Henri Heurtebise
Le dur désir de durer
La poésie en partage
Temps, il est grand temps de célébrer ce nautonier de la poésie qu’est Henri Heurtebise. Sur le frêle esquif de la poésie, il en aura fait des traversées et des miroirs et des gens. Quelle que soit la houle, quelle que soit l’humeur du temps, il n’aura pas dévié de sa trajectoire
Animateur infatigable, passeur impénitent, il a rendu concret ce mot de Paul Celan pour qui « le poème est comme une poignée de main ».
Encore faut-il que ce poème passe de main en main et Henri Heurtebise a donné cette fraternité qui souvent tant nous manque pour que les mots soient notre chemin. Et les mains se sont ouvertes prêtes à recevoir, étonnées de toute cette rosée.
L’odyssée de la revue Multiples
La belle odyssée de la revue Multiples, une des plus anciennes revues de poésie avec plus de trente-six ans d’ancienneté en 2006.
Créée en mai 1970 avec René Cazajous, après le départ de la revue Verticales 12 de Christian Da Silva. Et Heurtebise ne pouvait concevoir une revue de poésie que multiple, mais surtout Multiples avec un s car ouverte à tous les vents de la poésie. Dehors il faisait froid, mais dedans la chaleur des mots liés faisait l’été.
Et ainsi pendant les huit premiers numéros furent convoqués des thèmes comme la campagne, la ville, l’enfance, et tant d’autres.
À la mort de René Cazajous en 1972, Heurtebise porte sur lui seul le poids énorme d’une revue de poésie où il faut tout faire : demander des manuscrits, relancer des amis, trouver quelques aides et miettes de subsides, lancer des idées, se battre avec l’imprimeur, distribuer de porte-à-porte cette bouteille à la mer qu’est une revue, en charger jusqu’à la gueule sa deux chevaux roulant dans les étoiles et emplie à ras bord de livres qui parfois tombent dans les virages de la vie, et de Muret à Toulouse faire le démarcheur de l’ineffable.
La suite nous est racontée par Heurtebise dans un entretien avec Jacques Morin pour la revue « Écrire & Éditer » numéro 39 (août-septembre 2002) :
Seul à bord à partir du numéro 8, les numéros à thèmes se succèdent toujours riches de rencontres.
« Dès le n° 16, je publie un recueil de poèmes par numéro à côté des numéros à thème : n°16, J’Eux de Serge Pey (son premier recueil) n° 24, Certaines choses et d’autres de Pierre Autin- Grenier (son premier recueil).
En 1985, je publie une anthologie des poètes du Sud-Ouest. J’adopte son format de 20x16.5 (n° 38) qui laisse une marge, donc une liberté de présentation plus grande (le format précédent était de 13 x21).
Je fais sauter le verrou du timbrage désormais (à partir du n° 42). Multiples tournera autour de 80 pages, dépassant les 100 g très largement. Cela lui permettra d’avoir un dos, indispensable pour être reconnu en librairie.
À partir du n°52 (le n°61 vient de paraître), je fais alterner une double formule : la formule « découverte » et la formule « anthologie ». La première propose plusieurs recueils de plusieurs poètes. Principe : un recueil permet d’entendre une voix ; il permet aussi d’être mentionné dans la notice bibliographique d’un auteur. La seconde met à l’honneur les meilleurs recueils lus. Je leur consacre entre deux et six pages avec mention du nom et de l’adresse de l’éditeur et d’autres livres par quoi continuer. Ainsi, les organismes publics et les amateurs de poésie peuvent acheter en connaissance de cause... »
Et la revue vit toujours !
Multiples persiste parce que la poésie persiste et que persiste aussi son ignorance de la part des grandes maisons d’édition parisiennes. Surtout, j’aime faire connaître des talents inconnus. J’ajoute que ma revue ne m’a jamais empêché d’écrire.
Et une partie édition est venue enrichir la dot de la poésie :
« À côté de Multiples, j’ai créé en 1991 la collection « Fondamente », nom d’un village du Causse, pouvant signifier : lieu de source, fond d’amante - sens que le peintre Gilles Sacksick a donné à la vignette couverture - et fondamental. Au début, j’ai voulu garder autour de moi les poètes découverts dans Multiples (Saguet, Le Cor). Puis j’en ai invité d’autres (Momeux, Manciet). Maintenant, "Fondamente" est comme le trésor de Multiples, sa référence ultime, que la collection publie des poètes découverts, de grand talent, comme Pichet ou des valeurs sûres comme Rousselot. À ce jour dix-huit numéros ont paru. »
Il faut ajouter les cycles de lecture à Ombres Blanches depuis 1987, les récitals de poésie, la présence aux salons du livre, l’orateur du printemps des poètes.
