Miklós Radnóti
A marche forcée contre la mort et l’oubli
az égre irj, ha minden összetört - écris sur le ciel si tout est déjà cassé.
Ils marchent en rangs noir s
Al-lu-lull, nuit et pluie,Al-lu-lull, nuit et vent,Dans la nuit et sous la pluie, Dans la nuit, dans le vent, Des gens marchent sur les routesMouillés, affamés comme des chiensBattus, comme des chiens.
Al-lu-lull, nuit et pluie,Al-lu-lull, nuit et vent...
Et où vont-ils ?Seule la nuit le sait, seul le vent le sait.Sans crier, sans gémir,Dans la nuit et dans le vent,Ils marchent en rangs noirs,Mouillés et affamés comme des chiens,Conduits et traqués comme des chiens. (Texte de Moshe Leib)
Comme eux Miklós Radnóti marcha plus de 900 kilomètres, plus de trois mois, vers sa mort, à marche forcée. Parce que juif, parce que poète. Il avait en 1936 pressenti son destin.
Ces écrits par-delà le néant, d’un homme qui savait qu’il n’allait point survivre, mais qui croyait à la résurrection des poèmes, nous touchent comme peu d’autres en ce temps. Si par exemple Paul Celan, a par les mots reconstitué l’holocauste, Miklós Radnóti lui l’a vécu dans sa chair et l’a transcrit.
Au printemps 1946, un charnier a été découvert dans le village hongrois d’Abda. Vingt-deux corps décomposés ont été retrouvés emmêlés dans la fosse. L’un des corps retrouvés dans la tombe était celui du poète Miklós Radnóti, abattu d’une balle dans la nuque le 9 novembre 1944 par un compatriote, un milicien hongrois, et versé dans la fosse commune dix-huit mois plus tôt. Retrouvé cousu dans la poche de son imperméable usé, était un petit carnet trempé dans ses fluides corporels. Il a été mis à sécher au soleil et son examen permit d’exhumer les derniers poèmes soigneusement manuscrits. Dans ce carnet Radnóti, à travers la poésie, a raconté l’histoire des six derniers mois de sa vie, les mois passés au service de la main-d’œuvre obligatoire dans un camp de travail nazi à Bor, en Serbie, puis les trois mois de marche forcée à travers la Serbie vers le petit village hongrois d’Abda, près de la frontière autrichienne, où il a été tué quand il était trop faible pour continuer à marcher. Sur la première page du carnet était indiqué – en hongrois, serbo-croate, allemand, français et anglais – qu’il s’agissait des « poèmes de l’écrivain hongrois Miklós Radnóti…Ultime proclamation de son identité hongroise, de son identité de poète. Mais c’est en tant que juif, de poète aussi, car « ses gribouillages » exaspéraient ses gardiens, qu’il fut assassiné. Il faisait passer de mains en mains, parmi les codétenus, ses poèmes.
Il se savait condamné, et ne continuait pas moins d’écrire des poèmes, ne sachant pas ce qu’ils deviendraient dans ce chaos sanguinaire, mais voulant parler par-dessus la mort à Fanny sa femme bien-aimée, au monde entier aussi.
Pieds en sang, il écrivait contre toute espérance : La mort, dans la poussière/ardente de la Voie Lactée/marche et poudre d’argent/ces pauvres ombres qui trébuchent.
Son poème Avance, condamné à mort le disait déjà :
Avance, condamné à mort!
le vent, les chats fuient devant toi
dans les buissons, les rangs chancellent
des arbres noirs, et se bossèle
la route qui blanchit d’effroi.
Dessèche-toi, feuille d’automne!
disparais, monde sans amour!
du ciel tombe une bise froide
et sur l’herbe rouillée et roide
l’ombre des oies sauvages court.
Sois pur, poète, comme un sage
dans la neige des hauts parages
battus de vent, sois innocent
comme le tout petit enfant
jésus de nos vieilles images.
Et dur aussi comme un grand loupblessé qui, saigne de partout.(traduction Jean-Luc Moreau, Œuvres, La marche forcée (1930-1944) éd. Phébus 2000.
Il est temps, grand temps de rendre à ce poète sa place aux côtés de Garcia Lorca, Mandelstam, et d’autres poètes broyés par la guerre et qui ont disparu. Mais l’Europe n’aura pas porté son deuil. Pourtant il est le marqueur de la tragédie européenne.
Déjà bien beau si le vent en fouillant dans la braise du bûcher
trouve des vers tronqués et les note pour lui-même.
De l’œuvre rien de plus ne sera transmis à la curiosité de l’avenir (Première églogue, traduction Jean-Luc Moreau)
Puissent ces pages transmettrent un peu de cet immense poète.
La passion de Miklos Radnoti
Miklós Radnóti représente de façon exemplaire ce que fut le sort des juifs hongrois qui se croyaient totalement des citoyens hongrois et furent bannis, puis massacrés presque à la fin de la guerre.
Miklós Radnóti, poète juif, connut une sorte de passion christique, mais dans laquelle le messie devait creuser sa propre tombe. Miklós Radnóti était un patriote hongrois, un homme de gauche attentif aux mouvements sociaux.
Cet antisémitisme porteur des bas instincts va le frapper lui qui se croyait partie commune du corps national. Mais dans les tumultes du déclin de l’empire austro-hongrois, de la peur viscérale du monde slave, cet antisémitisme s’exacerbait. Mais cet antisémitisme ne fut pas l’antisémitisme radical allemand, il fut autre à base de xénophobie touchant aussi d’autres minorités (tziganes…).
Et l’histoire des juifs hongrois est singulière, différente de celles des autres juifs d’Europe centrale.
La tragédie des juifs de Hongrie Miklós Radnóti, totalement assimilé et christianisé, fut rappelé à ses origines juives, et persécuté pour cela dans une Hongrie qui portait très tôt, et porte encore hélas maintenant, ce mélange souvent habituel d’antisémitisme et de nationalisme.
Le terreau reste encore fertile aujourd’hui encore et le sort des juifs de Hongrie, ainsi que des Roms, est toujours contesté, car l’antisémitisme gagne du terrain en Hongrie et voudrait se légitimer avec l’utilisation politique (Parti de la Garde Hongroise) et la montée des négationnistes de la Shoah. L’histoire récente sous les Croix Fléchées (les nazis hongrois) aurait dû servir de leçon. Mais la Hongrie a toujours tu la participation d’une partie de la population au génocide et refuse de regarder en face ce passé.
Ce passé fut celui-ci :Dès les années vingt, et pour la première fois en Europe - sous le régime Horty - un numerus clausus a été introduit à l’université pour les étudiants juifs. Mais pendant le régime de l’amiral Horty, si les juifs furent privés de tout droit civique, ils furent relativement épargnés, malgré le massacre de près de 60 000 d’entre eux avant l’occupation allemande. Puis les Allemands occupèrent la Hongrie le 19 mars 1944, pour empêcher le régime, qui sentait le vent de la défaite et l’avancée irrésistible des troupes soviétiques, de négocier tout armistice avec les Alliés. Les nazis installèrent des collaborateurs sanguinaires, les Croix Fléchées, qui immédiatement se mirent à massacrer les juifs. Avec cette occupation de la Hongrie commença l’« Opération Margaret » en vue de la liquidation physique des juifs, laquelle se fit à un rythme rapide.
Dès mars 1944 la persécution des juifs en Hongrie commença, et Adolf Eichmann, organisateur direct du génocide, ordonna pour des dizaines de milliers de juifs une marche vers la mort. D’autre part des milliers de juifs furent déportés dans des camps de la mort. Les juifs hongrois, à l’exception de ceux de Budapest furent obligés d’habiter dans des ghettos aux quatre coins du pays afin « d’assurer la déportation efficace des Juifs de la nation ».Avant la Shoah les juifs hongrois étaient la deuxième communauté juive d’Europe, après la Pologne.
Les juifs hongrois étaient alors environ 725 000. En moins de deux mois, du 15 mai au 9 juillet 1944, 437 402 juifs hongrois furent déportés à Auschwitz où la grande majorité fut immédiatement gazée. A partir du 8 novembre 1944, alors que l’Allemagne nazie se savait vaincue, plus de 70 000 juifs hongrois de Budapest furent conduits à une marche de la mort depuis Budapest jusqu’à la frontière autrichienne.
Beaucoup succombèrent. C’est dans une marche similaire que mourut Miklós Radnóti, mais lui provenait d’un camp de travail forcé en Serbie. Le 17 septembre 1944 les allemands avaient sous la pression des armées soviétiques, entreprit l’évacuation de la mine de cuivre de Bor en Serbie, où il était prisonnier. La destination était le four de la briqueterie de Cservenka, beaucoup de prisonniers moururent en route. Jusqu’en 1945, 560 000 d’entre eux périrent dans les camps de concentration allemands, dans des travaux forcés ou comme victimes des commandos de la terreur. La responsabilité de la persécution des juifs ne se limita pas aux seuls criminels de guerre, beaucoup de miliciens hongrois y participèrent avec zèle.
La déportation cessa sur ordre du gouvernement hongrois mi-juillet 1944 sauvant théoriquement le reste de la population juive, 300 000 personnes environ. Mais les persécutions se poursuivirent à l’automne 1944 malgré le départ provisoire des nazis fin août 1944. Les Croix Fléchées seront installés au pouvoir par les nazis le 15 octobre 1944 et intensifièrent les massacres et les juifs de Budapest furent envoyés dans des marches de la mort vers l’Allemagne. En novembre une partie de la Hongrie est libérée par l’armée soviétique, mais des centaines de juifs, obligés de creuser leur propre tombe sont battus à mort ou fusillés près de Györ, vers le village d’Abda le 10 novembre 1944. Parmi eux Miklós Radnóti.Lesoir profond de la vie de Miklós Radnóti Miklós Radnóti a semblé toujours avoir le clair pressentiment de son destin tragique et de l’approche de la mort, qu’il semblait attendre. Seule la force de son amour le protégeait un peu et aussi sa lucidité. Il savait la cruauté de l’histoire et l’horreur en marche qu’il avait décrite. Les destins de Lorca, de Maïakovski, d’Attila Jozsef, d’Apollinaire et d’autres l’avaient frappé. Une sorte de course-poursuite contre la mort se mettait en place et il griffonnait fiévreusement des fragments de poèmes comme pour laisser trace et refuser la victoire de l’oubli et du néant. Il savait, il pressentait, il voyait ses compagnons abattus.
Dix-huit mois après, en l’été 1946, après s’être enquis sans cesse de son sort, Fanny Gyarmati, sa femme effectua des recherches, localisa et découvrit son corps que l’on identifia. Dans la poche de son manteau râpé, on découvrit un carnet contenant ses cinq poèmes ultimes (Racine, les quatre cartes postales), publiés plus tard sous le titre Le ciel écumeux. Les poèmes que Miklós Radnóti avait pu faire passer à un codétenu, Sandor Szalai au camp de travail de Bor à l’automne 1944, avant la marche de la mort étaient les suivants : Lettre à ma femme, septième et huitième églogues, Marche forcée.
