Rose Ausländer
Choix de poèmes
Traductions et adaptations personnelles
Note sur les traductions personnelles
Parmi plus de 3000 poèmes il fallait bien faire un choix, bien sûr injuste. Nous avons privilégié les poèmes d’après 1957 qui marquent un tournant vers la poésie lyrique moderne sous l’influence de Paul Celan. Rose Ausländer a écrit longtemps en anglais, mais nous n’avons voulu considérer que sa langue-patrie: l’allemand. Les textes originaux sont publiés principalement par S.Fischer (oeuvres complètes en huit volumes et 16 en livres de poche), Pfaffenweiler, Philipp Reclam.
Les textes ont été traduits en essayant plutôt de rendre le sens incantatoire que la musicalité toujours présente. L’extrême simplicité en allemand obtenue par un polissage incessant des mots est ici seulement approchée en éclairant le propos donc en perdant en compacité et grâce intérieure.
Rose Ausländer crée de nombreux néologismes en collant des mots étrangers entre eux. Il a été tenté de le restituer.
Sommaire
sans motif
tu es là encore
quand je partirai
ils vinrent
Chemins
mon souffle
dans le rien
je suis depuis longtemps enfuie
à nouveau II
plus de fatigue
in memoriam Paul Celan
aux amis si loin
en un instant
je me souviens
châteaux d’air
notice biographique
je vais avec mes pieds étrangers
dans les temps où s’ouvraient les fleurs
je compte
tu marches dans la ville noire avec des pieds blessés
sois à ton mot fidèle
découvrir un chant
autoportrait
ensemble
ne le sais
qui
j’épie le monologue de la lune
frère
séparation
découvrir un chant
tu me demandes ce que je veux
relevés II
lorsque je déploie l’écharpe bleue-pâle
mon étoile est suspendue
tu ne remarques pas
la chambre m’abrite
sans patrie
maison de retraite
se taire II
aumône
ange gardien
Sans motif
Pourquoi j’écris?
Parce que les mots se dictent à moi: ils nous écrivent. Ils veulent être liés, ils veulent être reliés. Mot avec mot avec mot. une phalange de mots pour cela, et tout le reste contre moi. Ils s’enroulent dans les champs de papier, pour que celui-ci soit un champ de bataille.
Souvent je m’insurge, ne voulant pas me soumettre à leur dictature, et je les jette au vent. Ils deviennent encore plus fort, reviennent vers moi, me persécutent et grattent à ma porte, jusqu’à ce que je cède. Ainsi ils ne me laissent jamais en paix. mais les mots ne sont pas les figures d’une fugue avec qui on peut voyager heureusement. Ils croient que je les ais mal compris, eux auraient pensé autre chose. Ils grognent qu’ils ne sont pas posés au bon endroit. ils se tiennent sur les surfaces blanches. Ils se tiennent ainsi lumineux et sacrés, totalement en paix et non déplacés.
Ceci est une illusion. Ils sont durs, même les plus tendres. nous nous dévisageons, nous nous aimons. Mes arbres, mes étoiles, mes frères : je leur parle ainsi.
Ils détournent le style, m’attaquent, me forcent d e les jeter ça et là, jusqu’à ce qu’ils se croient arrivés à leur place consacrée.
Pourquoi j’écris ?
Parce que je cherche mon identité avec le clair langage des courbes sans mots. Cela me tient. Je suis tenu par les mots, ceux qui veulent bien aller vers moi. Je parle à moi avec eux, à toi, je parle aussi pour que tu m’écoutes. Le monde me semble un questionnement obscur. Mes mots lui répondent cordialement par des questions.
Ma vie à l’encre sympathique s’effeuille, feuille à feuille. Des années que les vers se font avec le pourquoi et vers où.
Mes mots veulent être mis en livre : devoir et avoir.
Tu dois nous avoir, disent-ils quand tu nous portes en livre. Je résiste. Je pense à tant de poèmes et d’histoires et je n’en écris que des morceaux.
Pourquoi ?
Parce que les éclaircissements ne sont que des petits morceaux de la vérité.
Pourquoi j’écris ? Parce que sans doute je suis venu au monde à Czernowitz.
