Alexandre Blok
Le poète de la musique des autres mondes
Le rossignol au cœur gelé
Dans les bribes de paroles
J’entends la marche brumeuse
des autres mondes
et du temps le sombre vol,
je sais chanter avec le vent...
(traduction Serge Venturini)
Être poète russe, voulait dire encore il y a peu en Russie et sans doute encore, être un voyant.
Alexandre Blok fut cela, et, autant que Pouchkine, il aura marqué les lettres russes. Il aura été sans le vouloir à la jonction des mondes qui s’opposaient, et dans le passage fiévreux d’espoir de l’un à l’autre. Il pressentait qu’il lui faudrait vivre dans un autre temps. Il le désirait : il en fut terrassé de déceptions.
Et il se laissa quasiment mourir de désolation pour sa « patrie malade ». Alexandre Blok sera victime d’une sorte de non-désir de vivre : « Le poète meurt parce qu’il ne peut plus respirer. La vie a perdu son sens », a-t-il écrit. Comme ses amis poètes - Nicolas Goumilev, Serge Essénine, Maïakovski, Marina Tsvétaéva, Ossip Mandelstam...- il sera fauché avant que les blés ne soient mûrs. À 41 ans, le 7 août 1921, il disparaît, laissant dans la glaciation qui s’étend, une Russie figée où n’émergent qu’Anna Akhmatova et Pasternak réduits au silence et à l’effroi.
Guetteur de lumière, éveilleur d’aubes, il sera pris dans la tempête du « Monde Terrible », ces « années terribles » où s’étend la famine. Ces quelques années qui suivent 1917, années des dernières convulsions de la guerre civile et de prise totale de pouvoir bolchevique, début d’une nouvelle dictature en temps de paix qui tue les espoirs naissants.
Alexandre Blok vient de l’autre Russie, celle de toujours, mais il ne s’apitoie pas sur une nostalgie du passé à la Tchekhov, il ne regrette pas le passé et il fait basculer tout son lyrisme dans le désir absolu de révolution en redoutant ce qui va advenir.
« L’ancien monde est déjà disparu, le nouveau monde n’est pas encore là, et dans cet entre-deux les monstres apparaissent » disait Gramsci.
Mais en Russie les monstres étaient présents à la fois dans le vieux monde et dans le nouveau. Angoisse et désarroi vont succéder à la poésie élégiaque de Blok, pur moment de musique, où l’ombre de Verlaine chante et bruit. Des « Vers à la belle Dame » aux « Douze » c’est la trajectoire d’un homme qui tente de continuer à vivre ses valeurs et son profond mysticisme dans une modernité qui se révélera barbare. Un homme qui en fait n’entend que ses chants intérieurs qui clament en lui au risque de recouvrir les bruits du monde, et il va leur rester fidèle avec ferveur. Digne et beau. « Blok a été merveilleusement beau en tant que poète et personnalité. D’une beauté enviable » (Maxime Gorki).
Cette course brisée amenant une sorte d’aristocrate des lettres russes traversé de pressentiments mystiques et romantiques, totalement immergé de culture millénaire et classique, à devenir l’ardent thuriféraire des défenseurs du monde nouveau, les soldats de la Garde Rouge.
Cette trajectoire était l’aboutissement et l’impasse de sa quête mystique. Le poids de son chaos intérieur cherchant rédemption.
La chute de l’enfant du siècle
« Taisez-vous livres maudits, je ne vous ai jamais écrits ! »
Alexandre Alexandrovitch Blok est né le 16 novembre 1880 à Saint–Petersbourg, sur les bords de la Neva. Sa trajectoire l’aura amené d’une enfance protégée, choyée, en une vie d’abord éclatante et célébrée puis enfin dans la tragédie noire et désespérée. Cet homme grand, aux gestes lents, aux paroles rares semblera toujours hors du temps. Somnambule de ce côté-ci du réel, il marchait à l’intérieur de lui-même. Fragile passant de l’enthousiasme à la dépression, cet aristocrate cherchera la rédemption et la fuite en avant par la mystique, et donc par la Révolution. Il avait un lien charnel avec la mère-patrie, la Russie éternelle. Il sera l’enfant de Chakhmatovo, la résidence familiale secondaire près de Moscou, qu’il aimait tant et où il venait chaque été.
La poésie ouvrira toutes les résonances de ses lieux et des puits enfouis en lui. On a peine à se souvenir de ce poète de 24 ans aux longs cheveux blonds bouclés, au magnétisme absolu qui mettait la Russie à genoux dans son adoration. Il était le contemporain exact de Rilke et d’Apollinaire, le pur produit d’un milieu bourgeois et intellectuel, le nouveau Pouchkine. Il était un phare et tous se tournaient vers lui. Il ira de succès en succès, et écrira en 1906 « La baraque de foire » aujourd’hui considérée comme la première pièce du théâtre moderne russe. La gloire le bordera toute sa vie.
L’étonnante relation avec Liouba Dmitrievna Mendéléeva qui jamais ne le quittera sera ses lumières et ses ténèbres : « Je n’ai eu que seulement deux femmes : la première est Liouba, la deuxième, toutes les autres ». Cet amour fou proche de Laure et Pétrarque, de Béatrice et Dante, donnera la belle floraison du recueil « Vers pour la belle dame » (1904). Amour exalté, intellectuel qui se traduira par un mariage le 17 août 1903. Liouba sera « le lieu saint » où s’arrimer, où respirer. Il l’aima comme un refuge, comme une divinité. Liouba ne partageait sans doute pas cet amour de noyé. L’unique, la Vierge, d’azur, la Belle-Dame apparue durant l’été 1901 sera son aurore, son éternel féminin. Cette fusion ne voudra pas connaître la chair.
