Philippe Léotard

La mer et la mémoire dans une bouteille

Ainsi Philippe Léotard, le tendre gueulard, l’oiseau de nuit qui guette entre deux verres le début de l’aube, nous revient parfois de ses lointains nuages couleur lie de vin.
Il lui fallait être entendu dans une salle des pas perdus de nos têtes à hauteur de sa belle présence, lui errant sur scène entre la peur et la générosité. Lui errant ici-bas dans la vie entre deux naufrages, des amours fracassés, des bouteilles pour tailler les veines des nuits et nous inviter au grand hallali de la lune.

Toujours à tâtons dans la nuit des imbéciles, appuyé sur la canne blanche de la musique de Philippe Servain, Philippe Léotard a depuis rencontré les chansons de Léo Ferré, puis les siennes propres encore plus noires.

"Il est doux d’accompagner, après sa vie, un ami qui ne vous a pas quitté tout au long de la vôtre".
Ces mots de Léotard pour parler de Ferré s’appliquent si bien à lui maintenant bien ailleurs, dans les champs de coton de l’éternité. Voyant le ciel livide il crie "enfin de la blanche, enfin de la pure !".

Sa vie n’aura pas été coupée avec les petites chimies des lâchetés, elle aura été dure, dure à avaler.
Avec sa voix de marin à terre "un bateau dans les dents, des étoiles dans la voix", Léotard nous parle déjà de l’an Dix Mille.

Homme portant très haut son autodestruction, il est bien de ceux, les véritables gens, que l’on sait reconnaître, « disponibles aux certaines heures pâles de la nuit ».
Il chante donc, il parle plutôt, comme on boit un verre, qu’il jettera par-dessus son épaule, en se regardant à la dérobée dans le public comme au travers d’une glace de comptoir.

Maladroit et bouleversant, entre sanglots et bravades il s’avance vers le micro comme vers la guillotine.
Désespoir dans l’immense midi des projecteurs, il est là les poings aux hanches, non-chanteur par excellence, et plus prenant que la plupart des chanteurs. Car il joue ses derniers instants en nous les donnant, par-dessus la drogue ou la biture, éloignant ses enfants qu’il entraînait avec lui dans sa roulotte d’errant, et qui venaient pendant "les répétitions" gambader sur scène.

Entre deux vomissements de peur il empoigne le micro comme une ancre, comme une bite d’amarrage.
Il se noie quand même mais il nous a montré les profondeurs des abîmes.
« J’ai atteint toutes les frontières, regardé sous les slips, sous les trains, ingurgité toutes les liqueurs, fumé, sniffé ».

Philippe Léotard m’a toujours fasciné pour avoir su rendre si épaisse la mélancolie qu’enfin elle puisse être découpée au couteau. Seul, comme lui, Reggiani aura pu être chanteur après avoir été comédien
Il tentait de chanter avec sa voix fourbue et usée sa vie de guingois, et il nous étreint la gorge.
Ce qu’il a fait sur scène, en parlant de Ferré, est une grande chose émouvante, qui vous met des mouettes plein la tête.

Sa voix est un râle d’oiseau de bien des nuits, elle appelle les soubresauts de la terre, la mise à mort des espérances.
"Nous n’aurons plus besoin d’être humbles, quand nous serons en barbarie... », dit Philippe Léotard, et pourtant sa voix cassée, pleurante nous protège encore de cela. Et lui était en Barbarie et il a su rester humble jusqu’à l’effacement de soi.

"Clinique de la raison close", serait son épitaphe.

Philippe Léotard sème son besoin d’amour, ses sentiments fracassés. La moisson se fait dans ses larmes. "L’amour comme à la guerre" pour lui qui aura connu la guerre de l’amour. Le portrait de l’artiste au nez rouge et pas un jour sans une ligne : "Je ne regarde plus la mer, je suis le sel. Sèche-toi encore un peu sur mes mains qui tremblent".

Et tout Philippe Léotard tremble - son corps, sa voix, son âme - et cette terreur sacrée contre le manque d’amour nous bouleverse de part en part.
Comme il le dit lui-même, il ne vieillit pas.
Non il ne vieillit pas, simplement il meurt. Il meurt même avant ses 61 ans le 25 août 2001, dans une ultime décadence, un dernier bras d’honneur.

Mais non simplement il rêve qu’il dort.

"Car le temps continue de l’amuser, il se joue de l’éternité en s’en moquant de toutes ses dents, de ses os, de son rire interminable, de notre soif qui, pour nous mener au cœur de l’ivresse, nous change en sable.
Nous sommes d’ailleurs, et rien de ce qui est étranger ne nous est indifférent".

Philippe Léotard chante comme quand on tombe, il balbutie des mots, et bien plus que d’autres, il sait dire la nostalgie poisseuse de la vie, le sang noir, très noir, des jours.
Touchant, décalé, à deux doigts de se rompre, Philippe Léotard fait tituber le temps.

Lui seul a su enfermer mer et mémoire dans une bouteille.

À ta santé, Léo ! Léo comme Ferré- Léo comme toi Léotard, le grand buveur des nuits sombres.

Gil Pressnitze r

Choix de textes

Un blues

Tout tombe toujours
Sur moi sur ma tête
Les croix sont à mon dos
La Terre tourne pour tous
Elle glisse sous moi
La goutte d’eau me noie
Est-ce que j’ai fait mal
Est-ce que j’ai fait le mal
Même si j’ai mal fait
Les accidents m’attendent
Les gendarmes me guettent
On m’a tout pris je suis
La terreur des banquiers
Et pas d’crédit chez l’épicier
Est-ce que j’ai fait mal
Est-ce que j’ai fait le mal
Même si j’ai mal fait
À toute femme j’ai tort
Mes amis s’enfuient
Mon papa est mort
Ma maman aussi
Ma sœur me donne pas de fric
Mon frère fait de la politique
Mais je tends les mains
Je les garde ouvertes
Ca fait contrepoids
Et même des fois
On me fait du bien
Sans demander rien
Est-ce que j’ai fait mal
Est-ce que j’ai fait le mal
Même si j’ai mal fait

Je rêve que je dors

Je rêve que je dors
Je voudrais te parler encore
Mais voilà que tu t’endors
Tu sais
Tu parles en dormant
Pas avec moi
Mais parfois même tu ris
Ou tu chantes
Alors moi j’attends
Dans les phrases, les mots absents
L’illumination terrible
D’un son d’une merveille
Et je dis encore je t’aime
Mais c’est pour laisser mon souffle
Traîner dans tes cheveux
Tu souris en rêve
Tu dors
Oh peut-être qu’il ne faut pas
Trop souvent dire je t’aime
Oui, c’est comme vouloir s’assurer
Du cœur et des baisers
Douter de soi-même
Pourtant je continue
Je te le dis encore : je t’aime
Je veux encore parler
Mais voilà que tu t’endors
Alors
Je rêve que je dors