Benoît Poelvoorde
Le miroir sans tain de la bêtise
Maintenant Benoît Poelvoorde est monté sur le podium et le cinéma l’accapare. Il y eut un temps où seul en scène il nous renvoyait en face le miroir sans tain de la bêtise. Nous regrettons ce temps où egoïstement nous dégustions en cachette ce chocolat amer belge de Namur. Car belge il l’est, et quand il se laisse à parler avec son accent belge à couper au couteau, belge bien sûr, toutes les brumes remontent de l’Escaut vers nous.
Comme il veut qu’on l’appelle Ben, nous l’appelerons Ben. Et nous attendons avec impatience son guide Michelin des baraques à frites qu’il se doit d’écrire.
Nos amis belges ont toujours su entretenir une belle galerie de monstres, par toujours imaginaires, comme Hugo Klaus ou James Ensor, mais ceux de Poelvoorde sont particuliers. Ils sont issus de la terre glaise de la connerie humaine et, plus victimes que bourreaux, ils restent touchants, naïfs et surtout totalement décalés.
Ben Poelvoorde nous renvoie en pleine figure, sous l’alibi du rire, la déchirure essentielle qu’est le besoin de parler l’un à l’autre.
Les carnets de Ben Poelvoorde sont remplis de ces paroles qui tombent à l’eau, de ces gugusses mi-abrutis, mi-enfants de cette vie qui va de travers. Et Ben Poelvoorde, alias «Dixit» tant il sait de choses définitives, adore autant dessiner que discuter des heures sur toutes les questions de société.
Depuis ses premiers spectacles en solo, Ben a fait du chemin. Il a lancé, sur les étranges, lucarnes de Canal Plus, de façon grincante «les Carnets de monsieur Manatane». Ce monsieur Manatane, cet avatar de Ben est bien sûr un épouvantable mais sympathique bonhomme, qui se croit obligé d’interpeller le monde pour le persuader de ses idées géniales, et qui se révèlent bien sûr catastrophiques, aussi bien sur le savoir vivre que sur l’amour en groupe! Cette nécessaire minute d’un Monsieur Cyclopède belge dure plus longtemps. Elle est vraiment nécessaire et vivifiante.
Depuis des films et des films (Les Kangourous, Narco, Podium, Le boulet, Rire et châtiment, Le Vélo de Ghislain Lambert, Les Randonneurs...) il est surtout acteur. Mais jamais la fraîcheur corrosive de ses spectacles nous manquent.
Pour nous il reste celui de "Modèle déposé".
"C’est un spectacle sur le fait que les hommes ont encore cette impression machiste de croire que les femmes les aiment pour ce qu’ils font et non pas pour ce qu’ils sont".
Il nous disait des très lamentables et cocasses histoires comme celle de son héros de "Modèle déposé", cet abruti décalé rejoint donc la grande famille des créatures hallucinées de notre flamand rosse.
Si vous n’y prenez pas garde un véritable meurtre se passera à votre porte. "C’est arrivé près de chez nous ! " Oui, une mise à mort de la bêtise par un improbable cafard scientifique à lunettes. son attache-case avec ses amulettes du passé, et voilà qu’il nous parle de sa femme chanteuse, auteur célèbre d’un tube "Je m’en vais" et qui s’est tirée avec le voisin.
Et notre échappé du CNRS va nous engueuler, nous prendrons à témoin, à deux pas de l’infidèle, appelant la science à la rescousse pour ramener dans son éprouvette la volage.
Encore un one-man-show ? Bien sûr mais celui-ci est nourri de méchanceté corrosive, un véritable dictionnaire des idées reçues et de la connerie humaine.
Oyez donc la triste histoire de René Altrus qui tourne en rond dans un bistrot, hanté par une ritournelle entrée au top 50, et chantée par sa femme Mélissa. Et cette chanson débile va hanter le pauvre scientifique qui attend sa Mélissa, là juste en face, en nous prenant à partie de la misère du monde.
Peu à peu, nous devenons voyeurs de cette déchéance, complice du naufrage du pauvre scientifique barjot. Et notre chercheur recherche, pauvre misère de la Recherche, pauvre misère des hommes, et il cherche une caméra oculaire inventée pour les borgnes ! Pathétique et jaloux, cruel et lucide contre cette société qui se donne au futile et où "les dames pipi ont la manie de garder la monnaie", le personnage de Ben Poelvoorde entame une plongée salutaire, grinçante mais non méchante.
Quand ce pauvre type parle de cette société qui ne lit plus, qui ne s’intéresse qu’aux rengaines, le rire reste dans la gorge. Vraiment il y a du Desproges dans ce belge inquiétant. Cet inconnu assis contre vous, râleur et déjanté, faible et lucide vous entraîne dans son humour noir, émouvant aussi. Puisque la vie n’est qu’une rengaine crasseuse de juke-box, il est sain qu’un savant fou remette les pendules à l’heure au fond d’un bar, un soir par hasard.
Véritable leçon d’humanisme, d’observations décapantes, la pièce que joue Ben, ce long monologue avec le public est une bonne et belle tentative de décervelage.
Terriblement ordinaire dans ce portrait de chercheur maniaco-dépressif torturé par la jalousie, le personnage de Ben Poelvoorde, est notre étrange double, face à ce drôle de garce de société.
Ce besoin de reconnaissance d’une société sans connaissances nous hante tous. Ce long jeune homme ne finit pas de se déplier et l’humour libérateur arrive près de chez vous, celui d’un pessimiste constructif. La salle sera le bar, vous public, le barman, et un drôle de client viendra ce soir vous raconter sa vie et vous participerez à son infortune, la vôtre peut-être.
Grand décapeur des lâchetés quotidiennes, grand dératiseur des beaufitudes, Ben porte le rire là où cela fait mal.
Ben Poelvoorde héros mythique de ce film culte "C’est arrivé près de chez vous", tueur psychopathe d’anthologie tourne ses armes contre la sottise de tous les jours.
Compagnons d’un soir vous pouvez garder la monnaie du rire.
Il renvoie à la condition humaine dans le miroir de la bêtise, que nous tendait un autre belge, Brel.
Gil Pressnitzer