Philippe Jaccottet
La transparence des éclats,
une poésie entre cristal et fumée
La poésie de Jaccottet ressemble au personnage, on voit au travers. Une transparence la troue jusqu’à la lumière.
Les mots translucides vont courant dans les éclats d’une eau lustrale, s’échappent et plus loin vont attendre le lecteur vagabond.
Le frêle et doux Jaccottet sait quelque part qu’au-delà des remous des choses, la clairière de ses mots servira de halte, de fraîcheur.
Nous connaissions Jaccottet comme intercesseur de Rilke surtout, mais aussi d’Hölderlin, de Novalis, de Musil.
Le poète nous paraissait trop volatile, trop enfui dans l’air comme un ballon bleu.
Et puis Jacques Bertin un jour nous chanta cette chanson sur des vers de Jaccottet :
Les nouvelles du soir
À l’heure où la lumière enfouit son visage
dans notre cou, on crie les nouvelles du soir,
on nous écorche. L’air est doux. Gens de passage
dans cette ville, on pourra juste un peu s’asseoir
au bord du fleuve où bouge un arbre à peine vert,
après avoir mangé en hâte ; aurais-je même
le temps de faire ce voyage avant l’hiver,
de t’embrasser avant de partir ? Si tu m’aimes
retiens-moi, le temps de reprendre souffle, au moins
juste pour le printemps, qu’on nous laisse tranquilles
longer la tremblante paix du fleuve, très loin
jusqu’où s’allument les fabriques immobiles...
Mais pas moyen. Il ne faut pas que l’étranger
qui marche se retourne, ou il serait changé
en statue : on ne peut qu’avancer. Et les villes
qui sont encore debout brûleront. Une chance
que j’aie au moins visité Rome, l’an passé,
que nous nous soyons vite aimés, avant l’absence,
regardés encore une fois, vite embrassés,
avant que l’on crie"Le Monde" à notre dernier monde
ou "Ce soir" au dernier beau soir qui nous confonde...
Tu partiras. Déjà ton corps est moins réel
que le courant qui l’use, et ses fumées au ciel
ont plus de racines que nous. C’est inutile
de nous forcer. regarde l’eau, comme elle file
par la faille entre nos deux ombres. C’est la fin,
qui nous passe le goût de jouer au plus fin.
Le polisseur du cristal des mots
Il fallait sans doute la voix pour que la faille des ombres s’élargissent enfin en nous et que nous puissions recevoir les mots d’évidence de Jaccottet.
La poésie de Jaccottet ne tire pas sa force de sa force, mais de cet abandon aux mouvements de l’air et de l’eau.
Elle dit simplement notre présence au monde, sans éclats, comme un ruisseau humble et sûr de voir un jour la mer.
« L’effacement est ma façon de resplendir » semble sa devise. Ses mots sont en peine clarté, dans les fenaisons ou plutôt de la semaison de l’ouverture au monde bruissant.
Il tente une passerelle entre le souffle et la forme.
Dans le recueil Poésie 1946-1967 chez Gallimard il les joint souvent, parfois aussi il se perd en chemin de tendresse, parfois s’y retrouve :
Tu es ici, l’oiseau du vent tournoie,
toi ma douleur, ma blessure, mon bien.
Des vieilles tours de lumière se noient
et la tendresse entrouvre ses chemins
La terre est maintenant notre patrie.
Nous avançons entre l’herbe et les eaux
de ce lavoir où nos baisers scintillent
à cet espace ou foudroiera la faux
« Où sommes-nous ? »
Perdus dans le cœur de la paix
Ici, plus rien ne parle que
sous notre peau, sous l’écorce et la boue,
avec sa force de taureau, le sang
fuyant qui nous emmêle, et nous secoue
comme ces cloches mûres sur les champs.
Philippe Jaccottet a entamé un dialogue, il y a bien longtemps avec la terre « je ne parle qu’à toi, mon absente, ma terre... ». Il le poursuit dans son grand âge,
il est né en 1925, dans son village de Grignan, dans la Drôme. Il a quitté sa Suisse natale froide et calviniste, pour poser ses sensations sur la pluie aux rameaux
de la langue française.
Il la cisèle éclat par éclat, il se veut polisseur de cristal.
Ses écrits semblent une apologie du regard, il note les choses éminemment fragiles, les détails du ventre moussu de la terre.