C’est cet ensemble, ainsi que les poèmes édités en juin 1946, effrayant témoignage sur le chemin de croix de Miklós Radnóti qui ont fait sa légende au détriment des poèmes antérieurs. On compte plus de 250 poèmes de Miklós Radnóti, 237 sont exposés à Budapest grâce au legs fait par sa femme pour le centième anniversaire de sa naissance en 2009.
Miklós Radnóti nous aura envoyé des cartes postales du pays de la mort. Il savait sa longue marche sans issue et seul le visage de l’aimée penché sur lui, la volonté du poète de laisser des traces pour plus tard, le poussait à griffonner des poèmes à la lueur de la lune et des râles des autres prisonniers. Écrire pour que l’on sache un jour l’inhumanité, mais aussi la folle espérance humaine. Que contre le Mal les paroles demeurent et triomphent. Non pas pour témoigner, mais pour parler de la grandeur de l’homme envers et contre tout. De la force de l’amour fou pour Fanny aussi. Il soudoyait parfois ses gardiens pour faire passer par-delà les barbelés quelques poèmes, il en confiait aussi à quelques codétenus en espérant que tous ne seraient pas exécutés. Il en portait sur lui dans un petit carnet, cousu dans son manteau élimé, croyant qu’on les retrouverait après sa mort au fond du charnier qui lui était promis. Ce fut le cas.
Son sort proche de Mandelstam, dont également la femme sauva la mémoire, est une des tragédies du siècle qui en connut tant et tant.
Sans apitoiement, lisant lui aussi à ses codétenus des poèmes, Miklós Radnóti demeure une des figures les plus émouvantes en poésie.
Sa vie peut se résumer ainsi.
Miklós Radnóti est né Miklós Glatter, le 5 mai 1909 à Budapest dans une famille juive assimilée. Son pseudonyme Radnóti provenant de la maison natale de son père, Radnót. Sa mère, Ilona Grosz, est morte en lui donnant naissance ainsi que son frère jumeau, mort-né. Ce traumatisme le poursuivra toujours et il se sentira le jumeau assassin et le survivant coupable. À dix ans la vérité lui fut révélée, lui qui avait été élevé par une autre famille, celle de sa belle-mère, Ilka Molnár, qui lui avait fourni affection, dévouement et une bonne éducation.
Désormais la hantise de la mort, du sacrifice, et de la faute originelle va le poursuivre dans toute son œuvre.
Quand il avait douze ans Radnóti a perdu son père, Jakab Glatter - décédé d’une thrombose cérébrale -, et qui s’était remarié.
En 1927, il est diplômé d’une école de commerce, et son oncle, Dezso Grosz, lui demanda de poursuivre l’entreprise familiale. Mais Radnóti voulait être écrivain. En 1928 il commença à travailler comme comptable dans cette entreprise. Mais à 21 ans il avait déjà publié son premier recueil de poèmes, (1930, Le salut du païen), qui reflète les influences françaises et attaque les injustices sociales.
Son second recueil Chants des pasteurs à la mode nouvelle, de genre lyrique et bucolique, lui vaut un procès en 1931 pour attentat à la pudeur à la suite duquel il est condamné à huit mois de prison, mais acquitté.
Il entre à la faculté de lettres François-Joseph de Szeged. En 1931, il passe deux mois de vacances à Paris, où il a visité l’Exposition coloniale et a décidé de traduire des poèmes et des contes africains en hongrois.
Il obtient en mai 1934 son doctorat en littérature hongroise et française. Mais ses origines juives et ses idées progressistes lui interdisent un poste de professeur. Il ne pourra vivre que de traductions et de ses poèmes, d’articles, car il est vite considéré comme l’un des plus grands poètes hongrois et Attila Jozsef l’admire.
En 1935 Radnóti se marie avec Fanny (Fifi) Gyarmati, son amie d’enfance, et s’installe à Budapest. Sa poésie se tourne vers le mouvement ouvrier et la sociologie rurale. Il se rapproche du groupe littéraire des « urbains », et publie des poèmes dans la revue Nyugat dirigée par Attila József, Szép Szó. C’est un antifasciste convaincu. Il est notamment reconnu pour son recueil de 1936, Marche, condamné à mort ! pour lequel il gagne le Prix Baumgarten. Il entretient des liens avec le parti communiste illégal sans jamais y appartenir. Il a été un farouche antifasciste. Durant l’été 1938, il fait encore un voyage avec Fanny en France qu’il aimait tant, et où il a eu des contacts avec les milieux de gauche. La censure pèse sur son pays et il se consacre de plus en plus à la traduction (Apollinaire surtout). Le 14 juillet 1939, il est en France pour les 150 ans de la révolution.
En 1942, il publie Orphée, qui contenait des traductions de Virgile (ses églogues), Rimbaud, Mallarmé, Eluard, Apollinaire, Blaise Cendrars.
Les services de travail obligatoire sont instaurés en mars 1939 et dès juillet 1939 les bataillons de réquisitionnés s’organisent pour construire des routes, assécher des marécages. Les juifs qui n’ont plus le droit de porter les armes dans l’armée hongroise vont fournir le gros des troupes de travailleurs. « Politiquement inassimilables », ils vont servir d’esclaves, marqués par un brassard jaune.
À partir de 1940, parce qu’il avait été identifié comme Juif, destitué de ses droits civiques, il est forcé de servir dans des bataillons de travail forcé, sur le front ukrainien pour déminer des explosifs. Miklós Radnóti avait été appelé deux fois pour le travail forcé, en 1940 et en 1942. Il pourra retourner à Budapest grâce aux efforts de ses amis écrivains, qui le savait épuisé et malade. Il pourra se consacrer un temps à son écriture et son travail de traduction. Mais le port de l’étoile jaune devient obligatoire en avril 1944 et plonge Radnóti dans l’affliction.
Le 18 mai 1944, il a été déporté dans un camp de travail obligatoire dans une mine de cuivre près de Bor, en Serbie. Sa femme lui envoie des vêtements chauds et de l’argent. Radnóti envoie le tout avec la lettre suivante :
« Samedi après-midi. Je suis tout seul, et je continue. Hermione, ma mère, je vous embrasse et aussi tous les autres. J’ai quelque chose pour Jani en retour, laissez-le intact et utilisez-le en cas d’urgence. Je vous embrasse ma chérie. M. » C’était des poèmes. Il arrive à Bor le 2 juin au camp Heidenau.
La mine de Bor avait une série de cinq camps de prisonniers, comprenant 15 000 personnes avec un brassard jaune, des juifs hongrois, italiens, serbes. Pas un arbre, pas une feuille dans cet enfer où l’on extrayait le minerai par explosion. Miklós Radnóti n’était pas dans les mines de Bor mais dans les chantiers de construction de routes. Il écrira « ma folle jeunesse retentit jusqu’au fond des puits de mine ». Humiliations, promiscuité, désespoir, mort qui rôde et frappe tout autour. Et pourtant il écrit. Ses poèmes il les distribue à ses compagnons, espérant que les survivants les feront connaître après la guerre.
Comme les nazis se sont retirés du front de l’Est et que l’armée russe approchait, le camp de concentration de Bor sera évacué et Radnóti et 3200 de ses co-internés sont menés à marche forcée à travers la Yougoslavie et la Hongrie. Pendant 3 mois et 900 kilomètres ! Par Belgrade jusqu’en Hongrie, pour rejoindre les camps de Dachau et Buchenwald. Marche d’automates, de condamnés à mort, qui croyaient pourtant rentrer chez eux, ou être sauvés par les partisans.
« Les chaussures du poète sont tachées de sang, ses doigts sont tachés d’encre et son regard s’accroche aux cailloux de la route aux crêtes des montagnes, la forêt saigne… ». Cervelle en loque, ventre tordu de faim il avance, pieds en sang, et la faim, la faim en lui. Le détail de ses derniers instants est maintenant connu par le témoignage de survivants ou de paysans témoins. Les cinq à six jours de marche pour rejoindre Belgrade traversée de nuit, l’enfer de Pancsova et surtout en terre hongroise le massacre, le 7 octobre 1944, de 1000 hommes à Cservenka par les SS, les exactions à Oszivác des SS qui sèment la mort au petit bonheur, des supplétifs hongrois qui tiraient dans le tas, la marche fantomatique des survivants, le massacre de Miklós Lorsi avec son violon attaché sur son corps le 8 octobre, le dernier poème de Miklós Radnóti le 31 octobre, et la dernière charrette des condamnés où fut hissé Miklós Radnóti, qui ne pouvait plus avancer.
Il sera tué par balle dans la nuque par de jeunes soldats hongrois, près du village de Abda, au Nord-Ouest de la Hongrie près de Gyor, à trois heures le 9 novembre 1944, avec 21 autres prisonniers qui, comme Radnóti, étaient trop faibles pour marcher. Poussé dans une fosse qu’il aura lui-même creusé. Tout cela est raconté avec une infinie pudeur par Jean-Louis Moreau dans Marche Forcée.
Au printemps 1946 des paysans hongrois creusent le charnier des 22 cadavres pour chercher de l’or dans les vêtements. On fouille et on fait les poches et l’on trouve le carnet. Plus tard Miklós Radnóti sera réenterré au cimetière Kerepesi à Budapest.
La recherche d’identité de Radnoti : judaïté, magyarité, christianisme
[...] Je n’ai jamais renié ma "judaïté". Je suis à ce jour "de confession juive" (j’en expliquerai plus tard la raison), mais je ne me sens pas juif, on ne m’a pas donné d’éducation religieuse, je n’en ressens pas le besoin, je ne la pratique pas, je considère comme une idiotie la race, le sang, les racines et la mélancolie ancestrale frémissant dans les nerfs, et non pas comme déterminant de ma "spiritualité", de mon "émotionnalité" et de ma "poésie". Même du point de vue sociologique, je considère les juifs comme une communauté artificielle. Ce sont mes expériences. Il est possible que ce soit faux mais je le ressens ainsi et je ne pourrais pas vivre dans le mensonge. Ma judaïté est mon "problème vital" car les circonstances l’ont voulu ainsi, comme les lois et le monde alentour. C’est un problème malgré moi. Autrement, je suis un poète hongrois, j’ai énuméré les membres de ma famille et je m’en fiche de ce qu’en pense le premier ministre de tous les temps. On peut me renier ou m’accepter, ma "nation" ne me lance pas, en me balayant de l’étagère des bibliothèques : fous le camp, sale juif; les paysages de mon pays s’ouvrent devant moi, les ronces ne m’agrippent pas plus qu’un autre, l’arbre ne se hausse pas sur la pointe des pieds pour que je ne puisse pas attraper ses fruits. S’il m’arrivait pareille expérience - je me tuerais car je ne peux vivre autrement, ni croire ou penser autrement. Je le ressens ainsi à ce jour, en 1942, après trois mois de camp de travail et quatorze jours de camp punitif [...], exclu de la vie littéraire où de minuscules écrivaillons qui ne m’arrivent pas à la cheville gigotent dans tous les sens; et moi, paré de mon diplôme d’enseignement tout frais et inutilisable, avec la même perspective pour les jours, les mois et les années à venir. Et si l’on me tue ? Cela n’y changera rien. [...] Extrait d’une lettre à Aladár Komlós, 17 mai 1942.Le port obligatoire de l’étoile jaune lui fait saisir que désormais le destin hongrois n’existe plus pour lui. Plus la peine de regarder en arrière, tout semble perdu, la culture, la sécurité, la fraternité. Désormais il va regarder en face le désastre des décombres du monde, croyant encore en un monde nouveau, dont il sait être une des pierres fondamentales. Et sa parole se fonde sur la compassion aux autres, et non pas sur l’apitoiement sur lui. Il ne connaissait presque rien à la culture juive, sinon la Bible qu’il lisait souvent.
