Federico Garcia Lorca
Le romancero gitan
Federico Garcia Lorca, poète de l’amour obscur, a réalisé dans son recueil le Romancero Gitan, cet alliage tant cherché entre le duende, sa ferveur andalouse et l’art poétique quasiment surréaliste qui le marquait à cette époque.
Écrit entre 1924 et 1927 à Madrid, publié seulement en 1928, ce livre aura l’effet d’une illumination flamboyante en Espagne et lui assurera ce statut particulier et profond de poète national. On disait tendrement Federico pour nommer le poète.
Lui, le futur fusillé du 17 août 1936 de la Fuente Grande (La source aux larmes d’après les Maures), aura mis dans ce livre toutes les fontaines et les chants. Parfois la guitare est là en filigrane, souvent les tambours voilés de la mort se font aussi entendre.
Poèmes écrits dans un état de grâce, dans un souffle incandescent, ils sont souvent presque intraduisibles en français. Cet ensemble se veut acte de dévotion, ex-voto pour le peuple gitan. Mais ce livre d’or gitan s’adresse au-delà à tous les exclus, les simples et les amoureux. Dans cette œuvre, véritable précipité de poésie baroque, (Lorca adorait Gongora), de chants populaires, d’images avant-gardistes, de romantisme décadent, se lève un chant pourtant unique.
Le Romancero Gitan
Vicente Pradal dans un spectacle « Romancero Gitan » de 2004 a su en traduire aussi bien les parts d’ombre que de lumière. À cette occasion il a adapté des poèmes de ce recueil en restituant tout le goût amer de souvenirs et acide de présent des citrons, qui flotte dans l’air, l’amour fou qui s’en va vers la rivière, la mort qui se cache dans les buissons, et les chevaux qui encerclent le monde en galopant. La musique, ombre des mots, est là qui résonne dans cette « tragédie musicale ». Le « lance-pierres » de la musique a fonctionné jusqu’aux étoiles.
L’ombre aussi de don Antonio Rodriguez Espinosa, son arrière-grand-père, qui fut l’instituteur, à Fuente Vaqueros, de Federico Lorca, est aussi là. Elle doit être fière de ses deux-là, le poète et le musicien.
Celui qui garde la braise, le sang et l’alphabet de la vérité andalouse et universelle: Federico Garcia Lorca et Vicente Pradal sont de ceux-là.
La « Peine andalouse » peut entrer en scène. Lorca seul sait « le mystère du fleuve qui coule. »
« Aquí no pasa nada. » est-il dit à la fin de la Maison de Bernarda Alba. Rien ne s’est passé, que la tragédie de la vie, ni plus, ni moins. À mots d’évidence Lorca parle de cette vie.
...Sa voix ne jouait plus, sa voix était comme un flot de sang, imposant sa douleur et sa sincérité. (Federico García Lorca).
La lune qui tourne au ciel, la lune aux dents d’ivoire, se souvient de Lorca.
Prairie mortelle de lunes
et de sang sous la terre.
Prairie de vieux sang.
Lumière d’hier et de demain.
Ciel mortel d’herbe.
Lumière et nuit de sable.
J’ai rencontré la mort.
Prairie mortelle de terre.
Une mort petite.
Chanson de la mort petite
(Pièces complémentaires de Poète à New York)
Gil Pressnitzer
Choix de textes
Poèmes
traduits par Line Amselem sous le titre « Complaintes gitanes ». © Editions
Allia, Paris, 2003.
Rixe
Les canifs d’Albacete,
au milieu du précipice,
luisent comme les poissons
embellis de sang hostile.
Un dur éclat de poker
coupe dans le vert acide
des chevaux pris de fureur,
des cavaliers de profil
Aux branches d’un olivier
deux vieilles femmes gémissent.
Voilà que grimpe aux rideaux
le grand taureau de la rixe.
Les mouchoirs et l’eau glacée
des anges noirs te fournissent.
Des anges aux ailes comme
à Albacete les canifs.
Juan Antonio de Montilla
mort le long du ravin glisse,
une grenade à ses tempes
et le corps semé de lys.
La croix de feu qu’il chevauche
dès lors à la mort le hisse.
Par l’olivaie vient le juge
avec un garde civil.
Le sang qui s’est enfui pleure
un refrain muet de reptile.
Ça s’est fait comme toujours,
- Messieurs les gardes civils:
cinq Carthaginois sont morts
et quatre Romains périrent.
Le soir fou de ses figuiers
et de ses chaleurs qui bruissent,
défaille sur les blessures
des cavaliers à la cuisse.
Et des anges noirs volaient
dans l’air du jour qui décline.
Des anges aux longues tresses
et dont le cœur est fait d’huile.