Les drames viendront assez vite, entre la déesse qui finit par ressembler à une statue froide, et par l’apparition du meilleur « ami-ennemi », André Biely, fou amoureux de Liouba et de la poésie de Blok et confondant les deux. Amour et haine seront les liens ambigus entre les deux plus grands poètes symbolistes russes.
Les années 1900-1917 sont les années glorieuses de la poésie russe, « l’Âge d’argent »,grande floraison artistique en peinture, littérature et musique, succédant aux années Pouchkine, l’âge d’or du début du XIXè siècle. Cette effervescence fut une renaissance des lettres russe. Mais ce flot se brisera sur le couperet d’Octobre 1917. Blok participe, comme en passant, aux salons, aux cénacles et il lit ses vers éblouissant les gens par sa beauté romantique, par la mélancolie de ses vers. Il était un Dieu vivant. Le cycle « L’inconnue » d’avril 1906 le rend célèbre. Vin, et débauche marchent maintenant avec lui pour supporter la ville, de plus en plus maudite. Les Tziganes le fascinent et pourtant « on ne peut aimer les rêves tziganes, on ne peut qu’être que consumé par eux ». Chaque nuit Blok va se perdre ainsi. Il veut trouver son destin. Monde de tumulte pour une âme qui souffre et il y recherche la femme-démon sous les traits angéliques. Blok cherche le chaos, les ruptures et la nuit. Celle des bouges, celle des oublis.
« Ce soir j’ai erré, erré. Une nuit blanche et des femmes... Où cours-tu ainsi, oh, la vie? » (lettre du 15 mai 1917). Dans le gouffre de sa vie il se perd dans le gouffre des sexes. Celle des « prostituées vermeilles », tant la peur de la sexualité avec des femmes belles le terrorisait :
Fut-ce derrière ton épaule, ô ma compagne`
Quelqu’un, des yeux, me guette (1913).
Des années de crise, des amours hallucinés pour des actrices ou des cantatrices, des voyages à l’étranger, Italie, France, Allemagne..., qui l’ennuient, tout cela n’apaise pas son désarroi profond. « L’étranger m’est nuisible ».
Il attend confusément un tremblement de terre intérieur, cloîtré à Saint – Petersbourg, l’immense désert pour lui. Les orages désirés n’arrivent pas, il doute.
« Quand est-ce que je serai enfin libre de me tuer ! » (carnets 21 mars 1914)
Il était prêt à tous les séismes et celui-ci survint avec la révolution de 1917. Blok va vers les tourbillons de neige de cette révolution qui se lève. Il s’y lance à corps perdu, exalté, mystique. Pris dans l’action il devient acteur et non plus poète sauf l’éruption des Douze et des Scythes. La suite est connue.
Le temps de l’innocence au bord de la Neva du début des années 90 laissa la place aux années terribles, au monde terrible. Il va bravement se lancer dans la bataille et engager la poésie au service de la Cause. Mais il ne peut oublier ce qui est derrière, ce qui est perdu, ce qui est enfui à jamais. Fragile équilibriste entre ses abîmes, il en sortira broyé. Fasciné par l’ouragan révolutionnaire, anéanti par la cruauté et la bêtise meurtrière, il va se laisser glisser dans la déréliction.
À sa mort, il était méconnaissable.
Le très beau jeune homme, n’était plus qu’un vieillard chauve et hurlant de douleur. Son passeport pour l’étranger arriva la veille de sa mort. La terreur était là, sa fin était bien la fin d’un monde. Alexandre Blok, le protégé des muses, qui se prenait parfois pour Hamlet, a fini par tutoyer et éprouver l’horreur et les gouffres. Mort de chagrin, il aura vu s’écrouler tout ce qui pour lui était beau.
« Il avait renoncé à la civilisation qui avait précédé la révolution. Une nouvelle civilisation ne se forma pas à la place de l’autre. Déjà les nouveaux officiers se promenaient la cravache à la main, comme leurs prédécesseurs. Ensuite tout alla comme auparavant. Le coup avait raté. Blok mourut de désespoir ». (Victor Chklovsky, Voyage sentimental, Gallimard, 1963)
Le témoin des autres mondes
« L’art, c’est le pressentiment de la vérité » (Blok lettre 1903).
Dans ses poèmes de 1901 à la fin de 1921, se dévoile la période la plus chaotique de l’histoire de la Russie, prise dans les convulsions de l’accouchement dramatique d’un nouvel ordre. Tous les orages semblaient crever à la fois sur cette terre endormie : les tragiques événements de la révolution de 1905, la fin de la boucherie de la première guerre mondiale, la montée du bolchevisme, la répression des années 1920. Le doux, le tendre Alexandre Blok se fit le témoin de l’Apocalypse qu’il avait depuis si longtemps pressenti. Dans ses années de fusion et d’éruption que furent principalement les quinze premières années du XXe siècle, tout bouillonnait. Mais tout sera emporté par la guerre et la révolution de 1917.
