Gustav Mahler
Symphonie n° 1 en Ré majeur dite « Titan »
Comme un bruit de nature
Ce torrent de montagne échappé de lui-même
La route est longue et loin l’ange du seigneur
Des voix s’élèvent pour m’égarer, douces et séduisantes
Quand, mais quand donc s’achèvera mon voyage ?
Quand le voyageur se reposera-t-il des douleurs du chemin ?
Ainsi commence le voyage d’un jeune homme de vingt-cinq ans, piètre poète, mais déjà grand compositeur qui s’embarque en 1885 dans une œuvre de tumulte et de passion, tissée de ses amours brisés et de l’irruption toute puissante de la nature. Nature en marche avec ses bruits, ses collages entre trivial et sublime, ses réconforts et ses anéantissements. Ce grand exorcisme amoureux donne une œuvre étonnante qui ne peut pas être rapprochée des œuvres contemporaines (3e et 4e de Brahms, 5e de Tchaïkovski) mais seulement du grand frère Berlioz qui en 1830, au même âge, faisait claquer sa Symphonie Fantastique tout aussi innovante et toute aussi pétrie d’ambiguïté entre poème symphonique et symphonie, entre vie réelle et œuvre d’art, toute aussi marquée d’amour contrarié - sauf qu’Hector, lui, épousera sa belle et que Mahler épousera son siècle.
En effet, cette symphonie porte profondément l’empreinte de sa rencontre avec une femme, plus âgée que lui, et pendant que s’élaborait la mise au net de l’opéra de Weber "die Drei Pintos", se nouait pendant deux ans un autre accomplissement : la rencontre de Mahler avec un type de femme différent des cantatrices dont il faisait ses délices jusqu’alors, un type de femme mûre réunissant les archétypes de l’épouse et de la mère.
De cette passion pour Marion Weber et plus tôt pour Johanna Richter à Cassel, il ne reste plus l’histoire d’amour, il reste l’amour pantelant mêlé aux lectures exaltées de Jean-Paul Richter. Et la trame des lieder de Cassel se mêle aux cris de l’exaltation des amours interdites à Leipzig, les chants paysans aux chants du Wunderhorn découverts à ce moment pour donner ces mélanges uniques de douleur et de passion. Ce merveilleux herbier naïf et violent à la fois s’appelle la symphonie "Titan", première tentative de Mahler dans l’univers des symphonies. Non pas en référence à une quelconque mythologie grecque et aux combats suggérés, mais par rapport à un ouvrage de son auteur favori à l’époque, Jean-Paul Richter, même s’il le démentit plus tard.
D’autres symphonies viendront, mais comme un premier amour, Mahler continuera à l’aimer toujours, à la diriger parfois, à la réviser souvent, et deux ans avant sa mort en parlait encore avec étonnement :
"Quel monde ! un monde qui reflète de tels sons et de telles formes ! La marche funèbre et la tempête qui éclate peu après me semblent être une accusation contre le Créateur…"
Et cette symphonie est restée chère à tous les mahlériens comme une rosée primordiale, une initiation aux bruits de la nature.
Épreuve initiatique de l’homme et du compositeur, cette symphonie est le dernier passage vers l’adulte, des aveux d’âme glissés entre les notes, des tentations d’explication. Mahler fut autre après cette symphonie, plus sûr et plus tragique, mais jamais aussi proche, courant pieds nus dans les herbes des sons, criant dans la tempête.
Il y a de l’aube d’été dans cette musique, et malgré ses redondances, ses fureurs maladroites, elle reste un éblouissement musical, un premier matin de la musique.
Et alors, à quoi bon vouloir justifier des preuves d’amour devant cette première symphonie. Elle est là, palpitante, hors norme et nous apprend tout de Mahler devenu homme et compositeur à la fois. Jusqu’alors il n’était qu’un brillant chef d’orchestre appelé à la gloire, après cette rupture de barrage intérieur il est un compositeur important. Toute l’énergie accumulée en lui, toutes les frustrations à devoir diriger des musiques parfois médiocres, ont sauté. Il ose prendre la parole à pleine voix, et cela bouillonne, déferle, dévaste, irrigue.
« Jeunesse » pourrait être le titre de cette œuvre, et à propos que savons-nous vraiment de la jeunesse de Mahler, à part cette enfance coincée entre une caserne et l’auberge de son père ?
