André Du Bouchet
Le discontinu et le non-dit
Le XXe siècle a-t-il tout trahi — les rêves de 68 et les actions de la Résistance — et tout détruit — des générations entières dès 1914 et la TRANSMISSION de l’Humain ?
Les poètes ont voulu bâtir un pont entre Babel et le réel, entre les mots impossibles et les choses inconnaissables. André Du Bouchet aura, pour la Poésie d’expression Française, montré la voie de cette interrogation : ne plus parler « au nom de », ne plus s’inscrire dans le social ou le sacré, ne plus faire de la création poétique un domaine de ressentiment et de non-dit pour la petite-bourgeoisie désormais à l’abandon.
Mais montrer les failles, les blancs, les forces et les dérives de toute la langue humaine - mots et regards, temps et absence, outils et hasards.
Ouvrir un champ à la graine de l’ Incohérence. Mais sans détruire les fleurs nouvelles, les fruits anciens, le sillon tracé et pourtant libre.
A mille lieux de la poésie de « l’absence au monde » qui osa s’en réclamer et des trahisons inutiles d’une révolution de l’Humain qui reste à inventer.
Les « hommages » aux artistes et aux écrivains disparus ne sont trop souvent que l’occasion d’un « positionnement » du critique ou du témoin comme « à propos » d’une oeuvre et d’une pensée rarement saisies dans leur cohérence par rapport à une vie, dans leur « incohérence » par rapport à une époque, à un socius qui lui auront mal rendu la reconnaissance véritablement due. Excès de zèle ; pour l’un, cette oeuvre « résume » la poésie Française de la deuxième moitié du XXe siècle (étrange paradoxe qui en éloigne... l’actualité et l’écho!) ; pour l’autre,elle est marque d’une « école » (la poésie « blanche »), dont on doit dire au contraire qu’elle a ignoré la portée et la vigueur d’une démarche !
Poésie où le « blanc » semble l’emporter sur l’écrit ?
Nouvelle quête « mallarméenne » ? Choc du « discontinu » au coeur de la parole même ?
C’est oublier que l’œuvre d’André du Bouchet se ponctue d’emblée d’un texte fameux (paru à Bruxelles dans le défunt « Courrier du Centre d’Etudes Poétiques) sur « Baudelaire irrémédiable ». Texte inaugural : une prose.
Texte de « travail » — « travail, du texte » — pour dire la césure absolue décidée par Baudelaire entre le poème et le « sacré », entre le poète et son identité « sociale »...
Texte de la modernité et point d’appui de l’oeuvre poétique d’André du Bouchet.
Texte sans lequel les poèmes des Carnets et du recueil Dans la chaleur vacante se trouveraient toujours dans le malentendu où certains les ont placés durant plusieurs décennies.
La « vacance » n’est pas l’absence (au monde) ; le poète n’est pas hors du « social » ; la « blancheur » n’est pas une « virtualité ». Au contraire : cette poésie est moderne parce qu’elle permet de dire L’INCOHERENCE entre la parole et le monde.
Cette poésie fait place au réel.
Cette poésie trouve sa place dans un monde de « commencements », un monde non-machinique, non-industriel, non-aliéné...
Un monde où le poème et la charrue ne sont pas antinomiques. Un monde qui ne se complaît pas dans l’image et la mode.
Un monde où la parole humaine peine et avance dans... l’acharnement à dire et non dans la « blancheur » du sens....
L’histoire personnelle avait son mot à dire dans cette poésie-là : le biographique nous le rappelle — fils d’un médecin Normand et d’une Juive Russe exilée, André a cherché et refusé l’origine, a cherché et refusé l’identitaire, a cherché et refusé le NON-DIT de la modernité — la présence-absence de la judéité.
Le « blanc » montrait et celait cela aussi.
La revue L’éphémère s’ouvrait sur Le méridien de Celan ; le numéro quatre présentait L’interlocuteur de Mandelstam. L’effet-mère y œuvrait en silence. Si certains ont attaqué cette œuvre, si d’autres l’ont adorée, ce fut peut-être par ignorance de la démarche biographique autant que de la démarche expressément Baudelairienne.
Le Temps montrera la nature de cette poésie en la détachant de ses fausses « célébrations » et de ses vraies incompréhensions malveillantes.
Une poésie inscrite dans la grandeur d’une vision presque picturale d’un monde où l’homme a sa place — rien que sa place — mais sa vraie place : une errance de parole et de vérité.