L’élégiaque poète de Saint-Pétersbourg devint celui qui au travers des incertaines convulsions voyait se profiler la terreur. Il passa des grelots des traîneaux au tocsin annonciateur. Il voudra autant servir le Christ blanc de la foi russe, qu’il ne partageait d’ailleurs pas, et le Christ rouge de la révolution, et ce avec la même mystique enthousiaste. Fou d’espoir pour un monde nouveau où l’art et le peuple pourraient être réconciliés. Son ode de 1918 sur les « Douze » reste considérée comme le poème absolu de la révolution d’octobre, et sera placardée partout. Trotski l’admirera. Mais récupéré par le bolchevisme, détesté par ses amis, il n’était pas un poète engagé, il était le passeur du monde invisible. Utopiste intransigeant il ne pouvait envisager le monde qu’au travers de ce prisme.
Il semblait un guetteur d’apparitions, placé comme une sentinelle entre les mondes. Une vigie de l’infini.
J’ai simplement vu, en rêve et dans la réalité, certaines choses que les autres ne voient pas. (Journal de Blok, 14 novembre 1911).
On saisit mal Alexandre Blok encore maintenant. Soit on le cantonne aux « Vers pour la belle dame », et une image séraphique, diaphane et outrageusement symboliste ne demeure que de lui. Soit on ne veut connaître que les deux derniers poèmes « révolutionnaires », pour bien le récupérer, et on n’a rien compris à sa profondeur, à son immensité.
« Je n’aime que l’art, les enfants et la mort ». Pour comprendre cette phrase terrible de Blok, il faut admettre qu’il ne pouvait vraiment s’attacher à nos contingences : « Le naufrage du Titanic m’a réjoui hier profondément : il y a donc encore l’océan ! » (journal 5 avril 1912). Tout entier pris dans ce délire de rendre tangible toutes ses musiques intérieures, il était profondément ailleurs, dans des amours transcendés, dans son retour aux forces éternelles.
Ouvre mes livres : là est dit tout ce qui doit arriver.
Oui je suis un prophète. (Le monde terrible février 1914)
Blok était un capteur hypersensible, un sourcier des orages. Les guerres et les incendies s’imprimaient en lui avant d’advenir.
Je vois, au-dessus de la Russie, au loin,
Un vaste et silencieux incendie. (Sur le champ de Koulikovo, juillet 1908).
Cette Russie en gésine et en sanglots « qui sera grande un jour. Mais qu’il faut attendre longtemps, et qu’il est dur d’attendre », (lettre du 22 avril 1917)
Cette tradition des fous visionnaires est russe jusqu’à la moelle. Mais Blok ne prenait pas seulement appui sur les malheurs de la Russie, mais aussi depuis le haut des mondes invisibles. Il était regard, il était vision. Il se défendait de toute représentation personnelle, non, c’est une réalité plus haute et plus lointaine qu’il décrivait en poète.
Pris entre ses rêves utopistes et ses tempêtes intérieures il ne pouvait vivre qu’écartelé: « Non, il ne faut pas rêver d’un âge d’or. Il faut serrer les lèvres et me retirer à nouveau dans mes rêves démoniaques », (lettre du 20 mai 1917).
Blok est un témoin, un artiste. « Mais la démocratie a-t-elle besoin d’un artiste ? » se demande-t-il ?
Son rapport avec la religion est complexe : Ses élans ne sont pas la poussée christique d’un croyant, Il n’aimait pas le Christ, pour lui « fantôme efféminé », mais le Christ en tant qu’attribut de la Russie, en tant qu’être humain en souffrance, il le chantera. Solidarité des crucifiés ! Il n’était pas vraiment chrétien, mais il avait en lui les élans messianiques et le sacré l’immergeait. Cette religion de l’enfance ne le satisfaisait pas, mais lui rappelait une époque et pouvait en annoncer une autre. Il était aussi croyant par utopie et par sa quête de « l’homme intérieur ». Il fut purement russe, à la fois exalté, pieux et rebelle. Mystique et non religieux, il devinait les signes de l’enfantement messianique de la terre russe. Son poème « La patrie » dénonce les hypocrisies de la religion mais aussi l’acceptation de cet héritage.
Pécher sans pudeur, sans éveil
perdre le compte des nuits et des jours,
Et d’une tête par l’ivresse alourdie
Se faufiler dans le temple de Dieu...
...
Et sur les plumes de ses couettes,
Dans un lourd sommeil se vautrer...
Oui, même telle, ma Russie,
C’est toi qu’entre toutes je chéris !
( Traduction Sophie Laffitte).
Le véritable amour de Blok aura été la Russie. Il l’aime et la hait voyant ce mélange étroit de porcin et de divin, de vulgaire et de sublime. « Cet amour qui hait » sera le pivot de son œuvre et de sa vie. C’est vers cette terre que convergent les autres mondes. Terre sacrée, terre maudite, « sa vie, sa femme ». Terre mystique donc, déifiée, réinventée.
Ce mysticisme romantique le poussera naturellement vers la révolution dont il ne perçoit au début que l’irruption d’un autre monde rédempteur : « je vois derrière les épaules de chaque soldat rouge des ailes d’ange ». Cette ivresse d’une révolution culturelle l’emportera dans le délire extraordinaire du poème « les Douze » écrit d’une seule coulée entre le 8 et le 28 janvier 1918. Un cyclone de vers répondait à un cyclone révolutionnaire. Blok était un médium entre les autres mondes. Celui de la révolution en était un monde possible. Mais Blok croyait surtout en une révolution cosmique du monde, en des chocs de l’âme. Le miracle attendu de l’irruption d’autres mondes, n’eut pas lieu.
L’amertume ne pouvait que l’enfermer dans son drame. Il n’élèvera pas la voix, il fera silence et solitude, il s’éteindra au milieu des jours noirs, loin des mondes infinis. Mais ses mots étouffés dans sa gorge sont un terrible témoignage.