Il tente de saisir les éclaboussures de l’eau quand elle joue à saute-mouton avec les rochers, la secrète chanson des bleuets.
Fleurs, eau, matière forment la trame des arcs-en-ciel de ses poèmes. Il traque l’éphémère avec le filet à papillons des mots.
Il connaît les coups de hache du temps destructeur, alors il croque l’ineffable, le toujours transitoire.
Il cherche « à bâtir une musique à partir de l’ombre et de l’absence »
Une musique à partir de l’ombre et de l’absence
Devant la fuite des choses il tente l’ondoiement et la fuite de ses mots. Philippe Jaccottet se veut le traducteur de l’instant.
De Rilke il a retenu la présence immanente des choses. Ses derniers écrits sont visités par la mort, la disparition des amis et des choses, la douleur infinie de quitter
le secret de la beauté du monde. Philippe Jaccottet aura donc cherché toujours l’alliance de l’intensité et de la transparence. Jaccottet apparaît comme une frêle présence au monde cherchant à capter des secrets que le vent recèle. Et sa parole s’enserre sur elle-même semblable à des poèmes chinois. Et puis la finitude montre le bout de son nez, les doutes flottent devant la lumière, mauvais papillons noirs.
Sois tranquille, cela viendra !
Sois tranquille, cela viendra ! Tu te rapproches,
tu brûles ! Car le mot qui sera à la fin
du poème, plus que le premier sera proche
de ta mort, qui ne s’arrête pas en chemin.
Il atteint de temps à autre à une douce grâce, lumineuse et sereine, une délicatesse des écritures. Si on se penche bien l’on voit passer toutes les belles jeunes,
très jeunes filles, qui passent, laissant odeurs flottantes.
Quand la grâce l’abandon, il ne reste que d’aimables bluettes pastorales.
Il est si difficile de vouloir retenir et décrire l’ombre et la fumée sans leur clouer les pieds.
Trop de raison empêche l’envol, trop de linéarités vous font chuter dans le virage obligatoire qu’est la vie. Parfois on devine un autre Jaccottet, plus noir, plus exalté, moins prélude mesuré, là où l’on attend une improvisation, un prélude non mesuré.
Mais Jaccottet est ordonné, patient, ses manuscrits éblouissants de netteté. Il est un poète solaire, poète de la droiture, et la lumière de l’Italie est aussi sa patrie,
un homme du concret, du vécu. Il est de l’ordre de l’étonnement et de la consolation. Cela est beaucoup et sa poésie se promène sous les arbres.
« J’essaie de cerner avec les mots ces instants comme de petites épiphanies, souvent très modestes, mais qui m’ont paru receler une parole tout à fait essentielle. »
Jaccottet procède donc par ces petites illuminations, puis il tente d’ajuster les mots justes, une vérité de l’instant, éternelle et totalement inactuelle, un secret dévoilé.
À l’écart du monde, Jaccottet regarde couler les ruisseaux entre ses pieds, il nous restitue ces mouvements de la transparence des éclats.
N’hésitant pas à prendre congé du monde par des formes désuètes comme le sonnet, il est la musique même, l’haleine des statues qui se souviennent.
« Qui chante là quand toute voix se tait ? Qui chante
avec cette voix sourde et pure un si beau chant ? »
Il salue pour nous les pivoines, elles lui rendent son salut en s’inclinant à son passage. Il continue à être un voyageur aux travers des vergers des jours.
Ses longues hésitations, sa lenteur dans les mots à l’écoute des oiseaux noirs du doute, font de Philippe Jaccottet un être fragile, précieux, qui souvent fait le bruit de feuilles sous le vent. Des espaces se fraient un passage entre toutes les failles de la mémoire, entre fumée et cristal.
"« Comme le feu, l’amour n’établit sa clarté que sur la faute et la beauté des bois en cendres... » (L’ignorant)
Il arpente le cœur des fleurs. L’aube et la fin du gel arrivent. Ce monde n’était donc « que la crête d’un immense incendie, toute fleur n’est que la nuit".
Sa poésie n’aura été qu’un tâtonnement entre "l’évidence du simple et l’éclat de l’obscur ».
Voilà que désormais toute musique de jadis lui monte aux yeux en fortes larmes :
Les giroflées, les pivoines reviennent,
l’herbe et le merle recommencent,
mais l’attente, où est-elle ? Où sont les attendues ?