Il s’était secrètement converti au catholicisme, conseillé par son mentor, le théologien catholique et poète Sandor Sik (1889-1963), son compagnon d’université. Le 2 mai 1943 il est baptisé dans la basilique Saint-Étienne à Budapest. Sa conversion tardive est motivée par une longue quête du Christ, non pour échapper à sa condition de juif, mais les fondements du catholicisme lui étaient étrangers. Ni juif, ni catholique, il était messianique et avant tout hongrois, hongrois jusqu’à la moelle. Il sera aussi par solidarité de destin, juif, jusqu’à la fosse commune.
Certains de ses poèmes sont à connotations religieuses, mais tous sont hongrois, par leur enracinement, par leur musique, par leur tradition.
Miklós Radnóti est magyar, non nationaliste, mais fidèle à son peuple.
Une poésie pour vivre debout
Ainsi, je vais me battre et ainsi je tomberai quand l’heure sera venue, et la région gardera jalousement mes os pour ceux qui s’en souviendront dans les siècles à venir. (Le taureau)
Miklós Radnóti a pressenti très tôt son destin tragique, et il a voulu par-delà la folie et le chaos de son temps s’adresser aux générations à venir, si tant est que celles-ci sachent encore lire ses poèmes. Il croyait en sa poésie, en sa valeur et il aura apporté beaucoup de soins pour qu’elle survive. Pourtant seul le hasard ou la cupidité de paysans hongrois déterrant les cadavres fit que l’on retrouva ses derniers poèmes. Il avait remis à Sándor Szalai un exemplaire des poèmes du camp de Bor et les avaient recopiés sur son carnet retrouvé sur lui un an et demi après son assassinat, avec cette annotation complète en première page :
« Ce carnet contient les poèmes du poète hongrois Miklós Radnóti. Il demande à celui qui le trouvera de l’envoyer en Hongrie, à l’adresse du maître de conférences Ortutay Gyula, Budapest, VII, Horansky Str 1. Merci d’avance »
Pour lui, il faisait partie de ces poètes « marqués d’une croix blanche » qui vont vers la mort les yeux ouverts. Fasciné par le philosophe Henri Bergson, il croyait en une sorte de recommencement perpétuel du passé dans notre présent, comme un avertissement, une malédiction. Il savait « l’encoche blanche » marquée sur lui inéluctablement et déjà les bourreaux s’avançaient dans son histoire, il entendait leurs pas avant même qu’ils aient commencé à marcher vers lui.
Et je vis au milieu de ce monde en délire à la façon de ce chêne là-bas
qui sait qu’on va l’abattre et qui bien que l’encoche blanche dise déjà
que dès demain le bûcheron par ici frappera, -
l’attend et n’en pousse pas moins des feuilles nouvelles. 1938
(Première églogue traduction Jean-Luc Moreau)
Lucidité, prémonition, sens tragique de la vie ? Tout cela sans doute et de plus cette culpabilité ancrée en lui dès sa naissance elle-même tragique et faite aux dépens de deux autres vies. Et il n’aura de cesse que de faire pousser les feuilles nouvelles de ces poèmes, jusqu’au dernier instant. Une vieille paysanne hongroise témoin de l’exécution du poète raconta qu’au bord de la fosse il griffonnait encore sur son carnet. En 1936 il avait écrit et publié ce recueil au titre effrayant et anticipatoire Avance condamné à mort !
Il portait en lui, sur lui par empathie visionnaire le destin tragique de bien des poètes : John Love poète noir lynché par le KU-Klux-Klan, Attila Jozsef suicidé, Vladimir Maïakovski « suicidé », Federico Garcia Lorca fusillé, Guillaume Apollinaire trépané. Et lui aussi devenait « tourbillon et coup de sang », révolte et attente de sa propre mort. Mais debout refusant la pluie de cendre, épaisse et noire, qui voulait tomber du ciel. Il voulait l’empêcher de tomber sur terre pour tous ses frères humains qui « après lui vivraient » mais aussi pour les présents. Médium hypersensible des frémissements du monde il était aussi attentif à une feuille qui tombe, qu’à une vieille femme qui pleure, à un pauvre humilié.
Sa femme Fanny, avec son tendre amour, sa complicité, lui faisait rempart contre les innombrables malheurs. Et c’est son visage, son odeur, qu’il portait jusqu’au milieu des humiliations des camps de travail. Suivant une vieille légende hongroise, il avait mis le papillon rouge de son amour sous la porte de sa vie. Le sortilège ne marcha pas. Mais les papillons rouges de ses poèmes volent encore.
Debout il était, debout il se voulait. « Poète pur et sage comme la neige des hauts parages battus de vent… innocent comme le petit enfant Jésus des vieilles images. Et dur comme un grand loup blessé qui saigne de partout » (Avance condamné à mort)
Il a vu monter peu à peu le fascisme et l’antisémitisme dans la société hongroise et se fermer toutes les portes. Contre la nuit de l’esprit qui s’installe, il se réfugie dans une poésie classique, élégiaque. La pluie douce, et les paysages d’abeilles et de prairies passent dans ses mots. Dans cet asile de la forme chantante et parfaite, il fait rempart à l’horreur montante. Églogues, formes rimées, alexandrins, hexamètres seront ses supports de fuite de ce réel atroce qui se met en place.
Jean-Luc Moreau, écrit : « Ainsi donc, tandis que çà et là l’ordre totalitaire commence à accoucher du chaos, Radnóti fait succéder à l’insouciance formelle de ses premiers poèmes un vers de plus en plus structuré, de plus en plus solide et élaboré. À la montée du désordre dans le monde l’artiste répond par la montée de l’ordre dans son œuvre. À la violence qui déracine il répond en enracinant son inspiration dans la tradition la plus ancienne, la plus civilisée, la plus civile ».
Poète précoce il est passé d’un style bucolique et élégiaque à l’obsession et l’angoisse des temps terribles qu’il pressentait.
Plus tard il sera le poète de la dignité humaine, face à la dégradation physique et morale perpétrée par les bourreaux nazis. Il est de ceux qui, par la poésie, font encore croire en l’humanité. Contre l’avilissement ses vers ont triomphé.
Ni stupeur ni tremblement dans ses mots ultimes, il savait la cruauté du monde, mais il a changé la marche forcée vers la mort en marche des vivants.
Aussi Miklós Radnóti est sans doute la figure la plus émouvante, la plus bouleversante à coup sûr de la poésie hongroise. Il aura peu écrit, assassiné à 35 ans. Des poèmes environ 160 publiés en tout de son vivant, 237 connus, des traductions, des nouvelles en prose dont ce texte hallucinant « Le Mois des Gémeaux » sur la double mort qui vit sa naissance, celle de sa mère et de son frère jumeau.
Violent, hideux, ô maman
j’étais l’aîné de tes jumeaux, je t’ai tuée !
Mon frère est-il mort ? A-t-il vécu quelques instants ?
Je n’ai pas la moindre idée.
on m’a hissé vers la lumière :
un jeune fauve triomphant
d’avoir montré qu’il était fort -
derrière lui, deux morts.
Derrière moi : deux morts,
mais devant moi : le monde; (Vingt-huit ans, traduction Jean-Luc Moreau)
Il se crut à jamais Caïn, ayant tué l’innocence pour naître. Pour naître il a laissé derrière lui deux cadavres : sa mère et son frère jumeau. « Nul ne saura jamais si c’est moi ou mon frère qui est vivant. Qui peut parler des jumeaux ? » (Sur les jumeaux)
Serait-ce alors que ma jeunesse, celle qui succède à l’enfance, a commencé ? Quelles années ce furent alors ! Est-ce toi qui es resté ? Est-ce l’autre ? "Tu les as tués, disait la voix, tu les as tués, tu les as tués, tu les as…")
Ses poèmes sont les témoignages de son indestructible soif de la beauté, de l’amour de sa femme et de son espoir, de sa foi, malgré tout, à un avenir plus humain qui naîtra du bourbier. Non pas utopiste mais réaliste dans sa conviction que les poètes voient plus loin que les autres et aperçoivent les autres rives. Il était le visionnaire de la force des mots sur la barbarie. Fanny sa femme dira « dans l’obscurité, la vie humiliée, ses poèmes ont montré l’amour »
Non désespéré, bien que la mort soit le thème central de son œuvre, il parle d’une voix presque paisible, avec une objectivité froide parfois des horreurs qu’il voit et dont il sait qu’elles vont le broyer. Il garde en lui la voix des soirs de l’enfance, ses frayeurs, ses émerveillements et surtout ses profondeurs. Son âge d’homme est issu de ces souvenirs, mais aussi du monde qui l’entoure : les luttes sociales qu’il soutient, les horreurs commises à Shanghai ou Guernica. Il est celui qui soutient toutes les pauvres ombres qui trébuchent. Dans chaque lieu où l’on tue, dans chaque lieu où l’on souffre, Miklós Radnóti saigne.
Il y a en lui une dimension christique qui verra son aboutissement dans sa conversion au catholicisme en 1943, non pas par adhésion aux dogmes, mais par amour de Jésus-Christ. Dieu est pour lui plus absence que présence. Converti certes, mais c’est en tant que juif qu’il sera massacré, lui qui était éloigné de cette culture. Et il sera le juif errant, esclave et marchant vers le néant, comme les autres juifs hongrois.
Il faut laisser maisons et vergers et jardins, ainsi parlait Ronsard, écrit-il le 7 octobre 1938. Et il devra tout laisser derrière lui : la maison bienheureuse, Fanny la blonde, les oiseaux et les reines-claudes, la vie quoi.
Miklós Radnóti était obsédé par le fait de ne pas vivre en vain, de laisser traces, afin que des générations futures, du moins qui encore liraient, le reconnaîtraient et comprendraient. Àu moment où, en avril 2010, un parti hongrois demande la suppression de tous les livres des juifs hongrois dans les bibliothèques publiques, sans provoquer beaucoup d’indignation, on s’aperçoit que ces générations ne sont sans doute pas encore nées, du moins en Hongrie.
