Le chant de Terezín
Un opéra aux portes de la mort : L’empereur d’Atlantis
Terézin restera dans l’histoire comme la plus grande mystification du régime nazi qui fit croire au monde entier, qui d’ailleurs voulait bien le croire, que cet endroit était le ghetto modèle où tous les juifs chantaient !
Le camp de Terezín
Terézin était une forteresse fondée en 1780 par l’empereur d’Autriche Joseph II, et qui porte le nom de sa mère l’impératrice Marie-Thérèse. Elle est, dès son origine, une prison militaire et politique, puis devient une petite ville, Theresienstadt, de 3500 habitants avant 1939. Mais le malheur ne s’abat sur cette ville, soigneusement choisie par les nazis comme façade officielle, que quand elle va devenir un camp de concentration. L’Obergruppenführer Reinhard Heydrich le décida le 10 octobre 1941 lors d’une réunion à laquelle assistaient Adolf Eichmann et Karl Hermann Franck. Situé au nord de Prague, à soixante kilomètres, le camp est ouvert en Situé au nord de Prague, à soixante kilomètres, si près des camps d’exterminations polonais,sa situation était idéale. Le camp est ouvert le 24 novembre 1941.
Un premier transport de Prague y amène des juifs. Ils sont d’abord placés dans la caserne de la ville car rien n’est prévu.
Le 16 février 1942 prend effet le décret faisant de la ville de Terézin un camp juif, un ghetto Ce ghetto fait partie de façon mûrement réfléchie du projet de la "solution définitive de la question juive".
Les habitants tchèques qui y vivaient auparavant ont près de six mois pour quitter la ville. Dorénavant, la ville va accueillir uniquement des juifs de différents pays.
Simple étape avant Auschwitz, le camp regroupe la plupart des animateurs, des participants et des spectateurs de l’Union culturelle juive. Médecins, ingénieurs, techniciens, professeurs, volontaires pour la plupart, avaient été recrutés par le président du Conseil des anciens de la communauté juive. Il connaissait l’existence de Dachau et d’Auschwitz, mais il pensait, ainsi qu’on le lui avait laissé entendre, que Terézin pouvait être un lieu où, à défaut de les laisser en paix, les nazis parqueraient les juifs au lieu de les envoyer à la mort. Présenté par les nazis comme un camp modèle, Terézin leur servira de paravent lors des visites de la Croix-Rouge. Il instaure, selon le poète lucide et cruel Kurt Tucholsky, « une culture juive alibi pour le IIIe Reich ».
Le ghetto de Terézin n’est pas, en principe, une station finale pour les juifs y arrivant. Bien que cette ville n’est pas été un camp de liquidation, il n’y avait pas de fours crématoires ou de chambres à gaz, 33 430 personnes y ont trouvé la mort, à la suite des mauvaises conditions hygiéniques, de sous-alimentation, des maladies, des souffrances physiques et psychiques. Ainsi, victime du typhus, Robert Desnos, y mourra. Simplement les nazis y concentraient les juifs, qui y séjournaient un certain temps, pour ensuite continuer route mortelle vers les camps de Treblinka, Auschwitz, Bergen-Belsen, Riga et d’autres...
Terézin était dans l’esprit des nazis un centre de triage à partir duquel les juifs devaient être aiguillés vers différents camps de la mort. Pendant que des convois partaient, d’autres arrivaient.
Plus de soixante transports seront expédiés, de Terézin, à destination des camps d’exterminations.
Donc si l’on n’exterminait pas à Terézin, le camp à bel et bien servi d’antichambre de la mort, la destination finale étant généralement Auschwitz, à environ 300 km de là. Terézin est d’abord un camp transitoire. La durée moyenne du séjour y est de 5 ou 6 jours, mais il y a des résidents permanents, les culturels. Mais le camp n’est pas seulement une étape vers les chambres à gaz. On meurt chaque jour à Terézin et d’abord des mauvais traitements et de la cruauté des gardiens.
Voici la réalité des chiffres :
Entre le 24 novembre 1941 et la libération du ghetto le 5 mai 1945, 139 654 personnes ont été incarcéré dans le camp de Terézin. À une heure de route de Prague, pendant son existence de quatre ans, le ghetto de Terézin a accueilli plus de 155 000 juifs, hommes, femmes et enfants 33 419 prisonniers y sont morts, 86 934 ont été déportés vers les camps d’extermination, notamment vers les chambres à gaz d’Auschwitz, 17 320 prisonniers s’en sortirent vivants, 1 000 des 15 000 enfants détenus à Terézin, à un moment ou à un autre, survécurent.