N’aura - ton plus jamais soif ?
Ne sera-t-il plus de cascade
pour qu’on en serre de ses mains la taille fraîche ?
Toute musique désormais
vous bâte d’un faix de larmes
Il parle encore, néanmoins et sa rumeur avance comme le ruisseau en janvier avec ce froissement de feuilles chaque fois qu’un oiseau effrayé fuit en criant vers l’éclaircie.
Par les détours du souffle Philippe Jaccottet vient vers nous et sa poésie reste « voix donnée à la mort ».
Tandis que le jour décline écoutons Philippe Jaccottet, il semble ce gardien fidèle qui fait sa ronde pour nous défendre de la nuit.
Il parle encore, néanmoins
et sa rumeur avance comme le ruisseau en janvier
avec ce froissement de feuilles chaque fois
qu’un oiseau effrayé fuit en criant vers l’éclaircie (Jaccottet)
Gil Pressnitzer
Choix de textes
L’effraie
La nuit est une grande cité endormie
où le vent souffle... Il est venu de loin jusqu’à
l’asile de ce lit. C’est la minuit de juin.
Tu dors, on m’a mené sur ces bords infinis,
le vent secoue le noisetier. Vient cet appel
qui se rapproche et se retire, on jurerait
une lueur fuyant à travers bois, ou bien
les ombres qui tournoient, dit-on, dans les enfers.
(Cet appel dans la nuit d’été, combien de choses
j’en pourrais dire, et de tes yeux...) Mais ce n’est que
l’oiseau nommé l’effraie qui nous appelle au fond
de ces bois de banlieue. Et déjà notre odeur
est celle de la pourriture au petit jour,
déjà sous notre peau si chaude perce l’os,
tandis que sombrent les étoiles au coin des rues.
(L’Effraie, éd. Gallimard, 1953)
Sois tranquille, cela viendra ! Tu te rapproches,
tu brûles ! Car le mot qui sera à la fin
du poème, plus que le premier sera proche
de ta mort, qui ne s’arrête pas en chemin.
Ne crois pas qu’elle aille s’endormir sous des branches
ou reprendre souffle pendant que tu écris.
Même quand tu bois à la bouche qui étanche
la pire soif, la douce bouche avec ses cris
doux, même quand tu serres avec force le nœud
de vos quatre bras pour être bien immobiles
dans la brûlante obscurité de vos cheveux,
elle vient, Dieu sait par quels détours, vers vous deux,
de très loin ou déjà tout près, mais sois tranquille,
elle vient : d’un à l’autre mot tu es plus vieux.
(L’Effraie, éditions Gallimard)
Je sais maintenant que je ne possède rien
Je sais maintenant que je ne possède rien
pas même ce bel or qui est feuilles pourries
Encore moins ces jours volant d’hier à demain
à grands coups d’ailes vers une heureuse patrie
Elle fuit avec eux, l’émigrante fanée
la beauté faible, avec ses secrets décevants
vêtue de brume. On l’aura sans doute emmenée
ailleurs, par ces forêts pluvieuses. Comme avant
je me retrouve au seuil d’un hiver irréel
où chante le bouvreuil obstiné, seul appel
qui ne cesse pas, comme le lierre. Mais qui peut dire
quel est son sens ? Je vois ma santé se réduire
pareille à ce feu bref au-devant du brouillard
qu’un vent glacial avive, efface. Il se fait tard.