Saint Michel
Sur la pente, pente, pente,
depuis les balcons on voit
des ânes et l’ombre d’ânes
qui sous les tournesols ploient.
Leurs yeux sont dans la pénombre
embués d’immense nuit.
Et dans les détours de l’air,
l’aurore saumâtre bruit.
Un ciel de mulets blancs clôt
ses paupières de mercure
donnant une fin de cœurs
au tranquille clair-obscur.
Pour ne pas être touchée,
l’eau se fait plus froide alors
sur la pente, pente, pente,
une eau découverte et folle.
Dans la chambre de sa tour,
saint Michel plein de dentelles
montre à tous ses belles cuisses
entourées par les lanternes.
Cet archange apprivoisé
quand il semble indiquer douze,
tous plumes et rossignols
feint une colère douce.
Le saint chante dans le verre
éphèbe aux trois mille nuits,
il sent bon l’eau de Cologne
et les fleurs sont loin de lui.
La mer danse sur la plage
un poème de balcons.
Sur les rives de la lune
plus de voix et moins de joncs.
Des trottins vont en mangeant
des graines de tournesol
comme des astres de cuivre,
leurs grands fessiers se dérobent.
Saint Michel était bien sage
dans la chambre de sa tour,
ses jupons sont parsemés
de paillettes et de jours.
Saint Michel, roi des ballons
et roi des chiffres impairs,
dans la merveille orientale
de cris et de belvédères.
Saint Gabriel
Un beau jeune homme de joncs
épaules larges, taille fine,
épaules larges, taille fine,
son teint est de nocturne pomme,
ses yeux grands et sa bouche triste,
il a le nerf d’argent brûlant
et il bat le pavé désert.
Et il bat le pavé désert
De ses souliers de cuir vernis,
il casse les dahlias de l’air,
avec les deux rythmes que chantent
des deuils rapides et célestes.
Saint Gabriel,
sur le rivage de la mer
il n’est de palmier qui l’égale,
aucun empereur couronné
ni aucune étoile fugace
Lorsque sa tête est inclinée
sur sa poitrine de jaspe
sur sa poitrine de jaspe
lorsque sa tête est inclinée
sur sa poitrine de jaspe
la nuit est en quête de plaines
car elle veut s’agenouiller.
Car elle veut s’agenouiller.
On entend des guitares seules,
pour l’archange saint Gabriel
qui est un ennemi des saules
et un dresseur de tourterelles
Saint Gabriel,
l’enfant pleure
dans le ventre de sa mère
Ne va pas oublier l’habit
car les gitans te l’ont offert.
Anunciación de los Reyes,
bien constellée et mal vêtue
bien constellée et mal vêtue
Et les étoiles de la nuit
se sont transformées en clochettes.
Saint Gabriel : me voici donc
avec trois épines de joie.
Ton éclat ouvre des jasmins
sur mon visage qui flamboie
ton éclat ouvre des jasmins.
Anunciación, je te salue,
glorieuse brune du prodige.
Saint Gabriel,
pour t’y asseoir je fais en rêve
de petits œillets un fauteuil.
Anunciación, je te salue,
bien constellée et mal vêtue
Ton fils aura sur la poitrine
un grain de beauté, trois blessures
Petit Gabriel de mon cœur !
Je sens au fond de mes deux seins
le lait tiède déjà naissant.
Anunciación, je te salue,
tu es mère de cent lignages.
Tu es mère de cent lignages.
L’enfant chante alors dans le sein
d’Anunciación toute surprise.
Trois projectiles vert amande
dans sa petite voix qui vibre.
Saint Gabriel,
haut dans les airs
grimpait déjà sur une échelle
et les étoiles de la nuit
sont devenues des immortelles.
Mort d’amour
Que voit-on briller là-bas
sur les balcons haut-perchés
Ferme la porte, mon fils,
j’entends onze heures sonner.
Dans mes yeux, sans le vouloir,
quatre lanternes reluisent.
Ce sont ces gens-là sans doute
en train d’astiquer les cuivres.
Gousse d’ail, métal mourant,
la lune qui décroît pose
une jaune chevelure
sur des tours de couleur jaune.
Et l’odeur de vin et d’ambre
venue des balcons pénètre.
Des vents de roseaux mouillés
et des bruits de voix vieillies,
résonnaient ensemble sous
l’arc brisé de la minuit.
La nuit est carrée et blanche
aux façades des maisons.
Des séraphins, des gitans
jouaient de l’accordéon.
Mère, quand je serai mort,
fais-le dire à ces messieurs.
Préviens-les du Sud au Nord
par des télégrammes bleus.
Et le ciel claquait les portes
au bruit du bois bousculé
lorsque criaient les lueurs
sur les balcons haut-perchés
L’épouse infidèle
Et je l’ai menée vers la rive
pensant qu’elle était encore fille,
alors qu’elle avait un mari.