« Radnóti est le poète du temps, presque superstitieux du temps ».
Il sait la marche du soleil et celui de la lune ronde dans le ciel qui va diminuer le temps qui lui reste à vivre. Le temps qui fuit l’obsède : « Déjà le soleil rougit les baies d’automne ».
Lui le grand fumeur laisse échapper de ses doigts roides la brume des mots et la mélancolique lumière de ses images. Sa langue même aux portes de la fosse commune reste contrôlée, classique. Elle n’en est que plus insoutenable.
Souvent passent dans ses poèmes la peur de sombrer dans l’oubli, la hantise et à la fois la certitude d’être abattu, jeté en terre et mangé par les vers.
Les avions et les bombes bourdonnent autour de lui, en lui. Mais il parvient à faire entendre encore plus fort le bruit des abeilles autour de sa chère maison. Là où Fanny, Fifi, sa femme, l’attend sur la véranda. Une nostalgie de cet âge d’or de la paix, fragile et perdue pour longtemps se mélange aux fleurs et aux arbres, aux prunes, et aux papillons rouges de l’enfance.
Les nuages de cendres de la cruauté humaine, il les voyait s’amonceler et fondre vers lui dans un rire dément.
Ses étranges églogues, d’un temps suspendu, éternel, sont hantées par le mal et font souvent dialoguer le poète avec le pilote assassin, où le prophète en colère. Comprendre le mal et la vengeance fut son obsession. Car la distance entre le mal et le bien n’est que l’épaisseur du ciel, et Miklós Radnóti, hanté par Caïn veut déceler la brûlante banalité du mal.
Sans aucun pathos, ni sensiblerie, il décrit cliniquement presque sa condition de juif esclave, de prisonnier, la sienne et surtout celles des autres.
Sous le seul éclat de la lune, avec un méchant crayon à papier et un petit carnet de notes serbe, il va griffonner sans pouvoir se relire des mots qui pardonnent d’avance au monde et qui sont l’onde et la ferveur de l’humanité face aux bourreaux. Dans ses camps, que le mot allemand Lager désigne sans équivoque en langue hongroise comme camps d’oppression et de mort, il était poète pour le futur, contre le néant.
La poésie de Radnóti embrasse à la fois l’humanité et l’inhumanité, et elle rend témoignage dans l’urgence. Peu de poèmes auront jamais été conçus et rédigés dans une telle urgence. Et il est frappant qu’au moment où il sait sa mort imminente, il n’abandonne jamais la langue condensée et complexe de sa poésie la plus classique. Peu auront poussé jusqu’aux limites de l’endurance humaine la vie et la poésie, sans jamais perdre son immense compassion au monde. Les derniers vestiges de l’espoir auront à jamais les traits de sa femme. La nature chante encore en plein milieu de la déréliction la plus extrême, de la nuit la plus noire.
Les pieds ensanglantés dans ce monde, Miklós Radnóti a vécu debout, sa poésie est debout.
Rendre visible la poésie de Miklós Radnóti
La poésie de Miklós Radnóti est viscéralement ancrée dans la langue hongroise, sa musique, son souffle, ses arrière-plans, ses traditions et son étonnante compacité.
Elle a été traduite en partie en anglais et en allemand, et pour la langue française c’est Jean-Luc Moreau qui dans le recueil Marche forcée chez P.J. Oswald s’y attela
C’est par lui, et que par lui, qu’en 1975 nous fut révélé ce poète, son immensité et sa beauté.
Traduire un poète d’une autre langue est déjà aventureux mais quand il s’agit de la langue hongroise, langue mystérieuse avec sa musique unique, ses règles, cela devient presque désespéré.
Car un autre aspect de son œuvre est la traduction, et il fut l’un des meilleurs traducteurs hongrois. Il sut rendre dans sa langue les poèmes de Rilke, Shakespeare, La Fontaine, Apollinaire, Rimbaud, Mallarmé, Éluard, Blaise Cendrars, et de nombreux autres poètes français, allemands et anglais, mais aussi de la poésie latine, notamment Virgile.
D’ailleurs au milieu de l’horreur il a commencé à traduire La Nuit des Rois de Shakespeare, le jour de l’Épiphanie, le 6 janvier 1944. Il aura pu terminer les trois premiers actes. Avant que d’être assassiné.
Miklós Radnóti connaissait la problématique de la traduction de la poésie et le mystère infranchissable de la restitution de l’autre.
Dans Le mois des Gémeaux (page 152-153), il évoque le dilemme de privilégier surtout la fidélité au texte et donc la vanité de vouloir traduire dans la forme, ou bien de savoir que sans fidélité à la forme il n’est pas de fidélité au texte. « C’est elle qui touche au cœur, en restituant la moindre allitération même si cela est impossible.
Miklós Radnóti propose de fournir un équivalent au poème avec la volonté que l’ensemble du poème n’en souffre pas.
Miklós Radnóti a longtemps écrit en vers libre, bien plus facile à restituer. Mais la partie la plus importante de son œuvre est réalisée en vers réguliers, et a rejoint le rythme du vers hongrois, ses assonances, ses rimes, ses musiques féminines ou masculines. Il utilise à partir de l’influence des vers latins de Virgile de forme comme l’hexamètre, le décasyllabe, l’alexandrin.
Radnóti utilise souvent des formes poétiques classiques. Cela lui offrait un socle solide de culture, des idéaux de beauté éternelle, contre l’irrationalisme, la barbarie, et l’antisémitisme de son temps.
Si le talent de Jean-Luc Moreau lui a permis de rendre une partie de cette musique, cela n’est pas donné à tous et les traductions personnelles ici proposées se sont contentées de tenter de suivre le sens du poème, plus proche en cela de la prose que de la poésie profonde de Miklós Radnóti.
Mais pour rendre visible sa poésie, et lui rendre sa place, place à mon sens au moins équivalente à Attila Jozsef ou Federico Garcia Lorca, il fallait en « évangéliser » ses mots en les rendant universels.
La poésie de Miklós Radnóti est traversée d’enfance, de prairies, de la chaleur de la femme douce, de la souffrance au monde, de lucidité, yeux ouverts, de l’horreur de la mort en marche.
Sans pouvoir rendre la construction formelle très structurée, car si un travelling est une affaire de morale pour certains, l’agencement des mots pour Radnóti l’est fondamentalement, il fallait témoigner pour Radnóti et faire passer de mains en mains ses mots, comme des billets d’hymne à la vie face à la mort, et la tombe qui se creuse dans le cœur des hommes.
Gil Pressnitzer
Choix de textes
Traductions
D’abord un hommage à Jean-Luc Moreau qui nous fit découvrir l’œuvre de Miklos Radnoti
MARCHE FORCÉE Bien fou celui qui, tombé, repart et marche avec nous,
qui meut, errante douleur, ses chevilles, ses genoux,
mais lui se remet en route comme un que portent des ailes,
rester, il n’ose le faire, en vain le fossé l’appelle,
si l’on demandait pourquoi, peut-être parlerait-il
de la femme qui l’attend, d’un beau trépas plus subtil,
mais c’est encor, le crédule, être fou : depuis le temps
sur nos maisons ne circule que le vent, le vent brûlant,
les murs ne sont que décombres, le prunier, brisé, n’est plus,
d’horreur, la nuit familière est comme un monstre velu.
Que ne puis-je y croire encore ! Ce n’est plus qu’un souvenir,
ce qui fait le prix de vivre, la maison où revenir,
notre vieille véranda si fraîche où l’abeille rôde,
où refroidissaient les pots tout remplis de reines-claudes,
les derniers feux de l’été, les fruits nus qui se balancent,
les vergers ensommeillés de soleil et de silence,
Fanny qui m’attend si blonde sur la rousseur de la haie;
à tracer de lentes ombres s’attarde la matinée-
oh oui, c’est possible encore ! La lune est si ronde ! Ami,
attends-moi! Crie après moi ! Je me relève, et te suis!
Bor, 15 septembre 1944 (poème extrait de Ciel écumeux)
Miklós Radnóti, Marche forcée, Œuvres, 1930-1944, traduit du hongrois par Jean-Luc Moreau, éditions Phébus
RACINE
La racine, terre et pluie
lui donnent force et ses rêves
ont la blancheur de la neige.
Elle rampe et ruse pour
sortir de terre et les cordes
de ses mille bras se tordent.
Le ver dans ses bras repose,
à ses pieds trône le ver,
le ver ronge l’univers.
Mais rien ne compte pour elle
de l’univers que la branche,
le feuillage qui se penche.
La racine qui l’admire
pour lui distille son miel,
son suc au parfum de ciel.
Moi-même je suis racine ;
dans la vermine, la même,
s’élabore ce poème.
J’étais fleur, racine suis,
dans la terre, dans la nuit ;
ici s’achève ma vie,
tout là-haut pleure une scie.
Lager Heidenau, dans la montagne au-dessus de Zagubica,
8 Août 1944, (poème extrait de Ciel écumeux) Œuvres, 1930-1944, traduit du hongrois par Jean-Luc Moreau
Et enfin un poème pour admirer comment Jean-Luc Moreau restitue la musique des mots de Miklós Radnóti.
Entre tes bras Két karodban Entre tes bras je me balance Két karodban ringatózom
doucement. csöndesen.
Mes bras te bercent en silence Két karomban ringatózol
longuement. csöndesen.
Dans tes bras comme un tout petit Két karodban gyermek vagyok,
que dirais-je ? hallgatag.
Mes deux bras où tu te blottis Két karomban gyermek vagy te,
te protègent. hallgatlak.
C’est de tes bras que tu m’embrasses Két karoddal átölelsz te,
quand j’ai peur. ha félek.
Dans mes bras ta présence efface Két karommal átölellek
ma frayeur. s nem félek.
Tes bras, je n’y crains plus l’immense Két karodban nem ijeszt majd
et noir silence a halál nagy
de la mort. csöndje sem.
Dans tes bras la mort n’est qu’un songe Két karodban a halálon,
d’où je déplonge mint egy álmon
sans effort. átesem.
(20 avril 1941)
Autres traductions
DECEMBRE(dans Calendrier)
À midi le soleil
Est une pleine lune argentée
Qui perce à peine les nuages.
Et la brume est un oiseau lent.
Pendant la nuit la neige tombe.
Il y a dans le noir le frôlement d’un ange.
Toujours plus près, toujours sans bruit,
La mort vient à travers la neige.
11 février 1941
traduction : T. Gorilovics
Adaptations personnelles de Gil Pressnitzer
La musicalité intense des vers, rimes, allitérations, consonances, de Miklós Radnóti n’a pu être ici rendue, seule la vibration et le sens de ses poèmes a été tentée.