La ville a été libérée le 8 mai 1945. À leur arrivée, les Soviétiques trouveront, dans l’une des cours, 3000 prisonniers en état de survie ou d’agonie.
Sur ces lieux se trouve aujourd’hui le Musée de Terézin où l’on peut revivre l’histoire de l’holocauste. Près de la forteresse,un petit cimetière où les pierres ne portent pas de noms, divisés en deux parties, le côté juif, et l’autre où reposent les prisonniers chrétiens.
Le ghetto modèle
Terézin était un camp de concentration de transfert : pas trop atroce, pas trop de morts, comparés aux autres, c’était un camp « acceptable ». Pour les nazis, il présentait une excellente opportunité de propagande. Surtout depuis 1942 les nazis laissaient aux prisonniers relativement assez de liberté. Évidemment, Terézin était un ghetto duquel il était impossible de sortir, mais les détenus étaient autorisés à organiser des concerts, des pièces de théâtre ou réciter des poèmes.
Malgré les conditions de vie déplorables, Hitler décida donc d’en faire un ghetto modèle pour tromper l’opinion internationale qui commençait sous l’impulsion de certains pays nordiques à demander des comptes. Les nazis firent passer la ville pour une station thermale. Malgré cela, la Croix-Rouge alertée par des "fuites", a voulu inspecter le ghetto. Les nazis ne s’y sont pas opposés: l’aspect externe du ghetto a dû être changé à cette fin. L’état sérieux de surpopulation a été réduit par des déportations massives vers Auschwitz. Une banque, des faux magasins, un café, des jardins pour enfants et des écoles ont été installés. Des bains publics ont été établis, le tout dans une ville fleurie.
Suite aux pressions exercées par le Danemark, Eichmann invite la Croix-Rouge à visiter le camp en juin 1944. Les membres de la délégation internationale semblent s’être laissés facilement aveuglés par l’habileté des Allemands. Lors de leur "inspection", ils n’auront vu en tout et pour tout qu’une seule salle. Celle-ci avait été spécialement aménagée en un salon de coiffure modèle, avec glaces et lavabos individuels. Dès le départ de la délégation, la salle sera fermée et elle ne sera jamais utilisée.
La ruse a fonctionné et la Croix-Rouge est revenue bredouille... mais si elle avait examiné les robinets, elle aurait vu qu’ils n’étaient rattachés à aucune canalisation.
Après la visite du comité, les nazis ont fait un film de propagande sur "la nouvelle vie des juifs sous la protection du troisième Reich". Quand le tournage fut terminé, les acteurs, en grande majorité les enfants du ghetto, ont été gazés à Birkenau.
Qui vit au ghetto ?
Les déportés du ghetto venaient principalement de Tchécoslovaquie, d’Allemagne, d’Autriche, du Danemark et de Hollande ainsi que de Slovaquie, et de Hongrie.
Beaucoup d’entre eux avaient fait des études supérieures, étaient bien organisés et avaient une expérience de militants sioniste. Regroupés selon leurs centres d’intérêt, ils menaient une intense vie culturelle qui servait de vitrine aux propagandes nazies. Ainsi, artistes, intellectuels, scientifiques, étaient censé mettre leur talent au service de la "cité idéale des juifs". On pouvait assister dans le ghetto à diverses manifestations culturelles telles que des conférences, des concerts, des représentations théâtrales, des récitals de musique, des lectures de poésies et de journaux de magazines recopiés à la main. Il y avait également
une bibliothèque, un orchestre, et un film y a même été tourné. Il subsiste encore aujourd’hui des traces de cette vie culturelle.
On a retrouvé des partitions de musique (près de vingt opéras ont été composés dans le ghetto), des affiches annonçant des représentations théâtrales, des poèmes et des dessins d’enfants, des magazines réalisés par des adolescents.
Je ne connais pareille résistance de la culture contre la mort que dans les goulags avec Alexandre Soljenitsyne et de Vassili Grossmann bien plus important (Vie et Destin) ou bien Messiaen avec son quatuor écrit dans un stalag.
