Yves Charnet
En confidence
La voiture… une BMW… longe la Seine… C’est l’entrée dans Paris… La tour Eiffel… Tunnel… Le treizième pilier contre lequel, sortant du Ritz, la « Princesse des Pauvres » a plié sa voiture… Il y a encore des gens qui jettent des fleurs… Déposent des gerbes… Des bouquets… Personne ne parle dans notre bagnole… Seulement la voix électronique de l’ordinateur de bord… Préparez-vous à tourner à gauche… À droite… En lettres vertes, la date et l’heure… Plus personne, après cette confession, n’a pipé mot… Hélène a juste, d’une voix crispée, répondu que personne ne sait ça, personne… Hélène, la femme (comme il dit) de sa mort… Du bleu partout… Dans le ciel ; sur le fleuve… Folles giclées du soleil… Comme une pluie de lumière… En chiffres verts l’heure : 19 H 50… Le profil a dit ça quand on arrivait sur Paris… La Seine, le ciel… Le bleu adorable… Que la beauté du monde, quand on sait qu’on va bientôt la quitter, c’est insoutenable… Terrible, la beauté, vraiment… L’éblouissante beauté des choses, dehors, là…
Qu’il lui reste cinq ans… À peine le temps de faire deux albums… Deux spectacles… Qu’il sait… Qu’il est seul à savoir… Ces chansons qu’ils nous a lues tout à l’heure, ce sont les dernières… Les avant-dernières… C’est dit… Le monstre sacré montre avec sa main… Cinq ans… Cinq doigts… Silence… Il ajoute que les poètes sont des gangsters de la grâce… Des voyoux de la voyance… Les autres, pauvres imposteurs… Les vrais poètes… Des gangsters métaphysiques… Pareil pour les chanteurs… Le bleu de la Seine faisait couler le ciel… À l’arrière ma salive m’avalait… Le profil de Nougaro, sur le siège avant droit, comme le profil de Nougaro… Cette salive dans ma gorge d’orphelin… « Au revoir » de travers…. Rue du Bouloi…
Un « au revoir » mal dit… La voiture… une BWW… redevient une voiture… Moi personne… La Seine comme un lien liquide… Entre Châtelet et Bastille… Je repense, en marchant, au geste du chanteur en scène… D’étoiler l’air avec sa main… Pour faire voir ce que montrait sa voix… Dans le refrain de « Bidonville »…
« Donne moi ta main camarade… J’ai cinq doigts moi aussi… On peut se croire égaux… »
Cinq doigts, cinq ans… Mélancolie, refrains en boucle…
« Serre-moi la main, camarade… Je te dis au revoir… Je te dis à bientôt »… Chanson nette…
Yves Charnet, Paris, 17 juillet 1999