Autoportrait
J ‘ai presque vingt-deux ans. Le Christ
ainsi avait dû apparaître à l’automne
au même âge quand il
était blond
et les jeunes filles
rêvaient de lui chaque nuit !11 décembre 1930 Le taureau
Jusqu’à présent, j’ai vécu la vie palpitante d’un jeune taureau
’ennuyant dans la lourde chaleur de midi parmi les vaches pleines dans les champs, tournant en rond sans fin et affirmant sa force en agitant au milieu de ses jeux un drapeau flottant de salive.Il secoue la tête et se retourne, l’air épais se divise sur ses cornes et derrière l’empreinte de ses sabots l’herbe tourmentée etles larges éclaboussures de la terre terrifient les pâturages verts.
Et pourtant je vis comme un taureau, mais un taureau qui soudain s’arrête au cœur de la prairie stridente de grillons, naseaux levés et humant l’air.
Car il sent que loin dans les forêts montagneuses le chevreuil s’arrête aussi, guette et légèrement s’enfuit avec le vent,
le vent sifflant qui transporte l’odeur d’une meute de loups éloignés -donc le taureau grogne, mais il ne s’enfuira pas comme les cerfs et considère que quand son temps viendra, il se battra et tombera et ses os seront disséminés dans la région par la horde -et lentement et tristement le taureau souffle dans l’air épais.
Ainsi, je vais me battre et ainsi je tomberai quand l’heure sera venue,
et la région gardera jalousement mes os pour ceux qui s’en souviendront dans les siècles à venir.
(1933)
Juste avant la tempête Tu es assis sur la crête même et sur tes genoux
cette jeune femme endormie mûrie par ton amour,
juste derrière les actions tranchantes de la guerre
prends garde ! chéris ta vie et garde-la bien fort
chéris ton monde que tu as bâti durement autour de ta vie
alors que tout autour de toi la mort plane en cercles
tout alentour au-dessus des terres –
prends garde, cela est revenu ! les nids des arbres élevés du jardin
ploient sous les bombes des vols de la terreur, toute chose est sur le point de se rompre !
Garde toujours un œil vers le ciel
parce que déjà la foudre secoue le firmament ; le vent bataille,
traîne par terre les berceaux tandis que la race des hommes gémit en silence
aussi démuni que des innocents sans défense ;
le vent souffle sur leurs rêves, ils grognent et tournent en rond,
ils se réveillent en sursaut et vous regardent, se demandant qui est réveillé
et assis au milieu de la foudre éphémère, le son
rugissantes de futures batailles se préparent ; au-dessus,
le vent magnifique parle de la tempête et les nuages aussi ;
il est temps d’envelopper votre femme chaudement dans votre amour.
(1934)
Hier et aujourd’hui
Hier, à la lumière, bruine refroidissante,
deux amants brûlants avec des lèvres comme pêches mûres
émergeant à genoux des arbustes, et, s’appuyant l’un à l’autre
errant dans le passé, traversant la prairie ;
et aujourd’hui, des féroces canons sur des roues boueuses,
arrivés au point du jour, servis des soldats en sueur -
leurs crânes protégés par des casques de combat gris,
leur corps dégageant des odeurs fortes et amères,
pavillons lourds de l’urgente solitude masculine.
(Oh, semis de l’enfance blonde vous êtes déjà si loin de nous !
oh,vieil âge blanc comme colombe blanche, je ne vous atteindrai jamais !
le poète est enfoncé jusqu’aux genoux dans le sang glissant
et chaque chant qu’il chante est le dernier.)
(1936)
De l’aube jusqu’à minuit (et moi aussi je me demande)
J’ai vécu, mais, n’étant toujours pas doué pour vivre, je savais
depuis le début jusqu’à la fin, qu’ils m’enterreraient --
Cette année-là ensablée à l’année, motte de terre succédant à motte de terre, pierre sur pierre,
Et que, là-bas, les os au frais, ver en proie aux ténèbres
Je frissonnerais complètement nu, lorsque le corps aura débordé.
Que là-haut, le temps dans un vrombissement
serait injuste sur mon œuvre
Comme je m’enfonçais encore plus profond dans la terre et dans les ténèbres...
Tout cela je le savais. Mais tout ce travail : aura-t-il duré ?
(1938)
Paix, angoisse
je sortis, et fermais la porte donnant sur la rue, et l’horloge sonna dix heures
sur des roues étincelantes passait en bruissant le boulanger qui fredonnait
Dans le ciel un avion bourdonnait, le soleil brillait, il sonnait dix heures,
J’ai pensé à ma tante morte et en un éclair il m’a semblé que tous ceux qui avaient su si mal vivre que j’avais aimé volaient par-dessus moi
le ciel était obscurci avec les hôtes de morts silencieuses
puis tout à coup sur le mur une ombre tomba.
Silence. Le monde du matin était encore là. L’horloge sonna dix heures,
sur les rues la paix flottait: l’angoisse du froid était son destin.
(1938)
Jardin à l’aube
De la maison tranquillement endormie,
vient ma femme,
un léger nuage flottant juste
au-dessus dans le ciel.
Elle est assise à côté de moi dans l’aube
et l’herbe humide est heureuse de la voir
la lumière pose sur elle quelques paillettes
bruissement qui se pose, éclair de plume
un petit coq commence à chanter.
un merle lui répond et le jardin murmure
dans chaque buisson commence des petits sifflements
beaucoup de feuilles fraîches éclosent
voici qu’un brin de paille s’illumine
et entre deux branches dans l’herbe
des petites araignées tissent leurs fils étincelants
Nous nous asseyons dans la lumière, et écoutons,
le soleil tourne autour de nos têtes
son souffle sur nos épaules
sèche la rosée humide.
3 juillet 1938.
La proie
De ma fenêtre je vois un pan de colline,
elle ne peut me voir
Je suis encore là, des vers se déversent de ma plume
mais rien n’a d’importance dans la clandestinité ;
Je vois, mais ne peux pas tenter de saisir cette solennelle,
grâce démodée : comme toujours, la lune émerge dans le ciel et
les cerisiers éclatent en floraison.
Pour reproduire la route abrupte
Je suis un poète et personne n’a besoin de moi,
même si je murmure sans un mot:
u-u-u-, peu importe, car à ma place,
des diables indiscrets vont chanter sans relâche.
Et croyez-moi, croyez-moi,
la méfiance soupçonneuse est justifiée.
Je suis un poète bon à mettre au feu du bûcher
car il a témoigné pour la vérité.
Celui-là, qui sait que la neige est blanche,
que le sang est rouge, comme l’est le pavot,
et que la tige duveteuse du pavot est verte.
Celui-là, ils le tuent à la fin,
parce que lui-même n’a jamais tué.
1938
ciel écumeux
La lune se balance sur un ciel écumeux
Je suis étonné de vivre encore.
Une mort trop zélée recherche ceux qui ont fait leur temps
et ceux qu’elle trouve sont tous très pâles.
Parfois l’année regarde autour d’elle et hurle,
regarde autour d’elle puis s’évanouit.
Quel automne se tapit à nouveau derrière moi
et quel hiver, abattu par la douleur.
La forêt perd son sang et dans le temps qui se déroule
le sang coule à chaque heure.
Tant et tant ont été
griffonné par le vent sur la neige.
J’ai vécu pour voir cela,
l’air est si lourd pour moi.
Un silence empli des murmures de la guerre m’enserre,
comme avant ma naissance.
Je m’arrête là, au pied d’un arbre,
sa cime se balançant avec colère.
Une branche descend sur moi - pour saisir mon cou ?
Je ne suis pas un lâche, je ne suis pas un faible,
Juste fatigué. Je l’écoute. Et la branche apeurée
examine mes cheveux.
Tout oublier serait le mieux, mais je n’ai
jamais rien oublié encore.
l’écume se déverse sur la lune et le poison
dessine une ligne vert sombre à l’horizon.
Moi je me roule une cigarette
lentement, méticuleusement. Je vis.
8 juin 1940
La deuxième églogue
Le Pilote :
La nuit dernière, nous avons volé si loin que j’en riais de fureur;
au-dessus leurs chasseurs bourdonnaient comme des essaims d’abeilles voulant engager le combat avec nous avec le feu de défense antiaérienne -Mais, mon ami, à la fin nos nouveaux escadrons apparurent à l’horizon.
Je croyais qu’ils étaient me descendre et me ramasser avec pelle à poussière et brosse mais je suis de retour, voyons ! et demain la lâche Europe pourra se précipiter à nouveau dans les abris antiaériens autant qu’elle le pourra pour me fuir…mais qu’importe, l’ami. Avez-vous écrit depuis hier ?
Le Poète :
Je l’ai fait, que pourrais-je faire d’autre ?Le poète écrit ses lignes, le petit chat miaule et gémit le chiot, le poisson se reproduit pudiquement. J’écris sur tout
alors même que vous devez savoir que tout est combat juste là-haut, et je ne pourrais vivre quand la lune malade injectée de sang titube vers le bas entre les rues en ruines, quand les bombes détruisent la ville,
les murs s’écroulent, les maisons explosent, les places se hérissent dans l’effroi, le souffle vacille, même le ciel est dégoûté par ce qu’il voit,
les bombardiers viennent, obstinés, parfois ils disparaissent pour fondre en un bruit frénétique sur les maisons noyées dans la peur !
J’écris, que pouvais-je faire d’autre… Les poèmes peuvent être malveillants
et dangereux, vous le savez bien, les lignes impaires sont trop capricieuses
pour les mots, exigeant le courage… Le poète écrit ses lignes,
le petit chat miaule et gémit le chiot, le poisson - et ainsi de suite. Je n’y peux pas grand-chose ? Non ! vous vous asseyez et écoutez votre moteur jusqu’à ce que vos tympans éclatent ;
vous ne pouvez même pas m’entendre ! Vous êtes en fusion avec l’avion.
Que ressentirez-vous quand vous nous survolerez à nouveau ?
Le Pilote :
Vous allez rire. Je vole dans la peur… désirant seulement, en haut, toujours plus haut, me coucher sur un lit, les yeux fermés, caressant mon amour.
Ou tout simplement chantonnant en pensant à elle et évoquant une telle scène en rêvant le jour dans le chaos torride de la cantine.
Quand j’en serais capable, je redescendrais ! Là ici, j’ai envie de voler,
sans rien entre moi et ma propre terre et mon ciel.
J’ai grandi aimant beaucoup trop l’avion aussi, je le sais,
Nous avons appris à partager un rythme de douleur depuis si longtemps…
Vous comprenez - et s’il vous plaît… écrivez sur moi ! faites savoir
que moi aussi j’étais un homme : destructeur, sans-abri, seul
au-dessus et en dessous. Qui pourra saisir les causes de mon acte ?.…
Expliquez-moi, ne voulez-vous pas ?
Le Poète :
Si je vis - avec quelques-uns qui ont encore envie de lire.
27 avril 1941
Enchantement
Nous sommes assis dans la clarté,
maussades dans l’éblouissement,
un rosier bondit
hors de la haie,
la lumière aussi jaillit
quand les nuages de pluie s’amoncellent,
traînés par la foudre
et le fouet du tonnerre
lutte avec le tonnerre
encore et encore, très très
haut dans le ciel,
en dessous d’eux le bleu
du lac s’amenuise,
ses eaux commencent à monter --
Entre dans la maison
et enlève ta robe,
là il pleut,
et enlève ton chemisier
et laisse la pluie, la pluie
laver ensemble nos cœurs.
