi je t’appelle, et dolemment et en souffrant.
Je brûle, secours, je vais quérir ;
Poitrine-jardin et sourcils d’arcs.
Et ici sur cette terre, comme toi,
Vue n’en ai point, vais désirant, et dolemment et en souffrant.
Ô la violette ouverte au pré,
Rose écarlate, fleur parfumée.
Ne fais pleurer Sayat-Nova
Aux sanglots, lumière de mes yeux, et dolemment et en souffrant.
ODE N° 47
Visions de Nazanie
(I753)
J’appelle Anna, mon rubis, (Lalanie)
Importé des mines de Badechkhan.
Peut-être mourrai-je de nostalgie,
Ma langue-rossignol couperont-ils.
Que pleurent les ennemis, restent à l’écart mes amis.
Tu portes la soie pourpre à merveille, Nazanie,
Orne ton front avec un ruban d’or,
Et tiens à la main des ciseaux plaqués or,
Coiffe, coupe, tes cheveux torsadés.
J’appelle Anna, mon Amie, (Yaranie)
Odes, ballades lyriques et vers.
Qui dit qu’en vain ils ouvrirent,
Une plaie dans ta blessure ?
Dans les Écrits l ’homme juste est béni.
Aux nuances dignes de noblesse,
Rosier touffu ; folie du rossignol,
Tes sourcils, arches de tes yeux,
Tes cils furent en or, merveilleux.
J’appelle Anna, ma si douce, (Zayanie)
Ils séparent le N du A,
C’est toi, qui dis : « Ils poignardent
Le cœur de l’amant, sans raison. »
Personne ne supporterait cette perte, même le roi.
ODE N° 22
La Sans pareille
(en mars 1752)
Pleurée avec le Rossignol,
Ouverte comme une rose,
Couverte de l’eau de rose,
De l’eau de rose.
Tu es sans pareille, tu es sans pareille,
Sans pareille, sans pareille.
Toi, l’inégalée !
Ta beauté causa du tourment,
Tes. cheveux sont des fils de soie,
Sublime en brodés d’oiseaux,
En brodés d’oiseaux.
Tu es sans pareille, tu es sans pareille,
Sans pareille, sans pareille.
Toi, l’inégalée !
Ton visage, Lune et Soleil,
Ma vie, pour toi, elle s’épuise.
La ceinture d’or embrasse ta taille,
La ceinture d’or.
Tu es sans pareille, tu es sans pareille,
Sans pareille, sans pareille.
Toi, l’inégalée !
Des rubis, tes robes aux fils d’or,
Le Rossignol est ton idylle.
Grain de beauté sur ta face-feu,
Ô grain de beauté !
Tu es sans pareille, tu es sans pareille
Sans pareille, sans pareille.
Toi, l’inégalée !
Mes chagrins font pleurer les cimes.
Quel triste état as-tu créé ?
Ton Sayat-Nova devint fou,
Tu l’as rendu fou.
Tu es sans pareille, tu es sans pareille
Sans pareille, sans pareille.
Toi, l’inégalée!
ODE N° 16
Et pour rien au monde, je ne soupirerais
Pour rien, je ne soupirerais,
Tant que toi, tu vivras, pour moi.
Rempli de l’eau éternelle,
Toi - le ciboire d’or pour moi.
Assis, de l’ombre tu me fais,
Belle tente en soie d’or, pour moi.
Apprends mon crime pour me tuer,
Tu es sultan et khan, pour moi.
Taille de cyprès si mince,
Ta peau, de la soie de France,
Langue et lèvres, - un délice,
Tes dents, des perles et diamants,
Prunelles gemmées cerclées d’or,
Tes yeux noirs brillants calices.
Toi, la perle, - la noble perle,
Pur rubis de l’Asie, pour moi.
Puis-je résister au chagrin,
Mon cœur est-il si endurci ?
Tu changeas mes larmes en sang,
Mon esprit n’a plus de chemin.
C’est toi le tout nouveau jardin,
L’enclos entouré de belles roses.
Tel rossignol, je me retourne,
Ô merveille d’amour, pour moi.
Ton amour m’a tout enivré :
En éveil suis, - cœur en sommeil.
En ce monde, tous eurent leur part,
Cœur de toi, resta affamé.
Ma mie, quels mots pour te narrer ?
Au monde, plus rien ne resta.
Toi, la biche et la jument
De feu, sortie des mers, pour moi.
Me parleras-tu, - une seule fois,
Toi - l’Amie de Sayat-Nova ?
La terre, ton ombre l’embrasse,
Toi, splendide en face du Soleil.
Toute parfumée de mille épices,
Rose, violette et jacinthe, c’est toi !
Tu es la fleur pourprée des champs,
Toi, fleur de lys des prés, pour moi.
Bibliographie
Odes arméniennes : Edition bilingue français-arménien
de Sayat-Nova (Auteur), Serge Venturini,Elisabeth Mouradian (Traduction)
L’Harmattan, 2006