Tu es là encore
Jette en l’air
ta peur
Bientôt
ton temps arrive
bientôt
le ciel pousse
sous l’herbe
tombent les larmes
dans le rien
encore
L’œillet
embaume
encore tu dois offrir
les mots chéris
Tu es là encore
Deviens ce que tu es
donne ce que tu as
Quand je partirai
Quand je partirai
le soleil continuera à brûler
les corps du monde
se déplaceront vers leurs fondements
en un point central
que nul ne connaît
Toujours doux sentira
le lilas
des éclairs blancs
illuminent la neige
quand j’irai au loin
de notre terre oubliable
toi mon mot
tu parleras
une violette
pour moi
Laisse
le rêve
vis ma vie
jusqu’à sa fin (le rêve a les yeux ouverts)
Ils vinrent
avec des drapeaux aiguisés et des pistolets
ils abattirent toutes les étoiles et la lune
aussi aucune lumière ne nous est restée
aussi aucune lumière ne nous a aimée
Ici nous avons enterré le soleil
une éternelle ténèbre de soleil est venue
Chemins
Si vous voulez devenir prisonnier
allez "un mot de plus"
brusquement découpe
haut bas
trouve ton pas dans la forêt d’étoiles
lumière te vêt d’ombres
Va dans la carrière des mots
mon souffle
dans mes rêves les plus profonds
pleure la terre
sang
étoiles
sourient
dans mes yeux
Viennent des hommes
avec des questions multicolores
je leur réponds
allez à Socrate
le passé
m’a enseigné
que j’ai
hérité du futur
mon souffle signifie MAINTENANT
Dans le rien
je m’écris
dans le rien
cela
me conservera
éternellement
je suis
depuis longtemps enfuie
pourtant
je vis toujours encore
dans ma
chambre perdue
et je joue
avec les mots comme un enfant dément
À nouveau II
Fais à nouveau
eau de moi
couler comme un fleuve
dans le fleuve
je veux
dans la mer
devenir confluent
plus de fatigue
nous avons sombré
avec les Dieux
nous nous redresserons
avec
l’étoilement
des Dieux
je ne serai pas fatiguée
de mourir
In memoriam Paul Celan
" ma blonde mère jamais ne revint" Celan
Jamais ne revint
la mère
jamais abandonnée
par la mort
de soleil nourri
avec du lait noir
elle le tenait en vie
ceci se noya
dans l’encre du sang
à travers des buts discrets
le mot du rien
brillant
dans la pièce vide
mélodie yiddish aux amis si loin
sur une pierre, sur une pierre
je suis assise triste
les amis sont loin
et le temps s’en va si vite
là-bas on danse pour la fête et la célébration
je me chante pour moi tout seul ce chant en silence
une lettre vient de loin
de joie je pleure et je ris
là-bas on me pleure
pour ces jours bons et lumineux.
il viendra bien le temps du messie
et il abolira le lointain.