Les enfants du ghetto
Les enfants tiennent une part considérable par leur production littéraire et artistique. En effet, les enfants écrivaient avant tous de vers et publiaient, en toute illégalité, leurs propres journaux. Le journal Vedem (Nous menons), est le plus important de tous les journaux conservés. Il était publié par un groupe de garçons de 13 à 15 ans. Ce journal paru du 18 décembre 1942 à l’automne 1944, et publiait des poésies, des articles en prose, des comptes rendus, des observations, et même des critiques de la réalité de Terézin, des traductions littéraires étrangères, surtout russes et soviétiques.
Mais leur production artistique, une collection de 5 000 dessins, est l’héritage le plus connu et le mieux conservé.
Ces dessins se divisent en deux groupes distincts. Ce sont d’une part des dessins aux sujets typiques d’enfants, où les petits évoquent leurs souvenirs heureux de leur enfance perdue. Ils dessinent alors des jouets, des assiettes pleines de nourriture, des papillons, des fleurs... Ce type de dessin est la partie la plus importante de la collection.
Le second groupe est formé par les dessins qui reflètent la réalité cruelle du camp. Ils figurent les casernes, les baraquements, les rues, les soupentes à trois lits, les gardiens, mais aussi des représentations frappantes comme des malades, des exécutions, des morts, des enterrements...
Les enfants participèrent également au film de propagande nazie. On les voit chanter pendant quelques minutes un opéra pour enfants, Brundibar,. Dès que le tournage fut terminé, ils furent tous envoyés à la chambre à gaz.
La musique dans le ghetto
" La musique ! La musique, c’était la vie ! " (parole de survivant)
Le travail musical servira de trompe-l’œil dans le camp de Terézin, au sein duquel ont été rassemblés beaucoup d’artistes juifs. Au début les nazis s’opposaient à toute vie culturelle. Malgré la minutie des fouilles qu’ils pratiquaient, les nazis ne purent empêcher certains musiciens d’introduire des instruments dans le camp de Terézin. Des violoncelles, des violons, des clarinettes, parfois en pièces détachées, surgirent ainsi dans l’enceinte du camp. Faute de partitions, certains artistes en recopièrent de mémoire, d’autres passaient leur temps à chanter dans leur tête ce qu’ils ne voulaient pas oublier. D’autres, enfin, écrivaient, dessinaient, composaient. Une vie culturelle intense imposa bientôt sa marque sur Terézin. Les Allemands comprirent vite la propagande qu’ils pouvaient en tirer.
Les Allemands mirent en place le "Freizeitgestaltung", une administration des loisirs qui permettait aux prisonniers de jouer de la musique en ayant accès à des instruments et des partitions. Ils encouragèrent donc toutes les initiatives, laissant des chœurs, des orchestres, se constituer. On organisa des représentations théâtrales, on monta des opéras à Terézin. Un piano fut apporté. Il n’avait pas de pieds, on le posa sur des caisses. Mahler, Schoenberg, interdits ailleurs, côtoyèrent Bizet, Schubert, Brahms, Zemlinsky, Chopin, Debussy et la musique des compositeurs internés.
La musique est pratiquée dans un cadre officiel mais aussi de manière spontanée. On y compte des représentations d’opéras, de musique de chambre, un ensemble de jazz, des spectacles de cabaret et de revue, ou encore un studio de musique nouvelle.
Les concerts se donnaient sur une plate-forme installée spécialement. Les nazis y assistaient. Un groupe de jazz se créa. Les Ghetto Swingers eurent de grands soirs qu’un film immortalisa. On donna pour la Croix-Rouge une belle représentation d’opéra. Des enfants y chantaient, car ce ne pouvait être qu’un opéra pour enfants. Brundibar, du compositeur Hans Krasa (gazé à Auschwitz, le 17 octobre 1944), fut ainsi représenté le 20 août 1944 devant les envoyés du Comité international de la Croix-Rouge admiratifs et aveuglés. Ces jours-là, la Propagandastaffel tourna un film. Dans « Le Führer offre une ville aux juifs », des gens heureux applaudissent à tout rompre.
Des artistes déjà célèbres avant leur déportation tels que Victor Ullmann, Pavel Haas, Gideon Klein et Hans Krasa, composèrent de nombreuses pièces musicales dans le ghetto. Victor Ullmann y composa un opéra, "L’empereur d’Atlantide ou la mort abdique", mais aussi une sonate pour piano, Gideon Klein y composa un trio pour violon et une sonate pour piano, Pavel Haas composa "Quatre chansons pour basse et piano sur poème chinois" et une suite pour hautbois et piano.