Nous mourons tous, mais l’art reste.
L’effacement de Blok
Déliquescent, il sera devenu nuage. Indifférent et ayant presque cessé en d’exister.
Il tombe malade dès 1918 et semble partir en lambeaux. « L’air est muet ; tout devient terriblement silencieux ». En fait l’air que le poète n’arrive plus à respirer est cette musique intérieure qui le nourrissait, passage entre les mondes. L’entre-deux est muet, il ne peut plus qu’errer. L’angoisse gonfle, gonfle en lui. Le vide lui fait un mal atroce. Il entre dans les « châtiments ».
Je n’ai plus ni corps ni âme. Je suis malade comme je ne l’ai jamais été.
La petite mère Russie l’a bien dévorée et les poèmes altiers des Douze et des Scythes, de 1918 n’auront pas été des chants de gloire mais des chants d’adieu à la Russie. D’ailleurs il n’écrira quasiment plus un seul vers après ceux-là. Il mourra moins de maladie, réelle toutefois, mais de profonde détresse morale. L’arrivée des petits fonctionnaires censeurs qui veulent mettre l’art au pas le blesse profondément. Il se laisse aller comme une épave, maigre, les cheveux blancs, mal habillé, souffrant de troubles mentaux. Pour lui il n’y a plus de Russie. Il n’a plus le poète Blok, dissout dans le néant qui s’avance comme une marée.
« Et quand on nous prend la paix et la liberté... La paix de l’âme nécessaire pour créer… La liberté de créer, la liberté secrète. Et voici que le poète meurt, parce qu’il ne peut plus respirer ; la vie pour lui a perdu son sens » (Discours de Blok pour l’anniversaire de la mort de Pouchkine à la Maison des Écrivains en février 1921)
Six mois plus tard Blok est mort. « Le manque d’air tue les poètes » ! Il aura donné un ultime récital de poésie avec ses textes préférés : La muse, Le champ de Koulikovo, des textes des Vers à la Belle dame.
« Je deviens sourd, je deviens sourd ! » seront ses mots répétitifs car la musique s’est éteinte à jamais.
Et après les deux éruptions des épopées des Douze, le 28 janvier 1918, et des Scythes, le 30 janvier 1918, le surlendemain, Blok n’écrira pratiquement plus un seul vers pendant trois ans. Trois ans de silence, de sons étranglés en lui de 1918 à 1921. Peut-on imaginer l’étendue de son désespoir pour en arriver à être un fantôme, un mort-vivant, trois ans avant sa mort physique ? Abandonné par l’espérance, rendu sourd aux vibrations, il se laissera glisser dans le silence. Pressentir la vérité à quoi bon ? La vérité était morte, l’art devait aussi mourir et ainsi du poète. Il pressentait l’abîme, l’abîme était vivant, le monde en douleurs. À quoi bon les vers, quand on meurt de faim ou d’une balle dans la tête tout alentour ? Il aura été ce Christ « irressuscité », martyr de cet effondrement de civilisation. Le paradis terrestre si proche d’après les nouveaux maîtres n’est que famine. « Cadavre parmi les hommes », sa mort réelle survint avant sa mort physique. Elle arriva après bien des jours de hurlements, le 7 Août 1921.
Il sera parti un matin « pour abattre le lilas, le bois de bouleaux et le ravin ». (prose de « Ni rêve, ni réalité »)
La fin de Blok sera la fin d’un monde.
Attends ami et prends patience
il n’y a en plus pour très longtemps,
Peu importe car tout passera,
Car personne ne comprendra,
ni qui tu es, ni qui je suis
Ni ce que chante le vent
Pour nous en sonnant...
(Octobre 1913-août 1914, Traduction Pierre Léon)
La poésie d’Alexandre Blok
« L ‘univers de Blok est un univers visionnaire dont l’essence est musique : sous un voile de couleurs changeantes, il ne peut être profondément perçu qu’en sons. Cet univers visionnaire est pour Blok le seul réel...Jusqu’à la dernière minute de sa vie il a cru à la réalité des autres mondes et à la possibilité de les percevoir, de les entendre, de les voir ; et cela non dans de rares exceptions, mais partout, toujours » (Sophie Laffite, Seghers 1958)
Il était l’homme des sons et des visions, des paroles fulgurantes portées par la science de la musique de la langue russe. Il savait faire chanter le vent et les sentiments.
Je ne distingue pas la vie du rêve ni de la mort, ni ce monde-ci des autres mondes.
Il écrivait comme un médium, comme l’un des rares à avoir tendu son oreille sur le ventre de la mère-patrie. Lui qui ne connaissait rien à la musique était pourtant celui sachant transcrire le moindre tressaillement des rides du monde. Il était habité par les rythmes, les mille bruits de la vie et les craquements de la mort. Homme des sons, il les liaient, les faisaient chanter, et savait entendre le bruit obscur de la chute du vieux monde et les clameurs de la révolution.
La tragédie de Blok fut sa fermeture aux sons : « Tous les sons se sont tus. Est-ce que vous n’entendez pas qu’il n’y a plus de sons » dira-il à la fin de sa vie.
Quand la source souterraine se tarira, Blok deviendra muet.
Enfermer Blok dans l’enclos du symbolisme russe n’explique pas grand-chose. Il est ailleurs. Il détestait les écoles, les théories, la technique poétique. Tout coule naturellement dans ses vers. Tout est aérien et suspendu. La forme l’indiffère. Mais il est musique et sons : « Un poète, c’est un porteur de rythmes ».