"Mes projets ? Continuer ce que j’ai entrepris depuis longtemps : ma revue Multiples, fondée en 1970 (avec René Cazajous),la collection Fondamente, créée en 1991 à la demande de quelques amis poètes, enfin, mes lectures à la librairie Ombres Blanches, lancées en 1987 sous le titre de « Saison poésie », la cinquième saison, la plus belle, la plus intime, celle qui ragaillardit du dedans."
H.H (entretien avec Michel Baglin)
Cette dévoration de la poésie Heurtebise l’explique simplement « La poésie embellit ma vie ».
Le dit du temps
Il se présente ainsi :
« Je suis né le 14 février 1936 à Bazens dans le Lot, donc pas très loin de l’Espagne. J’ai été professeur de Lettres Classiques de 1960 à 1996, à partir de 1966 à Muret, tout près de Toulouse.
J’aime dire la poésie : aussi me suis-je lancé dans le récital poétique à partir de 1974. Auparavant, en 1970, j’avais fondé Multiples avec René Cazajous, mort en 1972. J’assume donc tout seul la responsabilité de cette revue de poésie depuis cette date.
En 1987, je lance un cycle de lectures poétiques dans la plus active librairie de Toulouse : Ombres Blanches. J’ai fêté la 100e en juin 2001 : nous étions six à lire Artaud... »
Heurtebise est connu comme découvreur de poètes (Claude Saguet,...), auteur de rééditions fondamentales (Jean Malrieu, Alain Borne, Neveu...), artisan de la mise en lumière de talents inconnus, combattant inépuisable des poètes, idéal passeur de poésie.
Il est aussi l’homme d’une œuvre :
« Pour ce qui est de ma poésie, j’ai trois écritures : celle qui pense (dans « discrétions poétiques »), celle qui rit (Adam et Ève, Monsieur de non Juan), celle qui chante. »
Dans mes poèmes, que depuis 1991 j’appelle odes, j’ai toujours chanté. J’entends par là, depuis quelques années, que la musique et le rythme doivent être premiers. Sans négliger le sens (comment le négliger complètement sans tomber dans la déraison extrémiste de l’avant-garde), tout se passe à l’arrière-plan. (...)
Écrire pour moi, que je réfléchisse, que je rie ou que je chante, est porté à la meilleure forme (irrécusable et intraduisible) la plus forte humanité dans un monde que je voudrais qualitatif. »
Chant profond, comme le titre de son recueil chez Rougerie, chant profond est sa poésie qui veut nous dire simplement ceci :
écoute le dire infini du temps qui peut-être demain nous tuera.
Par-dessus tout compte pour lui la musique des mots, et lui qui tant aime Schubert, il va vers un dépouillement analogue au « Voyage d’hiver ». Des suggestions, des traces des mots presque à nu.
De son lyrisme baroque et exultant, il suit « le long, long chemin de l’homme à l’humain, le chemin de l’homme à dimanche ».
Souriant du haut de sa stature, il enregistre tous les sons de la vie :
Du rouge-gorge qui à un mètre me regarde
De la mésange effrontée m’arrachant presque la nourriture
J’ai besoin de voir l’écureuil filant le long des brindilles
J’ai besoin du bleu matinal, du bleu de l’après-midi
de la nuit noire.
Avec ce magnétophone à cassettes qui parfois s’enraye lors de ses lectures de poètes, avec le magnétophone de sa générosité poétique qui elle jamais ne s’enraye, il se proclame ainsi :
chante la cantilène du genre humain/
la danse majeure de l’être
l’exercice éclatant
du cœur (humaine humain).
Avoir pour patronyme le nom de l’ange Heurtebise de Cocteau oblige à passer sa vie au côté du corps d’Eurydice et de se tenir proche d’Orphée. Ce fut fait.
écrire, c’est trouver la parole pleine, c’est-à-dire le chant. Écrire est donné au contact avec le monde une succulence amoureuse qui, une fois goûtée, devient la matrice même de l’écriture et de la lecture.
L’homme de Longages aura célébré les saisons de la poésie. « « Lancer un boomerang sur le chemin des mots » disait aussi Celan, maintenant les mots lui reviennent étonnés. Dire la fête de la vie alors que la vie est tout sauf une fête. La poésie est pour lui :
« Pas tout à fait mémoire, pas tout à fait pensée, pas tout à fait réaliste, pas tout à fait onirique, pas tout à fait biographique, maintenant sans rimes, frôlant la prose être prose, la poésie ».