(1942)
Si longtemps
Lentement tu es venue
comme un fruit mûri
message caché dans les branches
et sur le miroir d’hiver de la fenêtre
le bruit de la fleur de glace,
maintenant en moi tu fleuris.
maintenant je sais ce que veut dire
ta main douce dans mes cheveux ;
je garde longuement dans mon cœur
la petite courbure de tes chevilles
et le bel arc de tes côtes
Tant je l’admire
comme si je m’y reposais encore
ouvert à tant de miracles qui respirent.
Et pourtant, dans mes rêves
mes bras sont souvent des centaines
et comme un Dieu qui rêve
dans mes centaines dans mes bras
je t’enserre.
20 février 1942
Ode hésitante
Très longtemps, si longtemps, amour, je me suis préparé
à te révéler la secrète constellation de mon amour
sans doute juste une seule image, sa substance même.
Comme la vie elle-même tu m’inondes de tes sentiments débordants
et parfois cela est hors du temps, certain et sûr :
éternel comme coquillage fossilisé dans la pierre.
Soyeuse, féline, la nuit de pleine lune au-dessus de ma tête
entame sa chasse aux bourdonnants rêves minuscules qui volètent.
Et encore je n’ai pas réussi à te décrire
combien cela importe pour moi de sentir ton regard protecteur.
hésitant sur ma main quand je travaille.
Les comparaisons ne valent rien. Je les jette quand elles arrivent.
Demain je recommencerai le tout
car je ne suis et ne vaux que des mots de ce poème
et mes tentatives me maintiennent jusqu’à ce que je ne sois réduit en un tas d’os et de touffes de poils.
Tu es fatiguée. Ce fut une longue journée pour moi aussi.
Que puis-je dire de plus? Vois, ces objets échangent leurs regards pour te louer, un morceau de sucrechante sur la table, et une goutte de miel tombe et, comme une boule d’or solide, brille sur la nappe;
et maintenant soudain, un verre vide résonne:
il est heureux de vivre avec toi. Peut-être vais-je avoir le temps
de te dire ce que c’est que d’attendre ta venue.
Descendant sombres, des troupeaux de rêves approchent de toi légèrement,
ils voltigent encore loin et reviennent sur ton front.
tes yeux endormis encore m’envoient un dernier adieu
La cascade de tes cheveux dénoués se libèrent. Tu dors.
L’ombre de tes longues paupières doucement voltige.
Ta main, rameau de bouleau se reposant, tombe sur mon oreiller.
Je peux dormir dans ton sommeil: tu n’es pas un monde différent;
et pourtant j’entends tous les changements des lignes
Mystérieuses, minces, et sages
De la paume de ta main fraîche.
26 mai 1943
Comme les autres le voient…
Comme les autres voient ce pays, je ne peux le comprendre : ce petit pays, le mien,
est menacé de se voir englouti par les flammes, le monde de mon enfance se balançant au loin,
et je suis issu de cette terre comme branches tendres le sont des arbres.
Et puisse à la fin mon corps plonger dans son sol.
Quand les plantes se tendront au-dessus de moi, je les saluerai comme un cher ami
reconnaît leurs noms et leurs fleurs.
Ici je suis chez moi, et je connais les gens sur la route et je sais pourquoi et où ils marchent -
et je sais la raison, quand par un soir d’été, le soleil peint les murs avec une flamme liquide de douleur !
Le pilote ne peut s’empêcher de voir une carte de guerre dans le ciel,
Mais il ne peut désigner en bas la maison du poète Vörösmarty Mihály.*
Que peut-il là identifier ? de sombres baraquements et des usines ?
là où je vois des clochers, des bœufs, des fermes, des grillons et des abeilles ;
L’objectif de sa caméra épie les usines de productions vitales, les champs ?
Mais moi je peux voir le travailleur, effrayé en-bas, et qui protège sa récolte,
un verger qui chante, un vignoble et un bois,
parmi les tombes une grand-mère pleurant son veuvage ;
et ce qui peut sembler pour lui une voie ferrée qui doit être détruite
est juste un signal d’échange avec le gardien tendant et agitant son drapeau rouge,
il y a beaucoup d’enfants autour du gardien ;
et un chien de berger qui se roule dans la poussière dans une cour de l’usine ;
et il y a le parc avec les empreintes des amours passées et la saveur
des baisers d’enfance - le miel, les myrtilles, dont j’ai encore la saveur,
et sur le chemin de mon école, au rebord du trottoir, pour retarder la tâche d’un certain matin,
je me suis hissé sur une pierre :
regarde ! Voici la pierre dont le pilote ne peut entrevoir la magie
car aucun de ses instruments ne peut le fondre dans sa topographie.
Certes, coupables nous le sommes tous ici, notre peuple autant qu’un autre,
Nous connaissons nos fautes, nous savons comment et quand nous avons transgressé,
mais il y a des vies sans reproche, pleines de labeur de poésie et de passion,
et aussi des nouveau-nés, avec une capacité infinie de compassion -
Cette lumière brille en eux et ils la gardent, en se cachant dans des caves sombres
jusqu’à ce que le doigt de la paix une fois encore touche notre nation, alors ils
répondront à nos paroles étouffées par de nouvelles voix fraîches et lumineuses.
Déploie tes ailes immenses au-dessus de nous, nuage protecteur de la nuit.
17 janvier, 1944
note :* Mihály Vörösmarty (1800-1855), poète
Ni la mémoire ni la magie
Dissimulées, mes nombreuses colères reposent dans mon cœur
jusqu’à cette heure, comme semence noire mûrissant au cœur de la pomme,
et je savais depuis toujours, qu’un puissant ange gardien me suivait, glaive en main, un ange qui me protégerait.
Mais quand, veillant, dans une aube sauvage, vous voyez tout votre monde tomber en ruines et en poussière
et que vous devez avancer hébété, fantôme tâtonnant, presque nu,
vos pauvres avoirs abandonnés derrière vous,
alors en votre cœur allégé monteront, un rêve raffiné, un désir humble,
laconique et mûri -
Si encore vous pouvez vous révolter, ce n’est pas contre votre propre détresse
mais pour une douce liberté radieuse, lointaine, pour demain.
Possessions et possessions, je n’en ai jamais eu ni voulu,
je n’ai épargné qu’une pensée d’un instant en cette riche vie : je ne me soucie point de vengeance, mon cœur est libre de fureur,
le monde sera reconstruit, et quand bien même ce temps affreux
ait interdit mes paroles, elles résonneront bientôt sur de nouveaux murs ; seul je dois vivre durant tout le temps ou m’adviens tout cela.
Je ne regarderai pas en arrière, car ni la mémoire ni la magie ne me protégeront des mauvais présages du ciel
et mon ami, si tu me vois encore, détourne-toi, et continue votre chemin.
jadis où se tenait derrière moi un protecteur puissant,
cet ange a peut-être disparu.
30 avril 1944
Fragment (Sixième églogue ?)
J’aurai donc vécu sur cette terre en un tel temps
Où l’homme était si avili qu’il tuait pour le plaisir,
non simplement pour obéir aux ordres,
sa foi dans les mensonges le poussait à la corruption,
sa vie n’était ordonnée que par de délirantes tromperies de lui-même.
J’aurai donc vécu sur cette terre en un tel temps
où l’on idolâtrait les délateurs,
où les héros étaient les tueurs, les espions, les voleurs -
et celui qui restait à l’écart ou manquait d’applaudir
était haï comme pestiféré.
J’aurai donc vécu sur cette terre en un tel temps
où ceux qui osaient protester devaient prudemment se cacher
et se ronger les poings en ravalant leur honte -
le peuple devenu fou se moquait de son avenir en ruine,
sauvage et ivre de sang et de boue.
J’aurai donc vécu sur cette terre en un tel temps
où la mère d’un enfant était maudite,
où la femme enceinte était heureuse d’avorter,
et celui qui était encore vivant enviait les cadavres dans leurs tombes
tandis que sur la table écumait leur poison.
..........
J’aurai donc vécu sur cette terre en un tel temps
où même le poète se taisait et attendait espérant
entendre retentir à nouveau l’antique et terrible voix -
car nul ne pouvait proférer une juste malédiction devant une telle horreur,
si ce n‘est le maître des paroles redoutables, le prophète Isaïe.19 mai 1944
Septième églogue
Le soir s’approche des baraquements, regarde comme la barrière atroce de chêne tressée avec du fil de fer barbelé se dissout dans le crépuscule.
Lentement, l’œil abandonne ainsi les bornes même de notre captivité et seul l’esprit, l’esprit seul est conscient de la tension du barbelé.
Même l’imagination ne trouve pas ici d’autre voie vers la liberté.
vois, mon amour, le rêve ce merveilleux libérateur, soulage nos corps brisés. Les prisonniers retournent vers le camp.
Couverts de haillons et ronflant, la tête rasée, les prisonniers s’envolent
des cimes aveugles de Serbie vers leurs pays natals fuyants.
Fugitive patrie ! Oh - Est-il encore un tel endroit ?
Épargné par les bombes ? Comme au jour de notre déportation ?
Et ces hommes qui gémissent à gauche de moi, à droite de moi, rentreront-ils vivants ?
Et y a-t-il encore un seul endroit qui comprendrait mon églogue ?
à l’aveuglette vaguement vers après vers, sans ponctuation,
ici j’écris ce poème dans le noir, comme ma vie,
lentement, comme une chenille processionnaire je trace mon chemin sur le papier ;
tout, depuis les lampes de poche jusqu’aux livres, tout a été saisi par les gardiens du Lager notre courrier est bloqué et les baraquements sont étouffés par le brouillard.
Rongés d’insectes et de rumeurs ici vivent dans la montagne, Français, Polonais, Italiens bruyants, Serbes dissidents, Juifs rêveurs
ravagés par la fièvre, démembrés, nous vivons une seule et unique vie
guettant les nouvelles, un mot doux d’une femme un peu de décence et de liberté,
et l’on attend la fin, encore plongés dans l’obscurité, rêvant de miracles.
Gisant sur les planches, je suis une bête en captivité au milieu de la vermine
les puces nous attaquent à nouveau mais les mouches se sont retirées
Le soir est venu, vois, ma captivité s’est raccourcie
d’un jour, et ainsi est ma vie. Le camp est endormi. L’éclat de la lune
éclaire le paysage et surligne la clôture de barbelés tendus,
et il dessine par la fenêtre l’ombre qui marche des gardiens armés, projetée sur les murs, comme s’ils espionnaient les bruits naissants de la nuit.
les rêves s’en vont en frémissant, regarde mon amour, le camp s’est endormi
l’homme étrange qui se réveille avec un ronflement se retourne dans son tout petit espace
et déjà se rendort, avec un visage rayonnant. Seul
je me redresse réveillé avec un goût persistant d’un mégot de cigarette dans ma bouche au lieu de ton baiser, et ne vient pas le sommeil qui apaise,
car je ne puis ni vivre, ni mourir sans toi, mon amour, désormais.