chante cette mélodie, elle est si simple:
je vous ai perdu
n’ayez point honte, o non
des larmes surgissent une célébration
laisse-les tous aller danser
eux ensemble, moi tout seul
notre chanson ne s’arrête jamais
elle surgit au milieu du banquet pour nous hanter
écrit en yiddish à New York en 1947 pour ses amis restés à Bucarest, de l’autre côté du rideau de fer
en un instant
si je savais
tous les noms
contenu dans cet instant
la voix de l’enfant dans le vieillard
le murmure de la ville
s’en va au-delà des frontières
un malentendu
de pays en pays
mon oreille se noie
dans le flot
des paroles
maintenant tu es mort
quand vas-tu naître
tout pleut
en cet instant
je me souviens
je me souviens
des parents qui m’ont abrité
des jouets et des jeux d’enfants
à la joie et à la peine
du premier amour
à Venise à Lucerne
Riviéra et Israël
et Hölderlin Trakl
Kafka et Celan
au ghetto et aux convois de la mort
faim et angoisse
à la chute
du lien éternel aux amis
qui m’ont quitté et aux hommes
qui sont restés près de moi
je pense à l’offrande de mon corps
à la force de la pensée
à la magie des mots et
la magie de la vie
la mort à l’affût
pense à moi
châteaux d’air
les hirondelles
sont parties
hors du royaume des enfants
parties hors
du royaume des enfants
les enfants
sont devenus vieux
moi
dans le pays de nulle part je bâtis des châteaux d’air en papier
notice biographique
je parle
depuis la nuit en feu
que le "Pruth"*
a effacé
du saule pleureur
des livres de sang
vont taire les chants des rossignols
des étoiles jaunes
pour lesquelles nous mourrions d’heure en heure
sur les potences
de roses
je ne parle pas
fuyant
sur une balancelle d’air
europe amérique europe
je n’habite pas
je vis
*fleuve bordant sa ville natale en Roumanie
Je vais
avec mes pieds étrangers
en un ravin vide
au-dessus de nous
les étoiles nagent
dans la mer maternelle
d’où
devant nous
se brisent les digues
et sombrent nos utopies
dans le temps où s’ouvraient
les fleurs sur les rebords des fenêtres
la mère cuisinait
Froid et Chaud étaient donnés
aussi le miel aux cristaux clairs
en cachette nous étions rire
vint le renard
et il vola Froid et Chaud
et le miel aux cristaux clairs
le rire resta en cachette
peur et larmes salées
remplirent les yeux
d’un sommeil brûlant
je me suis réveillé
je compte les étoiles
de mes mots
et me voue
à la nuit
tu marches
dans la ville noire
avec des pieds blessés
sur la hanche
la mort
te touche
Sois
à ton mot
fidèle
il ne
t’ abandonnera
pas
découvrir
un chant
cela veut dire
venir au monde
et courageusement chanter
de naissance en
naissance
Ensemble
Ami
n’oublie pas
que nous avons voyagé ensemble
gravis des montagnes
cueillis les framboises
nous nous sommes laissés porter
par les quatre vents
N’oublie pas
que c’est ensemble notre
monde
le non-partagé
comme le partagé
qui nous laisse fleurir
qui nous anéantit
ce monde déchiré
et non partagé
dans lequel
ensemble nous allons
Ne le sais
Pourquoi j’ai vécu
jusqu’à maintenant
ne le sais
mon souffle continue encore
quand arrêtera-t-il d’écouter
la langue jaillissante de la fontaine
devant ma fenêtre
peupliers vert flamboyant
aboiements des chiens et cloches du dimanche
des bruits confus de voix de merle
et guerres fratricides sang sur sang
la douleur dans les dents
dans le cerveau martelé
ah l’âme désavouée
pourquoi là
je ne sais
laisse-moi
rien ne sais
Qui
Qui se souviendra de moi
quand je partirai
seuls les moineaux
que j’ai nourri
pas les peupliers
devant ma fenêtre
le parc du nord non plus
mon voisin vert
mes amis seront tristes
une petite heure
et m’oublieront
je reposerai
dans le corps de la terre
elle me changera
et m’ oubliera
j’épie
le monologue de la lune
ces rayons argentés
s’égouttent dans ma corolle
nous nous
retrouverons
quand nous
serons restés des enfants
Frère
N’oublie pas
nous sommes frères
d’une énigme du fond des âges
nous vivons
dans un cercle
plein de coins
sur la face du monde
je colle
l’étiquette de la beauté
mon mot
et j’appelle le tien
car nous sommes frères
du néant
de l’éternité
séparation
des magnolias
tu te sépareras
et aussi des oiseaux jubilants
de ta maison
et des mains
qui l’ont rendu habitable
de la tenace habitude