Sa poésie a passé les lignes de démarcation entre les mots.
Toute l’œuvre de Blok tient en trois volumes et deux ou trois autres poèmes.
« Tous mes vers écrits depuis 1897 peuvent être considérés comme un journal intime »
Elle porte en sa chair sa passion pour la poésie de la terre russe, la beauté de l’Inconnue, celle aussi de la Belle Dame. Et aussi son éthique, sa quête qui se brisera.
Ce lyrisme, cette quête de la musique intérieure et de la musique des mondes, poussés à une telle pureté ne se retrouve que chez Rilke. Le même reproche de préciosité dans les poésies du début peut leur être adressé. La même lumière infinie de la maturité leur est commune.
La poésie de Blok est étrange, obscure souvent. Il faut tendre l’oreille pour que ce flou qui coule dans ses vers vienne à vous. Tout est insaisissable, léger, car cela vient d’ailleurs, du fond de territoires d’autres mondes, d’étranges visions, de musiques irréelles. Orphée qui ne serait pas allé chercher Eurydice, mais la musique d’au-delà des fleuves noirs. L’homme « aux yeux si clairs » est le poète de l’indécis : reflets, brume, nuit, étranges sommeils, rêves en lambeaux donnent à ses vers cet entre-deux mystérieux. Le réel n’est qu’un lointain nuage. Un vent froid, des nuits en velours dangereux, des brouillards passent dans ses vers. La poésie de Blok est à mi-chemin entre les ténèbres et les douceurs de l’infini.
Les mots de Blok semblent parfois des corbeaux sur la neige. Une transcription d’une attente qui nous est inconnue. Ce sont des « hymnes oubliés » qui veulent nourrir le monde.
« Toute poésie est un voile étendu sur la pointe de quelques mots. Ces mots-là brillent comme des étoiles. C’est à cause d’eux qu’une poésie existe... » (Lettre de Blok du 21 décembre 1906)
Les traducteurs de Blok parlent de sa langue à la fois très simple et très obscure, de son attachement aux traditions et à sa radicale nouveauté. Et sa musique ne peut être entendue qu’en langue russe : Ce voile flou qui monte comme brume de sa poésie est une fumée vers le ciel. Blok est avant tout mystique. Il écrivait des vers qui lui échappaient, car il ne semblait être que le transcripteur de forces qui le dépassaient. Il lui revenait de mettre tout son génie des sonorités, des rythmes, des mètres pour s’acquitter d’une sorte de mission sacrée. Il est un arc tendu vers l’obscur.
« Parvenue à sa limite la poésie se noiera probablement dans la musique » (Blok, Carnets)
La poésie de Blok est allée à ses limites, c’est nous qui coulons dans son fleuve.
Ton nom - un oiseau dans la main,
Ton nom - sur la langue un glaçon.
Un seul mouvement de lèvres.
Quatre lettres.
La balle saisie au bond,
Dans la gorge un grelot d’argent.
.....................
Ton nom - le baiser sur la neige.
Gorgée d’eau bleue qui sourd, glaciale,
Avec ton nom - le sommeil est profond (Marina Tsvétaéva, 15 avril 1916 Extraits du cycle Poèmes à Blok, Traduction Christian Mouze).
L’épitaphe de John Keats, « Ici repose celui dont le nom était écrit dans l’eau », pourrait être aussi la sienne.
Et Blok s’en va rejoindre la neige, cette neige qui est son jour, sa nuit, la lumière emprisonnée, et où tout peut s’inscrire dans ce blanc au cœur de cette lumière. Ce blanc qui est son obscurité.
M’en allant dans les ténèbres de la nuit…
Je te salue doucement (11 février 1921)
Sources :
Alexandre Blok Sophie Laffitte, Poètes d’Aujourd’hui, Seghers 1947
Alexandre Blok et son temps, Nina Berberova, Actes Sud, 1991
Alexandre Blok, Le Monde Terrible Pierre Léon, Poésie Gallimard, 2003
Claudia Dumont, Le symbolisme russe : Alexandre Blok Faculté des lettres Université de Laval, automne 2001
Gil Pressnitzer
Choix de textes
D’abord un hommage à Sophie Laffitte qui aura véritablement introduit Blok en France dès 1958. Son livre introuvable demeure la plus flamboyante étude jamais écrite. Dans ce livre une traduction de Gabriel Arout d’un des poèmes préférés de Blok lui-même et quelques-uns par Sophie Laffitte.
SUR LES CHAMPS DE KOULIKOVO
I
Le fleuve morne étale et roule sa paresse,
Il baigne ses rivages,
L’argile triste et roux de ses falaises et la détresse
Des meules dans la steppe.
O ma Russie, ma femme, dans la douleur qui sèche
M’apparaît notre long chemin.
Jadis la volonté Tartare d’une flèche
Nous l’a tracé en perçant notre sein.
Notre chemin va dans le désespoir des plaines,
Russie, dans ton désespoir
Mais de l’obscurité nocturne où va la haine
Je ne crains plus le noir.
Qu’il fasse nuit. Nous arrivons, scintille
La steppe de nos feux de camp
Dans la fumée, notre bannière brille
Face aux épées du Khan.
C’est l’éternel combat! La paix, dans la poussière
Et le sang n’est qu’un rêve falot.
La cavale sauvage, écrasant la bruyère
Passe au galop.
Course sans fin. Verstes et précipices...
Arrête-toi, attends!
Et passent des nuées épouvantées et glissent
Sur l’horizon sanglant.
