Ludwig van Beethoven
Sonate n° 1 en Fa majeur, Op. 5, n° 1, pour piano & violoncelle
Le fait du prince
Comme son hautain alter ego, Goethe, Beethoven a vite été momifié dans une vénération, le cloisonnant dans une célébrité figée dans une légende.
Admiré comme pianiste virtuose, redouté plus tard comme compositeur, emmuré dans sa folie intérieure, ses tenues négligées et repoussantes, il était pourtant craint comme un mythe hors de portée, mais valorisant Vienne. Écartelé entre l’homme de Metternich et le Roi de Prusse, le faux rebelle, imbibé des idées des lumières (L’Aufklärung), avait une fascination pour les dictateurs et une peur de la populace. Il était aussi porté par ses idéaux de fraternité et de paix universelle, et surtout de cette conscience qu’il pouvait faire rendre gorge au destin.
Le seul Faust qui aurait réussi c’est sans doute Beethoven, et tant pis pour toutes ces tyrannies domestiques, ces colères, ce besoin pathétique de médailles de décoration et de richesse (Beethoven est mort très riche !), Beethoven est un créateur de mondes, un Prométhée bien mal enchaîné et bien mal léché. Cet ours croyait au mal et à la Rédemption divine.
"Beethoven est un créateur de chimères musicales" (Roland Barthes). Oui mais à quel prix et quand dans tout le fatras des esquisses, il pouvait s’écrier "J’ai trouvé", ce n’était pas pour la grâce d’une mélodie, l’illumination d’une idée, mais que tuile à tuile le temple de l’œuvre sortait de l’ombre et que toutes les pièces s’ajustaient.
Si Beethoven n’est pas le créateur du quatuor à cordes, ni de la sonate pour piano et encore moins de la symphonie, il est peut-être celui de la musique pour violoncelle et piano.
Certes, face aux blocs immenses des quatuors, des sonates pour piano ou violon, ou même des œuvres mineures comme les trois ou les quintettes, l’œuvre peut paraître mince.
Elle comprend cinq sonates et trois cycles de variations très largement étalés dans le temps, depuis les essais de l’opus 5 jusqu’aux expériences ultimes de l’opus 102. Elles permettent de suivre toute l’histoire d’une vie et de sa lente maturation où Beethoven apprit à porter ses derniers visages, ceux qui vous restent dans les mains au moment ultimes.
Dans ces cinq sonates, la troisième est la plus jouée car l’équilibre s’opère enfin entre les instrumentistes.
Beethoven fait donc œuvre de défricheur dès l’opus 5 comprenant les deux premières sonates et dédiées au roi de Prusse "pour clavecin ou piano forte avec violoncelle obligé".
Beethoven pianiste de génie avait appris aussi le violon mais jamais le violoncelle, le roi de Prusse lui en jouait.
En 1796, donc à 26 ans, lui qui depuis quatre ans a réussi à mettre Vienne à ses pieds, part connaître l’ivresse des tournées et des rencontres associées.
Outre le roi violoncelliste, il rencontre Jean-Pierre Dupont qui l’initia vraiment, et c’est d’ailleurs en sa compagnie qu’il joua devant le roi ses deux premières sonates.
Publiée en 1797, la sonate n° 1 en fa majeur opus n° 1 apporte des moitiés de réponse au problème de la sonate.
Certes la forme sonate y est transformée et l’œuvre se compose de deux mouvements :
1- Adagio sostenuto - Allegro
2- Rondo - Allegro vivace
La part de l’adagio est étonnante par sa longue introduction mystérieuse, mais c’est bien en pianiste que Beethoven compose, et le piano est loin devant et le violoncelle loin derrière.
Surtout la conception du violoncelle n’est abordée que sur un angle héroïque qui masque l’immensité de nuit étoilée, vivant dans cet instrument.
Le dialogue n’est pas encore là. Mais ce qui déjà retient et fascine c’est une sorte d’improvisation libre, de liberté formelle dégagée du moule classique.
Beethoven semble peut-être s’en apercevoir en donnant la parole tour à tour aux deux instruments préparant leur future alliance.
L’œuvre semble partir de l’immobile ou du moins du très lent pour peu à peu accélérer sans trêve, en oubliant tout mouvement intermédiaire, vers une ivresse de l’énergie et de la vitesse.
Dans ces deux mouvements, il faudrait encore remarquer ces coups de griffes rageurs du jeune Beethoven au milieu d’une longue introduction presque chaleureuse
La sérénité va de pair avec cette célèbre violence beethovénienne.
La liaison entre Adagio et Allegro se fait par des cadences et le jeu entre les deux thèmes dont le second sera surtout marié avec l’émotion mélodieuse du violoncelle.
Mais bien sûr Beethoven est pianiste et tout reposera sur le premier thème passant et repassant dans la fournaise du piano.
Le maître est bien le piano, le violoncelle reste un esclave mais un esclave qui peut désormais chanter.
Le dernier mouvement est plus banal, et il reste comme un rondo bien bavard, bâti à la chaux de l’humour pesant mais souvent malicieux de Beethoven.
L’attrait, c’est cette accélération et cette joute entre instruments qui se jettent défis et appels moqueurs entre eux.
Cette œuvre aimable n’est pas un haut chef-d’œuvre, mais cela est pourtant le fondement de la littérature pour violoncelle et piano lancé avec insouciance par un tout jeune homme, encore triomphant, encore socialisé au monde, encore entendant.
Un brin de musique, un brin d’allumette et le merveilleux brasier de la littérature pour violoncelle et piano venait de jaillir.
Personne n’en avait encore conscience.
"Tous les ruisseaux libres et fous de la création pouvaient bien commencer à ruer" (René Char).
Gil Pressnitzer