Alain Suied
Souvenirs personnels
16 ans en mai 68 : L’Ephémère s’est engagé dans le mouvement. Deux revues étendent leur influence — celle que co-dirige alors André et Tel Quel.
Sur une « copie » d’écolier, je transcris un de mes longs poèmes. Il faut choisir. Je lis les poèmes et les textes des uns et des autres. Patrick Kéchichian me presse : ce sera L’éphémère...
Il faut envoyer les pages à la Galerie MAEGHT.C’est la fin de l’année scolaire. Puis viennent les vacances. Plusieurs mois sont passés : avons-nous rêvé ? Avons-nous négligé de passer par quelque « réseau » inconnu mais utile ?
Dès que je rentre, l’enveloppe dans la boîte aux lettres me questionne : à qui appartient cette écriture ample, qui envahit l’espace blanc ?
Serait-ce — il est écrit — « Très urgent »...
Je dois « de toute urgence » téléphoner au domicile personnel d’André du Bouchet.
Une voix claire, tranchante et amicale à la fois me propose un jour, une heure. Vingt ans après, André me racontera qu’il s’attendait à trouver à sa porte un poète « de son âge » qui avait choisi d’attendre avant de révéler sa poésie, soudain « dans l’urgence »...
Il ouvrit sa porte à un adolescent exilé- qui ne sortait jamais le soir et ne buvait pas, exception faite pour le généreux verre de whisky étrangement arrêté dans sa gorge ce soir-là.
Vingt ans après ? Oui - nous avons été proches; j’ai publié mes premiers poèmes dans le n° 12 de la revue (Blake était au sommaire), j’ai rencontré sa famille,certains de ses amis ; et soudain après mon départ pour le « service militaire » (obligatoire), j’avais dû constater un changement grave de nos relations - en 77, les rumeurs et les faux-amis avaient accompli leur discrète tâche...
Vingt ans : en 1988, nous étions au « Hilton » de Bruxelles — j’avais été du Jury pour le Grand Prix de Poésie des « Biennales » de Belgique et ma voix avait fait basculer le prix en sa faveur. On m’avait chargé de dire un « dis-cours » :
J’y évoquai — notamment — le thème du ! « discontinu » qui devait devenir l’un des points les plus souvent repris au sujet de sa poésie...et quelques souvenirs personnels. L’émotion nous avait gagnés. Dans le tohu-bohu du « cocktail », André (au bord des larmes) se souvint que la dernière décision de Paul Celan pour L’éphémère avait été de donner son accord (incontournable) pour la parution de mes poèmes (« Quand bien même le père !... acquis à son idée d’un départ / ne verra plus la mort »).
Vingt ans : le temps d’une parole retrouvée...
Nous SAVIONS sans le dire que la « distance » et le temps ne pouvaient rien changer à l’URGENCE de notre dialogue...
Une lectrice avait constaté que dans un n° de L’éphémère, les poèmes d’André commençaient en bas de page à la hauteur même où mes textes (nous disions « textes » pour « poèmes » et André parlait volontiers du « travail poétique » (Baudelaire) ...) compacts et sans blanc se terminaient...
Mais tout se passait sans doute dans un non-dit que j’avais — involontairement — brisé : mon travail, peu à peu,prenait une route différente : les retrouvailles avec une « identité » masquée par dix-sept siècles de Christianisme et deux siècles de Laïcité incertaine... Une identité à l’œuvre dans le texte célanien et dans le blanc du Bouchettien...
Une identité juive et hébraïque dont le rappel ne me coûta rien de plus que l’exclusion qui m’avait été « ravissament » offerte par un « milieu » si parisien et si pharisien depuis de longues années déjà...
Une identité en travail, enjeu,en évolution — mais qui ne saurait « limiter » le champ de nos poésies.
J’ai revu pour la dernière fois André quelques semaines avant sa mort, à l’occasion d’une « lecture » à la librairie Tschann.
Nul ne saurait oublier le prodigieux « lecteur » de poésie qu’il fut : au milieu d’une foule dense, j’ai écouté de loin quelques extraits de L’emportement du muet.
J’ai su que nous ne devions plus nous retrouver : le non-dit avait gagné sur le discontinu, l’histoire personnelle se refermait, le mutisme enfermerait le poète vivant pour ouvrir son œuvre aux générations futures, loin, très loin des acquiescements entendus de ses ultimes « admirateurs » (bien tardifs ou bien diplomatiques) et près, très prés de son interrogation passionnée et sans concessions de la parole poétique : archipel de liberté et de risque au milieu de la folie satisfaite des élites et des idéologies délétères du moment.
Alain Suied