de cligner des yeux
avant de les fermer
quand le rêve t’appelle
des mots
qui t’ont créés
tu te sépareras
de ton ombre
qui toute une vie durant
traquée dans la lumière
la terre ne se séparera pas
de toi
et de ton amour
pour elle
Découvrir
un chant
cela signifie
venir
au monde
et courageusement chanter
de naissance
en naissance
Tu me demandes
ce que je veux
je ne le sais pas
je sais seulement que je rêve
que le rêve me fait vie
et que je plane dans un nuage
je sais seulement que j’aime
humains montagnes jardins la mer
je sais seulement
que beaucoup de morts habitent en moi
je bois mes instants
je sais seulement
que c’est le jeu du temps
haut et bas
Derrière tous les mots le silence
Relevés II
Relevés de la pluie
les morts
tombent nous tombent dessus
avec la force des trépassés
ils ne nous laissent plus seul
un instant
nous avec eux
ils nous lavent au fond de nous
comme on lave un cadavre
ils nous promettent une maison éternelle
relevés
avec les morts
nous ne descendons pas dans le fleuve
bénis par les morts
avec leurs larmes
alors poussent nos cheveux
alors pousse dans nos cheveux notre mort
je n’oublie pas
ma maison paternelle
la voix de ma mère
le premier baiser
les montagnes de Bucovine
la fuite pendant la première guerre mondiale
l’invasion des nazis
les tremblements de peur dans les caves
le médecin qui nous a sauvé la vie
l’Amérique douce-amère
Hölderlin Trakl Celan
mes tourments de l’écriture
cette contrainte de l’écrire toujours encore
lorsque je déploie l’écharpe bleue-pâle
vers le Sud
Jérusalem m’envahit
avec temples et chants sacrés
je suis âgé de plus de cinq mille ans
mon écharpe est une balancelle
quand je ferme mes yeux
vers le Sud
Jérusalem dévale des collines
jeune de cinq mille ans
et m’envahit
dans une arôme d’orange
nous avons un jeu dans l’air
ô mes contemporains
mon étoile est suspendue
à un cordon ombilical
je bois son lait
bientôt
si j’étais née
derrière ma mort
tu me ferais grandir
tu ne remarques pas
tu ne sens plus
que la dernière neige de l’année
dans tes cheveux tombent
et ne remarques pas
comment le soleil
incendie tes chemins
dans la lumière
tu plonges dans la mer
tu t’entends avec les dauphins
et ne remarques pas
que l’eau devient ténèbre
tu reviens vers la terre
que tu aimes tant
et ne remarques pas qu’elle
s’est éloignée de toi
et que tu te tiens
à ses bords
tu montes
vers les sommets enneigés
pour admirer le paysage
sous la verte vallée
et ne remarques pas
que l’on creuse une tombe
la chambre m’abrite
de ce que je dois être abrité
le monde vient par morceau par morceau
à ma fenêtre
peupliers moineaux nuages
des lettres des anciens amis et des amis étrangers
me visitent tous les jours
le temps
un murmure
vraiment
dis-tu
je dis
rêve
sans patrie
avec ma valise en soie
je vais de part le monde
un pays sobre
un autre formidable
difficile est le choix pour moi
je reste sans patrie
maison de retraite
dans les jours de canicule
les vieux
sont assis
à l’ombre des arbres
les fontaines jaillissantes
leur parlent
de ciel cobalt
où errent
des troupeaux d’agneaux
les vieux repensent
à la vie précipitée
qu’ils ont abandonné
qui les a abandonné
ils la réinventent en rêve
elle vient
laisse-nous jouer au bingo
se taire II
une main discrète
éteint la lampe
à la fenêtre
nos voix dorment
je dépose mon silence
sur tes lèvres
sans mot tu me le rends
sur ma bouche
plumes d’étoiles
tombent dans nos paroles
brûler
nous soufflons dans le plumage des cendres
pour raffermir notre souffle
phénix d’étoile se lève du calme
mains volées
allument à la fenêtre la lumière
aumône
je vais de maison en maison
moine mendiant
pour rassembler le pain des paroles
pièces d’or
avec des têtes fières
je les salue
et je quémande le don
elles me dévisagent en passant
et sourient
Dans mon bol pour l’aumône
tombe la neige
ange gardien
les rouleaux de prière ne protègent pas
au jardin des oliviers
dort
l’ange gardien
jour après jour
nuit après nuit
sous la frontière de sang
éclosent des noms
enterrés les ressuscités
où sont les ressuscités
qui ont surmonté les plaies
de leur mort
caressé leur vie et
s’en sont remis au vent
aucun ange
ne trahit leur trace
Gil Pressnitzer