Observateur de son temps poétique il semble avoir acquis la sagesse d’un vieux baobab et, comme le dit Michel Baglin, Printemps après printemps, qu’il pleuve ou qu’il vente, Henri Heurtebise bat le fer de la poésie. Il sera toujours temps de « déduire le temps de mourir. »
« Les poètes sont quand même des gens bizarres, qui préfèrent regarder la vitre plutôt que le paysage qui est derrière. » Il nous prévient mais lui regarde au-delà des nuits. Il sait que « nous sommes dans le serré/l’affiche/le petit jeu » et que si l’on veut s’élargir au partage du vivre il faut passer les mots, et savoir monter l’escalier du vide.
Il sait aussi simplement, et ses mots fourbis d’images au début, sont devenus presque nus maintenant, éloignés du miroir aux alouettes des images. Il contemple la force du sang évident des écritures dénudées, il regarde devant lui jusqu’à ce que « l’arbre des choses tremble » :
Le cerisier commence à éclairer le jour
La mort est le lieu sans oiseaux dit-elle
La poésie est au bout de l’humain
Le hasard se mêle à la vie comme le vent aux feuilles des arbres.
A demi-mots, que deviennent les choses ?
Le poète est un libre senteur.
Odeur de fumée mouillée.
Pose un regard léger sur les choses. (paru dans Encres vives n° 337)
Ce regard léger posé sur les choses est celui de quelqu’un qui tisse les recoins du ciel. Il sera la lampe et l’horloge et humble passeur celui qui se doit d’« être digne du lac/des printemps volatils/chantant les signes. ».
Tu parles à peine troublée des songes/Tu es belle et cela suffit
Tu exiges tu ris tu danses au milieu du lac que tu portes
Tu ouvres l’enfance fraîche d’où sortent des mots inconnus.
Maintenant apaisé, il écrit :
J’avance dans la voix
la garantie des jours
souriant à l’incertitude
je veille à l’écriture
les accouplant les modelant
sans l’humaine amertume.
(mon enfance, Chant profond ).
Il aura bâti « un peu de cette demeure que l’adulte peut-être n’habitera jamais dans le regard des autres/un peu de cette mesure qui nous fera défaut. »
Autant passeur que défenseur infatigable de la poésie auprès des institutions qui finissent par céder à son enthousiasme, il est celui qui se bat pour les autres, choses rares en ce monde clos des poètes. Mais il existe aussi un poète parlant en son nom et « pénétré d’oiseaux et que les mots emportent ». Ce poète qu’aurait fini d’estomper toute son action extérieure.
Un homme qui célèbre certes l’odeur de vivre, mais qui sait la douleur, qui parle souvent d’amour mais contemple ce siècle de catastrophe généralisée et de séparations inconsolables.
Les failles et les béances, Heurtebise ne les donnent pas à entendre, si ce n’est par d’imperceptibles allusions. Trop occupé à vouloir donner l’image de celui qui veut « vivre grandeur nature », il ne nous dira pas ses gouffres. Respectons cela et allons avec lui vers le « sens majeur qui dresse l’arbre, colore et emplit collines. »
Il demande au lecteur de « trouver le sang que nous avions ». Et, par-dessus les apparences, il nous faut connaître et reconnaître Henri Heurtebise, il aura su vivre « grandeur nature par les mots. »
Mes phrases parlent
un langage bas
celui qu’à table
nous entendions
enfants
presqu’endormis
ta vie était d’être là
lavée des mains qui glissaient
partout sur le corps
Présence
confiance
mêlée au jour
d’un lac espéré tout espace
où la fleur du dedans
écoute
l’incessante promesse
(Des longs plus tard, Humaine humain)
Gil Pressnitzer
Choix de textes
Dans les longues saisons du large
Je dors
là où tu dors
où la guerre grise n’explose
Je ris
loin du pouvoir
et des têtes courbées
Je vais
où le temps s’achemine
et nous nous consolons
d’avoir peut-être à bientôt mourir
La joie tient au présent
nous porte à l’imaginaire
Fleurissement
demeure
parole pleine
Dans les longues
longues saisons du large
où les larmes viennent pour peser
(les nombres forts nous pressent
nous vulgarisent)
tu t’insinues santé
forme nouvelle
dans l’incompté
La nuit
dite euphémée
dite mûre
nous lave
et nous rions
auprès
Hommes de l’inouï
est-ce bientôt la paix
le partage de vivre. ?