C’était la nuit de la Saint-Jacques,
on se sentait presque obligé.
Les lumières se sont éteintes,
les grillons se sont allumés.
Au détour des dernières rues
j’ai touché ses seins qui dormaient
et ils se sont ouverts soudain
comme jacinthes en bouquets.
À mes oreilles résonnait
l’amidon du jupon de femme,
autant qu’une pièce de soie
qui serait fendue par dix lames.
Par-delà les joncs et les ronces,
par-delà les mûres sauvages,
sous la touffe de ses cheveux
j’ai creusé un trou dans la vase.
Moi, j’ai enlevé ma cravate.
Et elle a enlevé sa robe.
Moi ma ceinture avec mon arme.
Elle ses trois linges de corps.
Ni les nards ni les coquillages
n’ont un teint aussi délicat,
ni les verreries à miroirs
ne brillent avec tant d’éclat.
Ses cuisses m’échappaient sans cesse
comme des poissons que l’on piège,
à moitié pleines de chaleur,
et à moitié pleines de neige.
Cette nuit-là j’ai parcouru
le meilleur de tous les chemins,
sur une pouliche de nacre
sans étrier ni bride en main,
je suis homme et ne veux dire
les choses qu’elle m’avait dites,
les lumières de la raison
mettent à mes mots leur limite.
Souillée de baisers et de sable,
je l’ai ramenée de la rive,
au moment où contre les airs
se battaient les épées des lys.
Comme un vrai gitan que je suis,
j’ai fait ce que je devais faire.
Pour coudre je lui ai donné
un nécessaire en satin clair.
Je ne veux pas être amoureux
car elle a dit qu’elle était fille
alors qu’elle était mariée
quand je la menais vers la rive.
complainte de l’ajourné
Le vingt-cinquième jour de juin
au nommé Amer on dicta
les lauriers roses de ta cour
coupe-les quand tu le voudras.
Dessine une croix sur ta porte
et indique ton nom plus bas,
car des ciguës et des orties
te pousseront sur le thorax
et des piques de chaux mouillée
feront à tes souliers des marques.
Ce sera la nuit et dans l’ombre,
dans les bois aimantés et noirs,
à l’endroit où les bœufs de l’eau,
tout en rêvant, les roseaux boivent
Apprends donc à croiser les mains.
Demande des cloches, des flammes
et va rechercher les vents froids,
Ceux des rochers et du métal.
Car tu giras dans ton linceul
après qu’auront passé deux mois.
Le vingt-cinquième jour de juin
l’Amer eut son premier regard
et le vingt-cinquième jour d’août
il s’allongea pour ne plus voir.
Des hommes descendaient la rue
car son délai venait d’échoir,
pour voir l’ajourné sur le mur
fixer sa solitude lasse.
Mort d’Antoñito el Camborio
On entendit des cris de mort
près du fleuve Guadalquivir.
D’anciennes voix qui crient autour
d’une voix d’œillet masculine.
Il mordit comme un sanglier
marquant aux bottes des canines.
Il faisait des bonds savonneux
de dauphin pris dans cette rixe.
Le sang ennemi fit des taches
sur sa cravate cramoisie,
mais ils avaient quatre poignards
et il a bien dû défaillir.
Quand l’estocade des étoiles
plonge ses piques dans l’eau grise,
quand les taurillons voient en rêve
des capes tournant en iris,
on entendit des cris de mort
près du fleuve Guadalquivir
Antonio Torres Heredia
Camborio aux crins durs et vifs,
jeune homme brun de verte lune,
à la voix d’œillet masculine,
dis-moi, qui donc a pris ta vie
près du fleuve Guadalquivir ?
Mes quatre cousins
Qui viennent de Benameji,
Ce qu’ils n’enviaient pas sur d’autres,
sur moi, ils en avaient envie.
Mes chaussures couleur corinthe,
l’ivoire de mes pendentifs,
l’huile d’olive et le jasmin
qui pétrissent ma peau très fine.
Oh. Antoñito el Camborio,
toi, digne d’une impératrice !
Il te faut penser à la Vierge
car maintenant tu vas mourir.
- Oh, Federico Garcia,
appelle la garde civile !
J’ai déjà la taille brisée
comme une tige de maïs.
Trois coups de son sang le frappèrent
et puis il mourut de profil.
Vivante pièce de monnaie
dont jamais on n’aura copie.
Et lorsque les quatre cousins
arrivent à Benameji,
s’éteignirent les cris de mort
près du fleuve Guadalquivir.
Bibliographie
Complaintes Gitanes ( Edition Allia Poche) 2003, traduction Line Amselem
Romancero gitan, traduction Alice Becker-Ho, Points Poésie, 2008