Que la fin nous illumine
Sombre ennemi qui nous combat et nous resserre
laisse-moi dans le peu de jours que je détiens
vouer ma faiblesse et ma force à la lumière
et que je sois changé en éclair à la fin
Moins il y a d’avidité et de faconde
en nos propos, mieux on les néglige pour voir
jusque dans leur hésitation briller le monde
entre le matin ivre et la légèreté du soir
Moins nos larmes apparaîtront brouillant nos yeux
et nos personnes par la crainte garrottées
plus les regards iront s’éclaircissant et mieux
les égarés verront les portes enterrées
L’effacement soit ma façon de resplendir
la pauvreté surcharge de fruits notre table
la mort prochaine ou vague, selon son désir
soit l’aliment de la lumière inépuisable
Prière entre la nuit et le jour
À l’heure vague où les fantômes en grand nombre
se pressent contre les fenêtres, ameutés
par une hésitation entre le jour et l’ombre
et menaçant de leurs murmures la clarté,
un homme prie : à ses côtés est étendue
la très belle guerrière désarmée et nue :
non loin repose l’héritier de leurs batailles,
il tient le Temps serré dans sa main comme paille ;
"Une prière dite dans la crainte, difficile
à exaucer, surtout sans le secours du dehors ;
une prière dans l’ébranlement des villes,
dans la fin de la guerre, dans l’afflux des morts :
pour que l’aurore, avec sa tendresse tenace,
pour que l’entrée de la lumière au ras des monts,
comme elle éloigne la lune légère efface
ma propre fable, et de son feu voile mon nom
Blessure vue de loin
Ah ! Le monde est trop beau pour ce sang mal enveloppé
qui toujours cherche en l’homme le moment de s’échapper
Celui qui souffre, son regard le brûle et il dit non,
il n’est plus amoureux des mouvements de la lumière,
il se colle contre la terre, il ne sait plus son nom,
sa bouche qui dit non s’enfonce horriblement en terre.
En moi sont rassemblés les chemins de la transparence,
nous nous rappellerons longtemps nos entretiens cachés
mais il arrive aussi que soit suspecte la balance
et quand je penche, j’entrevois le sol de sang taché
Il est trop d’or, il est trop d’air dans ce brillant guêpier
pour celui qui s’y penche habillé de mauvais papier
Parler donc est difficile, si c’est chercher… chercher quoi ?
Une fidélité aux seuls moments, aux seules choses
qui descendent en nous assez bas, qui se dérobent,
si c’est tresser un vague abri pour une proie insaisissable….
Si c’est porter un masque plus vrai que son visage
pour pouvoir célébrer une fête longtemps perdue
avec les autres, qui sont morts, lointains ou endormis
encore, et qu’à peine soulèvent de leur couche
cette rumeur, ces premiers pas trébuchants, ces feux timides
– nos paroles :
bruissement du tambour pour peu que l’effleure le doigt inconnu…
Chants d’en bas, dans À la lumière d’hiver, Gallimard, 1977
Michelle, nous avons été de ces oiseaux
Qui se frôlent, portés en flèche à la lumière,
Et se poursuivent en criant toujours plus haut
Jusqu’à l’extase, trop pareille à l’éphémère...
- Mais plus d’images entre nous : j’ai dit en rêve
les mots qui rendent la distance un peu plus brève
entre nos corps, ces personnages infernaux ;
tu savais en former d’assez étroits anneaux
pour qu’ils exultent à en oublier leurs frontières
et la mort qui attend, curieuse, derrière ;
moi, j’étais trop souvent comme un enfant distrait,
je voyageais, je vieillissais, je te quittais,
et quand nous sommes remontés vers l’aube crue,
c’est un spectre que tu guidais de rue en rue,
là où le chant du coq ne pourrait plus l’atteindre.
Et pourtant cette ombre t’aimait... On ne sait pas
ce que l’on trouvera là-bas pour vous étreindre...
- Habitante de cette nuit, tu penseras
sans trop de haine à qui demeure on ne sait où
et te frôla comme un oiseau sur les paupières
puis monta, sans cesser d’apercevoir dessous
ton sourire scintiller comme une rivière...
(L’Effraie, éditions Gallimard)
Bibliographie
Poésies 1946-1967, Poésie Gallimard NRF 71 1990
Cahier de verdure suivi de après beaucoup d’années, Poésie Gallimard NRF 2003
Paysages avec figures absentes Poésie Gallimard NRF 1998
Pensée dans les nuages, Poésie Gallimard NRF 1997
D’une lyre à cinq cordes, Poésie Gallimard NRF 1997
L’effraie et autres poésies, Poésie Gallimard 1996
Après beaucoup d’années, Gallimard, 199
La seconde semaison : carnets 1980-1994, Gallimard, 1996
Carnets 1995-1998 : la semaison III, Gallimard, 2001
Et Néanmoins, Gallimard 2001
A la lumière d’hiver suivi de leçons et chants d’en bas, Poésie Gallimard NRF 277
Ce peu de bruits, Gallimard, « blanche », 2008
Nuages (illustrations de Alexandre Hollan), Fata Morgana, Montpellier, 2002