(Chant profond Rougerie)
Je viens de vie
Je tiens
au monde inaltéré
qui rien ne cède
Plus que parole accoutumée
mieux que promesse
je procure du fond
l’état intègre qui fonde
Mourir
nourrit le laid
Mourir éclate
en débris
Je viens de vie
pour soulever
dire naître
Et emplir.
avril 2000
(Chant profond)
La chose mai
Les visages
ménagent
à fleur de peau
la lumière d’un lieu
qui se devine
et passe
amour
porte aux grandes saisons
les rires de lumière
et les fleurs montent
les fleurs guérissent
les fleurs rejoignent les visages
qui nomment
ami
mènent la barque
la maison blanche
l’accueil innombrable
Combler les manques
amour
si le futur
La lumière des vols arrive
Les visages éblouissent
Voile tiède des courbes
imaginées d’abord
passagères des ombres
Mondes qui passent
dans le regard
glissent dans l’air des roses
ami
comme fontaine
suivant le fil
le nombre
l’inaperçu
Être digne du lac
des printemps volatils
chantant les signes
Trouve le sang
lecteur
que nous avions
qui nous donnait des ailes
son poignet d’oiseau dans la main
Je lisserai la sente d’ombre
la chose mai
dirai la légèreté
le fluide des saisons larges
et l’écrire français.
(Chant profond Rougerie)
Regarde
Comme deux cosmos
qui balancent
vivre
Discerner
recourir
et prendre
Énoncer le peu
qui surgit
parmi l’ombre et la mer
Frôler
Donner
Faire vivre
Mêle au jardin
les chances
Cours au vivier
vainqueur
Vole
allègre
sans garantie
pénétré d’oiseaux
de surfaces
Les mots t’emportent
Regarde enfin
qui te croise
(Chant profond)
L’heure continue l’heure
Être dans la lumière
tu vois
d’un matin frais
Vivre ce calme
pour le calme
Vivre c’est bien
tu vois
sans rien de gêne
ni de moteur
Être dans l’écriture
tu vois
d’un matin sans violence
dans l’attente récompensée d’attendre
Le matin
entends-tu matin
attend l’heure
qui vient d’avant
Souriant au sourire
qui t’environne
lance ta marche
Qu’on n’entende
que la lumière
horizontale et fine
L’heure continue l’heure
et pour cela souris.
(Chant profond)
Ah ! Depuis ma naissance
Légèreté souriante d’automne
là
dans ce soleil de prix
l’espérance d’être de longues courbes
m’emporte
bras s’étirant des bras
jusqu’aux douces températures
Ah ! depuis ma naissance
ma première étendue
je cherche
Dire les fils
où septembre s’unit à l’air
dans la phrase sensible
la mise en avant des mots
dont j’allège les sommes
Ainsi importe parler
résonne l’être
autour
peut-être dans
l’espace à prendre
jusqu’à toi.
(Chant profond)
Et nous vivons dans le casse
La main grise du temps
passe sur les cours pauvres
Les machines abandonnées
cliquetis !
Ville sans architecte
portes sèches
perdues
Pendule de fond de glace
La main grise du temps
longe les vies
Elles se penchent
glissant sur les vitrines propres
et je suis là
composant d’ailes
composant
Le chant déborde
Les petites miséricordes
viennent grossir les bars
les places d’ombre
Nombre décoloré
C’est le divers de miettes
et nous vivons dans le cassé
Froid de pâle violette
dans l’immobile on reste
en attendant l’été
la verdure unifiante
l’ombre de propreté
Silence à la nécessité de perdre.
(Chant profond)
D’être si bien
Ne me dites pas de mourir
de perdre mes hirondelles
celle dont je dépends
longe les prés
les fleurs qui s’ouvrent
La rivière est en nous
dépose sa campagne
Le sentiment passe nos yeux
se mêle à l’ombre
ô bergerie
où l’on rêve
L’air accueille la promenade
l’âge qui sait
qui comprend sans lasser
et l’on se perd d’être si bien
au bout de ce qui passe.
23-25 août 1997.
Bibliographie
Contes
Monsieur de non Juan éd. N et B, 2000
Adam et Eve éd. Multiples, 1997
Anthologies
L’Aquitaine revue Vagabondages, 1986
Les Poètes du Sud-Ouest Multiples, 1985
Poésie
plus de 14 publications dont :
1970 Chantecri (Chambelland, Bagnols)
1980 Aires de parlerie (Verticales 12, Decazeville)
1985 Le menu temps (Encres vives, no 123, Toulouse)
199o D’automnes (Rougerie, Mortemart)
1991 L’inépuisable fini (Multiples, Longages)
1994 Le chevet (Rougerie, Mortemart)
1996 D’Imaginie (Rougerie)
1997 Adam et Eve (Multiples)
2ooo Humaine humain (Rougerie)
2004 Filigranes (Encres Vives)
2005 Chant profond (Rougerie)
Anthologie
Les Poètes du Sud-Ouest, éditions Multiples