L’horizon est sanglant. Et la douleur ravage
Mon cœur ! Pleure, pleure à sanglots,
Il n’y a pas de paix! La cavale sauvage
Passe au galop.
(7 juin 1908)
II
Nous nous sommes arrêtés dans cette plaine
Il n’est plus question de reculer.
Et des cygnes ont crié derrière le fleuve,
Les voilà qui se reprennent à crier.
Sur la route - une blanche pierre
Nous présage un malheureux destin
L’ennemi est là - notre bannière
Ne flottera plus dans le matin.
Et penchant sa tête vers la terre
Mon ami me dit « Prépare-toi
Comme moi fourbis ton cimeterre
Pour lutter dans notre Saint Combat ».
Je ne suis ni le premier, ni le dernier
Mon pays sera longtemps en peine.
Mon épouse portera le deuil
D’une mort prématurée, mais non pas vaine.
(8 juin 1908)
III
À nouveau sur le champ de Koulikovo
S’étend l’obscurité morose de la nuit.
Et comme d’un nuage menaçant
Elle a enveloppé le jour naissant.
Dans ce silence sans espoir et sans réveil,
Derrière la nuit, on n’entend pas, on ne voit pas,
Ni les échos tumultueux de la bataille,
Ni les éclairs des merveilleux combats.
Mais je reconnais très bien les signes
Des journées fatidiques et cruelles.
J’entends à nouveau les cris des cygnes
Au-dessus du camp des infidèles.
Et je ne peux plus dormir en paix
Lorsque tant d’orages nous menacent.
Mon armure pèse sur mon cœur.
Mon heure est venue. Il faut prier.
(23 décembre 1908)
(Traduction de Gabriel Arout, copyright Seghers)
Je traîne, je traîne ma vie,
ma vie insensée et sourde
Aujourd’hui, sereinement, je souris,
Demain, je pleure et je chante.
Mais, si imminente est ma fin.
Si derrière mon dos, immobile, se tient
Celui qui de son immense main
Recouvre, tout entier, le miroir.
Alors, la glace jette comme un feu,
Et, plein d’horreur, fermant les yeux,
Je recule dans ce domaine de la nuit,
D’où jamais on ne revient plus...
(27 septembre 1910)
Danses macabres
NUIT, rue, pharmacie, réverbère.
Une lumière absurde et terne.
Même si tu vis encore un quart de siècle
Tout sera pareil. Il n’y a pas d’issue.
Puis, tu mourras et tout reprendra du début.
Tout se répétera comme avant :
Nuit, rides glacées du canal,
Pharmacie, réverbère, vent.
(10 octobre 1912).
(Traductions de Sophie Laffitte, copyright Seghers)
Autres textes de Blok dans une adaptation personnelle
La girouette
Tout est calme. Et sera encore plus calmé.
Le drapeau inutile est baissé.
Seule sur le toit, la petite girouette,
chante l’avenir d’une chanson fluette.
Le vent a répandu le pauvre petit coq enchanté
dans le ciel dans sa moitié ;
balancée par le soleil et la fumée,
la chose est dans le bleu profond retournée.
Le terrain parfumé est en feu roux,
les horizons sont depuis toujours de brouillard incertains.
le chant de la girouette me semble doux ;
chante donc mon petit coq en étain.
Ceux qui sont nés dans ces années obscures
Ceux qui sont nés dans ces années obscures
ne se rappellent plus de leur chemin,
et nous enfants des années terribles de la Russie,
ne pouvons rien oublier.
Oh ces années qui nous ont réduits en cendres !
avez-vous apporté folie ou un rayon d’espoir ?
en ces jours de guerre et de liberté
une lueur rouge sang est apparue sur nos visages.
nous avons grandi muets ; le tocsin
nous a forcé à fermer nos lèvres.
Dans nos cœurs, jadis débordants de ferveur,
ne gît plus qu’un grand néant résigné...
Et laissez donc les croassants corbeaux s’envoler
au-dessus de nos lits de mort -
Dieu, oh Dieu, sans doute ceux-là sont-ils plus dignes
de Ton Royaume !
(8 septembre 1914)
Celui qui est né (deuxième version)
Celui qui est né dans les années inertes
ne se souvient pas de son chemin pour sa perte ;
Nous, enfants des années de peur de la Russie
nous nous souvenons de tous les jours et de toutes les nuits.
Ces années qui de tout ont fait cendres !
est-ce folie ou grâce qui va descendre ?
les étincelles du feu de la guerre et de la liberté
laissent sur chaque visage lumière ensanglantée.
Nous sommes rendus muets : la pression du tocsin
sur nos lèvres serrées a mis un lien.
Dans ces cœurs encore vivants, jadis d’espoir pleins
le désert fatal s’endort maintenant en chemin.
Et que s’élèvent les cris des corbeaux
juste au-dessus de nos tombeaux,
sans doute ceux-là sont plus conformes
Ô Dieu, à ton grand royaume !
(8 septembre 1914)
Chant de Petersbourg
Abattu, j’erre
dans ma tanière solitaire ;
le morne joueur d’orgue de barbarie
va venir et dehors aura gémi
Sur cette vie sauvage
que jamais je n’aurai en partage
survenant des steppes le vent
et sur le nouveau souffle du printemps.
Alors qu’est-ce que cela signifie ?
j’erre seul et sans but enfui.
la chandelle s’est consumée,
et la pendule s’est égrenée.
Mon seul et unique espoir
est là à sa fenêtre comme reposoir,
elle aux vêtements éclatants
va venir me visitant.