L’œuvre la plus connue de Terézin fut l’opéra écrit en 1938 pour enfants et interprété par des enfants: Brundibar (Le Bourdon), œuvre de Adolph Hoffmeister et du compositeur tchèque Hans Krasa. Cet opéra est un conte moral inspiré des contes de fées anciens. joué pour la première fois à Terézin le 23 septembre 1943. Les héros de l’opéra, Pepicek et Anicka, tentent de gagner quelques sous en chantant dans la rue, pour pouvoir acheter du lait et des médicaments pour leur maman malade. Mais ils se voient chassés de leur quartier par le méchant organiste Brundibar, qui a peur de cette jeune concurrence. Coup de chance, les enfants sont aidés par le Chien, le Chat et le Moineau, doués de parole. La Justice et le Bien l’emportent sur le Mal. Les internés juifs de Terézin en rêvaient jour et nuit... Cet opéra connaîtra 55 représentations dans le ghetto et sera utilisé dans le film de propagande nazie.
Né à Prague, Hans Krása, avait étudié avec Zemlinsky puis avec Roussel à Paris Pavel Haas, élève de Janácek, mêlait volontiers, quant à lui, une écriture mélodique imprégnée des chants moraves ou juifs à une conception rythmique influencée par le jazz et la musique moderne.
À Terézin, ils se retrouvèrent aux côtés du compositeur et pianiste morave Gideon Klein qui devint l’organisateur infatigable des activités artistiques que la direction du camp tolérait à des fins de propagande.
Le 16 octobre 1944, Hans Krasa fut emmené avec Victor Ullmann, Pavel Haas et Gideon Klein vers Auschwitz où il périt dans une chambre à gaz.
L’empereur d’Atlantis et le refus de la mort
Viktor Ullmann est un compositeur autrichien né le 1er janvier 1898 à Teschen, et mort le 17 octobre 1944 à Auschwitz.
Viktor Ullmann a étudié la composition avec Schoenberg à Vienne vers 1920. De retour à Prague, il est nommé chef d’orchestre du Nouveau Théâtre Allemand, puis directeur de l’Opéra d’Aussig à partir de 1927. Il rencontre Alois Haba par le mouvement anthroposophique de Steiner, et suit ses cours de composition en quart de ton au Conservatoire de Prague (1935-1937). Il vécut dans cette ville jusqu’à son arrestation en 1942. Déporté à Terézin, puis à Auschwitz le 16 octobre 1944, il est exécuté dès son arrivée. Son œuvre, publiée à compte d’auteur, comporte trois opéras (Peer Gynt d’après Ibsen), Der Sturz des Antichrists (Albert Steffens), et Der Kaiser von Atlantis, oder die Tod-Werweigerung (1943), quelques pièces d’orchestre : Cinq Variations sur un thème d’A. Schoenberg, Concerto pour orchestre, Concerto pour piano, Ouverture «Don Quixote» ; des pièces de chambre dont trois quatuors à cordes, octuor, diverses sonates dont une pour clarinette en quart de ton (instrument construit à la demande d’Haba pour le Conservatoire de Prague), et de plus nombreuses pièces vocales sur des poèmes de Rilke, Trakl, Steffens, Hölderlin, Wedekind...
Il composera près beaucoup d’œuvres à Terézin,et une partie est parvenue jusqu’à nous. Il était dispensé de travail obligatoire et organisait des concerts, des animations dans le camp. Les musiciens internés jouaient ses œuvres. La musique permettait de survivre malgré tout, elle était le refus de la mort.
Der Kaiser von Atlantis a été composé par Viktor Ullmann en 1943 à Theresienstadt où il était déporté. La dernière date figurant sur le manuscrit est le 13 janvier 1944. Il était prévu de présenter l’œuvre vers mars 1944. Elle avait été répétée à Theresienstadt, mais fut interdite avant sa création. On ignore les raisons de son interdiction. Ullmann fut transporté le 16 octobre à Auschwitz où il fut exterminé probablement dès son arrivée avec de nombreux autres prisonniers. Il avait remis peu auparavant ses manuscrits, dont celui de l’opéra, à un ami qui survécut.
« Les droits d’exécution sont réservés par le compositeur jusqu’à sa mort », donc pas longtemps, écrit avec un humour ravageur Viktor Ullmann, le 22 août 1944.
Gil Pressnitzer