Lager Heidenau,dans la montagne au-dessus de Zagubica, juillet 1944
À la recherche…
Ô vous douces soirées, magnifiées par le souvenir !
tables somptueuses parées de poètes et de leurs belles femmes
où avez-vous glissé dans la boue de la mémoire ? Où est donc passée cette nuit quand des amis exubérants buvaient encore le vin natal du pays
dans de minces verres qui rendaient brillants leurs regards ?
Les mots de la poésie voletaient autour de la lueur des lampes
et des adjectifs d’un vert lumineux se balançaient sur la cime mousseuse des vers
et les morts étaient encore vivants, les prisonniers retournés chez eux, et les chers amis disparus écrivaient des vers, tous ceux tombés depuis longtemps et dont les cœurs reposent dans le sol de l’Espagne, des Flandres, et de l’Ukraine.
Certains d’entre eux se sont élancés serrant les dents dans le feu et ils se sont battus simplement parce qu’il n’y avait rien qu’ils puissent faire pour l’éviter,
et tandis que leur compagnie dormait par intermittence autour d’eux sous l’abri sale de la nuit, ils se sont souvenus de leurs chambres du temps passé,
leurs cavernes calmes et leurs îles, leur refuge face à cette société.
Certains d’entre eux ont voyagé impuissants dans des wagons à bestiaux scellés de toute part,
Certains d’entre eux hébétés se tenaient désarmés dans les glaçants champs de mines,
Certains d’entre eux s’en sont allés volontairement, silencieusement avec des fusils dans leurs mains
car ils savaient exactement leur place et leur rôle dans les combats -
maintenant l’ange de la liberté protège dans la nuit leurs grands rêves.
Certains… cela n’a pas d’importance. Où sont passés les soirées pleines de vin et de sagesse ?
Vite s’essaime le cahier de brouillon, vite se multiplient les fragments poétiques
comme les rides autour des lèvres et des yeux des femmes
avec un superbe sourire. Les filles aux pieds d’elfe se ternissent
et lourdement basculent dans la solitude au cours des années de guerre silencieuses et sans fin.
Où est la nuit, la taverne et, sous les tilleuls cette table ?
Où sont les survivants et où sont les autres piétinés dans la bataille ?
Pourtant, mon cœur entend leurs voix, ma main tient toujours leurs poignées de main,
je me redis leurs œuvres et voilà que leurs dimensions et leurs mesures se déploient,
moi prisonnier silencieux dans les montagnes hurlantes de la Serbie.
Où est la nuit ? Une telle nuit ne pourra plus jamais se reproduire, car seule la mort donne toujours une perspective différente à tout ce qui a disparu.
Ils sont encore assis à table, ils se cachent dans les sourires des femmes,
et ils vont boire à petites gorgées dans nos verres, les amis pas encore enterrés et attendant,
gisant dans les forêts lointaines, endormis dans les pâturages étrangers.
Lager Heidenau,dans la montagne au-dessus de Zagubica, 17 août 1944
La huitième églogue
Le poète :
Salut à toi, beau vieillard, avec quelle rapidité tu grimpes ce chemin de montagne rocailleux, des ailes te portent-elles, ou es-tu pourchassé par une armée ?
Des ailes te portent, la colère te porte, des éclairs brûlent dans tes yeux -
Salut à toi, grand voyageur ancien, je comprends que tu devais être l’un des anciens prophètes de la colère - mais, dis-moi, lequel ?
Le prophète :
Lequel ? Je suis Nahum, de la cité d’Elkosh,celui qui maudit l’obscène ville assyrienne de Ninive, et entonnait le mot sacré
mot de la vengeance. J’étais un vaisseau débordant de rage !
Le poète :
Je connais ta rage ancienne car tes écrits ont survécu.
Le prophète :
Cela a survécu. Mais aujourd’hui, le mal se multiplie plus rapidement,
et les voies du Seigneur sont encore inconnues même à ce jour, car clairement le Seigneur a dit que les rivières majestueuses se tariraient,
le Carmel s’affaiblirait, la fleur de Basan et le Liban se flétriraient,
et les montagnes trembleraient et, enfin, le feu consumera tout.
Tout cela est arrivé.
Le poète :
Les nations se précipitent l’une contre l’autre pour s’entre-tuer ;
comme autrefois Ninive, aujourd’hui l’âme de l’humanité est avilie.
Est-ce que les déclarations et les atroces nuages verts et affamés de sauterelles ont servi à quelque chose ?? l’homme doit sans doute être la dernière des créatures !
un peu partout de tout petits bébés écrasés à mort contre des murs de briques, les tours de l’église transformées en torches enflammées, les maisons en fours, leurs habitants en fusion. Les usines partent en fumée.
Hurlant, les rues dévalent avec les gens en feu et trébuchent et défaillent.
Émouvante, la lourde trappe de la soute à bombes s’ouvre au-dessus, laissant sur les places de la ville des cadavres ratatinés comme bouses de vache dans la prairie
Tout ce que tu as prophétisé est à nouveau accompli. Alors dis-moi,
Qu’est-ce qui t’as fait quitter à nouveau le chaos originel pour revenir sur terre ?
Le Prophète :
Ma colère. Cet homme à nouveau totalement orphelin
en ce temps, et encore entouré par des armées des païens en forme d’hommes -
Aussi, j’aimerais voir à nouveau la chute des villes pécheresses,
le voir et le raconter, et témoigner pour les siècles futurs.
Le poète :
Mais tu en as déjà parlé. Le Seigneur l’a dit à travers tes paroles :
Malheur aux fortifications chargées de butin, aux bastions bâtis sur des cadavres ! Dis-moi, qu’est-ce qui a maintenu en toi depuis tous ces millénaires, ta colère en rage avec de tels célestes et opiniâtres incendies.
Le Prophète :
Dans les temps anciens, le Seigneur a touché mes lèvres impures avec ses charbons ardents (comme Il a également touché le sage d’Isaïe), Il a donc sondé mon cœur ; les braises étaient incandescentes et éclatantes, un ange les tenait avec des pinces. « Voilà », ai-je crié vers le Seigneur, « J’attends, prêt à répandre tes paroles. Celui-là envoyé un jour par le Seigneur, n’a plus ni âge, ni repos pour toujours »;
le feu du ciel brûle ses lèvres à travers les âges. Et combien de temps représente pour le Seigneur un millénaire ? Seul un court instant.
Le Poète :
Tu es très jeune, je t’envie, père ! Comment pourrais-je me permettre
de mesurer ma vie à ton âge terrible ? Déjà, mon temps
me tire vers le bas - comme des fleuves jaillissants usent les galets.
Le Prophète :
Ne crois pas cela. Je connais ta dernière poésie. La colère
te maintient en vie. La colère des prophètes et des poètes est la même,
elles nourrissent et abreuvent le peuple ! Ceux qui veulent survivre
peuvent se nourrir d’elle jusqu’à la naissance du royaume promis par ce jeune élève,
le rabbin qui a accompli la loi et nos paroles.
Viens avec moi annoncer que l’heure est déjà proche,
ce royaume est prêt à naître. Quel pourrait être alors le dessein du Seigneur ?
Maintenant tu peux voir ce qu’est ce royaume.De suite il faut partir,
et rassemblons les gens, fais venir ta femme et prend des bâtons,
car les bâtons font de bons compagnons pour les errants. Regarde, j’aimerais celui, qui tenant fermement un bâton noueux, osera être fort et inégal.
Lager Heidenau,dans la montagne au-dessus de Zagubica, 23 août 1944
Lettre à sa femme
Dans les profondeurs des mondes muets veillent, leur solitude
hurlent dans ma tête ; je crie, nul ne répond
hébété par la guerre, là-bas si loin la Serbie silencieuse.
Et tu es si loin de moi. Mes rêves, toujours les mêmes,
sont tissés la nuit dans ta voix, et tout le jour
ils sont dans mon cœur et m’apaisent…
Aussi je scelle en moi mon silence, déjà ailleurs,
autour de moi les froides fougères s’agitent.
Je ne sais plus quand je te reverrai
toi qui m’était aussi solide et rassurante qu’un psaume
toi belle comme l’ombre et comme la lumière
toi que je chercherai même aveugle et muet
toi à jamais entrelacée à ce paysage que tu ne connais pas
toi qui montes de mes yeux, du fond de moi-même
toi avant si réelle maintenant perdue dans le royaume des rêves
toi du puits profond de mon innocence.
Mon âme rongée de jalousie se tend vers
la vraie promesse que tu m’aimes et que tu seras
ma femme à l’apogée de ma vie. Cela est mon espérance
mais quand la lucidité revient je me souviens
que tu es déjà ma femme et mon amie - par-delà
trois sauvages frontières des pays terribles.
dans ma mémoire notre amour s’aiguise
L’automne me laissera-t-il ici perdu dans la douleur ?
J’ai jadis cru aux miracles, oubliant leurs âges
au-dessus de moi les bombardiers géométrisent le ciel
où je voyais juste l’éclat et la couleur de tes yeux- le bleu s’assombrit
les bombes ne désirent que de tomber.
Je vis malgré tout et suis prisonnier.
J’ai tout soupesé, point par point de douleur,
et mon espérance est toujours dressée
et je te retrouverai. Pour toi j’ai parcouru toutes les routes
le long des gouffres profonds de l’âme. Je me transmettrai
au travers des flammes vivantes ou des charbons cramoisis
pour conquérir l’espace et s’il le faut j’aurai la dure résistance de l’écorce,
la sérénité et la volonté des combattants dont la force surgit du danger
de l’orage évalué froidement,
et qui leur redonne toute force à nouveau
et je deviens l’évidence de deux fois deux font quatre
Lager Heidenau, dans la montagne au-dessus de Zagubica, août-septembre 1944
Racine
Dans la racine se tient une force cachée,
Boisson de pluie pain de la terre,
Le sommeil de la neige comme commandement
Là, en dessous, elle est, puis de là elle se brise
monte vers la lumière et ruse
Jette au loin ses bras comme la rosée
Les vers dorment, les vers se tiennent
dans ses bras
lovés dans ses jambes
Mais la racine vit autrement plus intensément
et du monde seul lui importe
la branche, qui peut verdir
Elle l’admire et la nourrit
lui donne l’humidité sainte,
Du rafraîchissement du ciel qui la touche.
Racine je suis moi-même
vivant au milieu de la vermine
et là se forment ces mots du poète
(Août-septembre 1944)
Journal de guerre
1. Lundi soir
Tu vois, maintenant la peur touche ton cœur,
et parfois le monde semble n’être que lointaines nouvelles ;
pour toi les vieux arbres montent la garde sur ton enfance
comme une mémoire de plus en plus ancienne.