Plus pâle est ma figure
que de ce blanc du mur…
Alors à nouveau je me sens incertain
quand elle vient...
Pourquoi vient-elle
pour me parler ?
pourquoi passe-t-elle dans l’aiguille des prunelles
de ce joyeux filet ?
pourquoi verse-t-elle
ces mots gais ?
pourquoi sa tête penchée
et sa figure cachée dans les dentelles ?
Il n’y a rien à craindre
et rien à perdre...
Dois-je confesser mes sentiments ?
et me dire entièrement ?
Mais que puis-je dire à cette créature tendre
que mon cœur est à fendre ?
que le vent apporte des flocons de neige ?
que ma demeure de lumière s’allège ?
(7 décembre 1906)
La vierge dans la cité
Sans un sourire vous êtes donc passée
vos yeux sont tout à fait baissés
et au-dessus de la cathédrale dans l’obscurité
resplendissent les dômes dorés.
Des vierges du soir Votre visage
est la parfaite image,
toujours elles ont les yeux baissés
elles disparaissent dans l’obscurité.
Mais un petit garçon est avec vous,
bouclé, portant une blanche couronne, un garçon si doux
vous le menez par la main
vous ne lui permettez de tomber en vain.
Du portail je suis l’ombre
là où le vent vif sombre,
et de mes yeux fatigués
passent en nuages des larmes versées.
Je voudrais surgir devant vos yeux
et m’écrier « Ô Mère de Dieu »
Pourquoi ce nourrisson l’avoir donc amené
dans ma si noire cité ?
Mais ma langue de crier est impuissante ;
et derrière vous, vous la passante,
au-dessus des empreintes sacrées,
les sommeils à la bleutée obscurité.
Et ainsi je demeure, veillant, me souvenant,
vos yeux se baissant,
et comme votre petit garçon à la blanche couronne
d’un sourire vous environne.
Une voix surgie du chœur
Vous et moi, nous avons pleuré tant de fois,
sur nos vies en désarroi !
ô mes amis, si vous saviez vraiment le certain
de la froidure et la ténèbre des jours de demain !
Aujourd’hui vos mains chéries vous les serrez,
d’elles vous faites gaîté,
sur un mensonge seulement vous pleurez,
ou sinon pour un couteau dans sa main
orphelin, orphelin !
Mensonges et perfidies sont sans fin
et la mort est encore si loin...
Le monde terrible et sombre deviendra encore plus incertain,
Le tourbillon des planètes deviendra encore plus inhumain,
Et cela durera des temps lointains...
Et tous deux, toi et moi voyons les temps derniers,
le plus terrible des temps mauvais.
Les cieux seront couverts des nuages de nos pêchés repoussants,
sur nos lèvres les rires iront se figeant,
Tous prieront pour l’anéantissement.
Oh, enfant, vous languirez après le printemps, mais le printemps vous trahira
vous invoquerez le lever du soleil, mais le soleil point ne se lèvera.
Et quand vous commencerez à hurler, votre cri
comme une pierre dans les profondeurs sera englouti.
Aussi, enfants, contentez-vous de vos vies
plus silencieuses que l’eau, que les herbes plus rabougries !
ô mes amis, si vous saviez vraiment le certain
de la froidure et la ténèbre des jours de demain !
(6 juin 1910 - 27 février 1914)
Cloué au comptoir de la taverne
Au comptoir de la taverne je suis cloué
je suis saoul depuis longtemps, tout m’est étranger,
mon bonheur est tout entier dans une troïka contenu
filant dans une brume d’argent perdue...
Tout s’enfuit dans la troïka, tout s’enfuit
dans les neiges du temps, dans les siècles finis
seule l’âme est encore à flots
avec la brume d’argent sous les sabots des chevaux.
Les étincelles volent dans la sourde obscurité,
toute la nuit par elles est la clarté,
se lamentent les grelots des traîneaux sous la flèche de la proue
sur le bonheur qui est dissous...
Et seule se voit toute la nuit
le harnais d’or, toute la nuit retentit.
et toi, toi mon âme, mon aveugle âme
tu es saoule, saoule à mort, infâme
(26 octobre 1908, Harpes et violons)
Tout se meurt, tout !
Tout se meurt, tout ! Le soleil dans son feu et son éclat,
comme il y a si longtemps, les cercles des ans s’accomplissent
une triste tombe se désole de l’existence enfuie -
cela fut si beau - sous les collines graves.
et dans la nuit noire un spectre de brume blafard
attend d’autres ombres, lui le muet le funeste.
Oh, ombre s’effaçant dans la blancheur, à nouveau vous saisirez multitudes et autres,
perte du passé, tout entier.
une nuit va passer, un si long jour va venir encore -
encore va se lever, dans sa boue qui se dévore elle-même,
le soleil du jour, le soleil du feu d’or,
et à nouveau il va brûler les tristes collines et les plaines
(1900)
Vous êtes parti au loin
Vous êtes parti au loin, et je suis dans le désert,
me pressant contre le sable brûlant.
mais maintenant ma bouche ne peut le confesser -
le mot fier qui aurait dû être dit.
Je vois mon passé sans tristesse -
j’ai compris vos grandeurs sacrées :
oui, vous êtes le Galiléen, à moi si précieux -
le christ non ressuscité,
Et laissez un autre vous flatter,
laissez se multiplier abus et débordements
le Fils de l’Homme ne dépose sur sa tête
encore aucun fantôme
(mai 1907)
Et mourra la terre
Et mourra la terre - et la jeunesse et la mère,
la femme te trahira, l’ami fidèle te quittera,
mais à aimer un autre bonheur tu apprendras -
regarde dans le miroir de la terre polaire.