Entre matins méfiants et nuits pleines de pressentiments
tu as vécu la moitié de ta vie au milieu des guerres,
et maintenant encore une fois des pointes dressées de baïonnettes
un ordre étincelle vers toi.
En rêves, parfois le paysage se dresse encore devant toi,
la maison de ta poésie, où le parfum de la liberté
flottait sur les prairies, et le matin quand tu t’éveillais,
tu portais avec toi l’odeur.
Parfois, lorsque tu travailles, toi à demi assis, toi effrayé,
à ton bureau. Et c’est comme si tu vivais dans la boue molle ;
ta main, ornée d’une plume, se déplace de plus en plus lourdement
de plus en plus gravement.
Le monde se transforme en une autre guerre, un nuage affamé
gobe la douceur bleue du ciel, et comme l’ombre gagne,
ta jeune femme met son bras autour de toi,
et pleure.
2. Mardi soir
Maintenant, je dors paisiblement
et lentement je vais vers mon travail -
gaz, avions, bombes sont suspendus prêts à fondre sur moi,
Je ne peux ni avoir peur, ni pleurer ;
aussi je vis mal, comme les bâtisseurs de route
dans les montagnes froides,
qui, si leur maison fragile
s’écroule sur eux avec l’âge,
en bâtisse une nouvelle, et pendant ce temps
dorment profondément sur les copeaux de bois odorants,
et le matin, éclaboussent leurs visages
dans les fleuves froids et luisants.
*
Je prends la vie de très haut, et je scrute autour de moi :
tout devient plus sombre.
comme lorsque de la proue d’un navire
Illuminée par la foudre
le guetteur crie, croyant voir la terre,
alors je crois aussi voir la terre, et encore je hurle à la vie !
d’une voix blanche.
Et le son de ma voix s’éclaircit
et elle est portée très loin
par une étoile froide et un vent frais du soir.
3. après-midi épuisée
Une guêpe mourante atterrit à la fenêtre,
ma femme qui rêve parle dans son sommeil,
et les ourlets des nuages brunissants
s’effilochent soufflées par une douce brise.
Que puis-je en dire de plus ? L’hiver arrive, et la guerre arrive ;
Je vais bientôt me coucher rompu, vu de personne ;
La terre infestée de vers remplira ma bouche et mes yeux
et les racines transperceront mon corps.
*
Oh, douce après-midi qui bascule, donne-moi la paix
Moi aussi je vais me coucher, et travailler plus tard.
La lumière de ton soleil est déjà suspendue sur les haies,
et là-bas le soir tombe sur les collines.
Ils ont tué un nuage, son sang tombe lentement sur le ciel ;
en dessous, sur les tiges des feuilles incandescentes,
il y a des baies jaunes à odeur de vin.
4. Le soir approche
À travers le ciel lisse, le soleil descend,
et le soir arrive plus tôt sur la route.
Sa venue est surveillée en vain par les yeux perçants de la lune -
Des petites bouffées de brume s’amassent.
La haie est en éveil, elle surprend le voyageur fatigué ;
la soirée se dévide parmi les branches des arbres
et le bourdonne de plus en plus fort, tandis que ces lignes s’édifient
et se penchent les unes sur les autres.
Un écureuil apeuré saute dans ma chambre calme,
et là un hexamètre gambade auprès de lui.
Du mur à la fenêtre, un brun moment -
et il a disparu sans laisser de trace.
La paix éphémère disparaît avec lui. Des vers
silencieux rampent au travers de champs éloignés
et lentement réduisent en morceaux
les rangs infinis de la mort allongée.
Marche forcée
Fou, celui qui tombé à terre, se relève, pour à nouveau rejoindre la marche,
perclus de douleurs éparses portant à peine pieds et genoux,
mais lui malgré tout se remet dans la file, comme si des ailes lui avaient poussé
et la fosse commune lui crie « reste donc l » s’il résiste au cri, c’est justement
que l’attend la femme, et qu’il désire une mort plus digne et plus sage que celle-ci.
Ah le fou pieux, - là où furent les hommes chez eux, ne tourne depuis longtemps que le ressac du vent brûlant, les murs de la maison et le prunier sont ensemble
au sol fracassés, et la peur du velours de la nuit natale.
O si je pouvais croire, à ce qui a encore de la valeur,
pas seulement à ce que je porte en mon cœur, non, car qu’il est indemne,
mais à l’espoir du retour, et sous les arcades ombrées,
où la marmelade de prunes refroidissait, entendre les abeilles chanter la paix,
L’été ien retard prend encore le soleil dans le rêve encore paisible
des jardins, les fruits nus se balancent dans l’arbre,
Et Fanny m’attendrait blonde, près de la haie rouge
Et décrire les ombres qui poussent lentement dans la lente matinée
Cela se peut-il encore ! la lune est si ronde aujourd’hui
Ami, attends-moi et crie après moi, et oui je me relève !
Bor, 15.September 1944
Cartes postales
« Razglednicas»
De Bulgarie roule le rugissement dense intense du canon
rebondit sur les sommets de la montagne, puis hésite et cesse ;
le ciel échevelé accourt; mais la route hennissante recule ;
et hommes et bêtes sont entremêlés, et wagons, pensées, et charges.
Profonde et toujours présente en moi malgré le chaos
et lumineuse au fond de moi tu es, à jamais immobile, intense
silencieuse comme un ange s’étonnant de voir
ces destructions, ou comme scarabées ensevelis dans la mort des arbres.
30 août 1944
II
À peine à neuf kilomètres d’ici, vois, les meules
et les maisons consumées dans les flammes,
les paysans fument en silence à la lisière de la prairie
et se regroupent hébétés.
Mais ici, la bergère abandonne dans l’eau
les rides lumineuses de son sillage
Et tendrement englouti, son troupeau bouclé boit
tous les nuages du lac.
6 octobre 1944
III
les bœufs entravés bavent leur salive mélangée au sang,
chacun de nous pisse du sang, mon escadron affolé se tient pétrifié,
bottes sales. Par-dessus la Mort souffle son froid
souffle de l’enfer.
24 octobre 1944
IV
Je bute près de son corps. comme une corde tendue à se rompre
Il s’est retourné
Une balle dans la nuque. Toi aussi tu finiras comme cela.
murmurais-je à moi-même. Gis calme, Sois patient.
La fleur de la mort se déploie dans la peur. J’attends.
Coagulés à mon oreille sang mêlé à la saleté.
j’entends là-haut, très près, un soldat aboyer: Der springt noch auf!*
*il saute encore.
Szentkiralyszabadja,31 octobre 1944
Traductions de Margit Molnar
Mon amie, tu t’étonnes…
Mon amie tu t’étonnes que je sois maigre,
le souci des mondes est sur moi,
le souci des mondes me fait mal.
Là-haut, les montagnes sont en train d’accoucher,
les défilés étroits s’écroulent et ici,
dans cette vallée aussi, les murs se fendent déjà.
Demain, peut-être, les vaches blondes ne retrouveront
plus l’étable tiède du soir
et meugleront dehors jusqu’à l’aube.
Tandis que le fermier croupit dans les fossés d’immondices
où l’ordre insensé et la mort deviennent ses seigneurs à lui.
Dans des bois, sous des arbres, dans des cours des autres,
sous la lune refroidie, des femmes esseulées attendent
leur fils en silence, elles sont assises, pâles,
et sentent que leur estomac se retourne
elles chantent à l’unisson comme un chœur au paradis.
Pourvu que je puisse me croire fou à lier,
courir ainsi enflammé entre mes obsessions,
mais c’est la guerre, tu vois,
après il ne reste plus que ruines, épaves et tout est égal :
je survis ou je tombe.
Le rêve ne m’apporte pas de consolation,
des aubes avenantes me trouvent en éveil,
c’est pour cela que je maigris,
la lumière dans mes yeux fatigués douloureusement frétille,
pourtant je souris parfois,
parfois je souris parce que même la graine dans la terre,
enfouie, se réjouit d’avoir survécu à l’hiver.
Je pense à toi, mon amie, et l’amour,
ce caprice ensommeillé aux pas de tigre,
joue avec moi.
20 mai 1941
Nocturno
des chats en amours criaient sur le toit, sous notre cheminée,
cette nuit, la chauve-souris s’est décrochée de notre porte et a disparu en criant,
des sifflements d’alarme galopaient sur des étalons de vents,
dans le grenier, la solitude a sifflé aujourd’hui,
l’horreur a habité les chambres, l’obscurité s’est tapie dans les coins,
un fantôme a joué avec le portail d’entrée
et un chien à la voix cassée a aboyé péniblement à la lune,
son nez frémissant, et il me pleurait, moi, le trépassé
sur la poitrine duquel, la mort s’est assise.
10 août 1928
Vendredi
Avril a perdu la raison,
avril a perdu la raison,
le soleil n’est pas encore revenu
sans cesse, j’ai bu pendant une semaine,
c’est ainsi que je me suis déguisé !
Aujourd’hui, le gel te gifle,
un écrivain écrit et il vend son pays,
chaque semaine.
Une neige grinçante est tombée,
nombreux sont ceux déjà partis en courant
et leur cœur s’est fendu.
Il aboie au-dessus du gel,
trois de mes amis sont partis
et tous les trois sont perdus
Une averse brutale fouette de temps en temps,
l’un d’eux est en vie, il est fou
et ne se doute pas de ce qui s’est passé.
Beaucoup de rivières ont débordé,
l’autre n’est plus vivant,
il a deux balles logées dans son cerveau.
Ça fait quatre jours qu’on l’a tué.
Le troisième est prisonnier.
Nos fruits meurent du gel.
Mes lèvres sont cernées de sourire.
Prends soin de toi – j’entends me le dire -,
pour nous venger pour tout !
18 mai 1941
Entre tes bras Entre tes bras je me balance
en silence
Entre mes bras tu te balances
en silence
Entre tes bras je suis enfant,
je me tais
Entre mes bras tu es enfant,
je t’écoute
Avec tes bras tu m’enlaces
quand j’ai peur
Avec mes bras je t’enlace,
je n’ai plus peur
Entre tes bras je ne crains plus
l’immense silence de la mort
Entre tes bras la mort est un songe
que je traverse à la nage profonde
20 avril 1941
Bibliographie
En hongrois
Recueils de poésie
Salut païen (1930)
Chants des pasteurs à la mode nouvelle (1931)
Le vent conlescent (1933)
Nouvelle lune (1935)
Avance, condamné à mort ! (1936)
Route abrupte (1938)
Calendrier (1942)
Ciel écumeux (1946) publication posthume
Prose
Le mois des gémeaux (1940)
En français
Marche forcée - Suivi de Le mois des Gémeaux - (première édition Pierre Jean Oswald. Paris, Pierre Jean Oswald, 1975. Collection «L’aube dissout les monstres»)
Un blog http://flora.over-blog.org/
un site en hongrois :http://radnoti.mtak.hu/