Va dans ta barque et cingle vers le pôle lointain
parmi les murs de la glace - et morceau par morceau oublie
combien là-bas ils aimèrent, ils périrent, ils se battirent, but conquis...
Oublie tes passions assemblées chagrins anciens.
Et laisse ton âme, fatiguée de tant portée, doucement
habitue-toi à frissonner des froids lents -
jusqu’à ne plus rien désirer d’autre ici,
seulement alors que l’aveuglante clarté de l’éclair surgi.
(7 septembre1909)
Chante une fille une chanson
une fille chante une chanson dans le chœur du temple,
sur des hommes, las dans des pays étrangers
sur des bateaux qui ont quitté les rives natales,
et sur tous ceux qui à la fin ont oublié toute joie.
Voici ce que chantait sa voix claire, et elle s’envolait vers les hauteurs,
et les rayons de soleil brillaient sur sa blanche épaule -
et chacun depuis les ténèbres pouvait voir et entendre
la robe blanche et aérienne, chantant ;
Et chacun d’eux était persuadé, que la joie allait s’épandre :
les bateaux venaient d’accoster sur la plage,
le peuple, si las dans le pays des étrangers,
se redressant debout, sont heureux et comblés
et douce était sa voix et tout autour les rayons du soleil...
près des portes de César, très haut sous l’arche, alors seulement,
le bébé, plongé dans des mystérieuses désolations,
car aucun d’eux jamais ne reviendra.
(août 1905)
Je préfère la magnifique liberté
Je préfère la magnifique liberté
et je m’envole vers les pays de la grâce
Là où dans les vastes et claires prairies,
tout est bon, comme rêves et choses désirées.
Là du riz, du trèfle lumineux,
et les épis tendrement s’entrelacent,
et ici toujours doucement se dit :
« les oreilles s’inclinent… Prends ton chemin ! »
dans l’immense mer du juste,
seul un des brins s’incline.
Tu ne le vois pas dans la brume de l’air
moi je l’ai vu, il sera mien !
Je t’attends
Je t’attends. En silence passent les années
Comme cette même image, celle-ci, à nouveau je t’attends.
L’espace est en flammes et clair comme une surface gelée,
moi, en silence, tristement, avec amour et douleur, j’attends.
L’espace est en flammes, et vite tu me viens
mais j’ai tant peur que ton visage ne soit plus le tien,
et que commence la surenchère de méfiance
résignés à la fin trop attendue, fatigués, en changeant les apparences.
Oh, alors je m’effondrerai – sans force et désespéré
incapable de survivre à mes rêves toujours imaginés !
L’espace est si vaste ! L’azur si ténu
et je suis effrayé que maintenant ton visage ne soit plus.
(4 juin 1901, Vers de la Belle Dame)
Qu’il est difficile d’avancer parmi les hommes
en faisant semblant de ne pas être déjà mort,
et raconter aux jeunes,
le tragique de toutes les passions.
Faisant les cent pas dans tous les cauchemars de mes nuits
je cherche une harmonie dans le chaos de mes sentiments,
afin que puisse se lire dans les lueurs blêmes de l’art
que ta vie ne fut qu’un incendie fatal !
(10 mai 1910)
Plus tu désires le repos
Plus terrible est encore la vie, plus terrible encore.
La brume mouillée se traîne sur les champs,
la brume mouillée t’entre dans la poitrine
par le lourd tissu de la nuit...
Oublie donc, oublie ce que fut la vie,
Oublie donc ce qu’elle pourrait être encore...
La brume se traîne sur le désert des champs...
Ah seulement
dormir, dormir !
Mais toujours
quelqu’un viendra te réveiller !
(27 août 1909)
Il est des instants ou s’apaise
le funeste orage de la vie
c’est quelqu’un qui vous touche l’épaule
ou qui pose un regard radieux…
et alors le quotidien s’effondre
dans un sombre gouffre sans fond…
et lentement au-dessus du gouffre
l’arc-en-ciel du silence se lève…
et la mélodie naissante et sourde
dans le silence qui retient son souffle
frôle les cordes engourdies par la vie
de l’âme tendue comme une harpe
(traducteur inconnu)
Bibliographie
>Poésies:
Premier Livre de Vers (1898-1904) :
Ante Lucem - Les Vers de la Belle Dame – Carrefours
Deuxième Livre de Vers (1904-1908) :
La Ville - Le Masque de Neige - Faïna - Libres pensées
Troisième Livre de Vers : Le Monde terrible - Représailles - Iambes - Vers italiens - Harpes et violons-
Carmen - Le Jardin des Rossignols - La Patrie - Ce que chante le vent
Poèmes : Représailles (1911-1919) - Les Douze (1918) - Les Scythes (1918)
En français
Quatre Poètes russes, avec Les Douze de Blok, traduits par Armand Robin (1949), livre réédité par Le Temps qu’il fait, 1985.
Les Douze, présentation et traduction de Brice Parain, Le Nouveau Commerce, 1978.
Poésies, Poèmes choisis, traduits du russe par Jacques-Alexandre Mascotto, Bruxelles, La Lettre volée, 1991.
Cantiques de la Belle Dame, présentation et traduction de Jean-Louis Backès, Éditions de l’Imprimerie nationale, 1992.
Poèmes, Collection bilingue (traducteurs multiples), Éditions Librairie du Globe, 1994.