Quels étaient ses rêves fous de forêts médiévales, de courses folles dans sa Bohême, du chant du coucou entendu à l’orée de la dernière maison de son petit village, des dianes et des relèves de la garde jusque dans son sommeil, du besoin d’oublier le manque d’intimité de sa nombreuse famille et de ces morts précoces qui le cernaient comme grêle, par le recours à la Nature folle consolatrice ?
Cette première symphonie doit être une réponse à cette question. Longtemps Mahler garda au fond de son tiroir cette symphonie après sa création tumultueuse à Budapest. Car, de son vivant, la première symphonie restera un « enfant de douleur », une œuvre jamais vraiment admise, ni aimée, alors qu’elle ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire de la musique. À sa façon violente et superbe. Maladroite et pleine de rosée.
Car cela était en fait son journal intime, et cela n’avait pas été compris. Trop affirmation véhémente du romantisme musical avec des avancées orchestrales stupéfiantes, cette symphonie sera rejetée comme un corps impur et dangereux. Cette musique sera violemment rejetée. Irruption d’un monde barbare pour le public et les critiques, la musique de l’avenir n’était qu’un cri du coeur sincère. Drame personnel, musique de ses tourments et de sa mise au monde de la création véritable après les essais précédents.
Il croyait avoir brisé l’esclavage du chef d’orchestre pour la liberté de l’artiste :
"Dans mon inconscience totale, j’avais alors écrit une de mes œuvres les plus hardies, et je pensais encore naïvement qu’elle était d’une facilité enfantine, qu’elle allait plaire immédiatement et que j’allais pouvoir vivre tranquillement de mes droits d’auteur.". Ce ne fut pas le cas et Mahler continua jusqu’à sa mort le chemin de croix de la direction d’orchestre. Nous avons été privés ainsi de bien des musiques de Mahler, qui ne put composer que pendant ses vacances. "Comme un condamné à mort ou un pestiféré" il restera au service des autres.
Elle doit être reçue comme elle est fougue et tumulte, poésie et ironie, romantique peut-être, en tout cas une étape fondamentale dans l’histoire de la musique à programme, puis de la musique tout court. Elle contient déjà presque tout Mahler, et beaucoup de nous-mêmes.
Bruno Walter, qui dirigeait merveilleusement cette œuvre, a écrit que c’était le "Werther" de Mahler, et effectivement on pourrait y entrevoir les souffrances du jeune Mahler, ses révoltes et ses espoirs aussi.
Elle est aussi une œuvre de compagnonnage après les expériences musicales de Mahler en tant que chef d’orchestre et sa soif grandissante d’expérimentation de nouveaux alliages. Marquée d’expériences mélodiques du chant du Compagnon Errant qui irrigue toute l’œuvre, d’expériences amoureuses aussi, cette première symphonie de Mahler pose les fondements du geste mahlérien une symphonie de couleurs.
La plus romantiques des symphonies romantiques est aussi pleine d’audaces, de lyrisme et d’innovations.
Elle reste cependant "ce torrent de montagne échappé de lui-même" et qui n’en finit pas de rebondir vers nous. Nous en restons éblouis.
Éclairages sur cette symphonie
Mahler a clairement dit les significations de cette œuvre pour lui, son exaltation devant la nature en marche, ses bruits, sa puissance et sa douceur. Les programmes qu’il écrivit évitent d’en dire plus.
D’abord conçue en cinq mouvements, avec un andante en deuxième mouvement nommé « Blumine » (fleurettes), elle a évolué suivant l’accueil du public. Elle fut "poème symphonique en deux parties" puis "Titan, poème symphonique en forme de symphonie avec un programme descriptif rédigé par Mahler lui-même :
Première partie : le temps de la jeunesse, des fruits et des épines.
1 - Printemps sans fin - l’introduction représente l’éveil de la nature à l’aube.
2 - Chapitre de fleurs (Blumine).
3 - À pleines voiles (Scherzo)
Deuxième partie : Comédie humaine.
4 - Une marche funèbre à la manière de Callot. Échouement.
5 - De l’enfer au paradis, l’expression soudaine d’un coeur blessé au plus profond.
Même si Mahler a renié plus tard ces commentaires, ils demeurent révélateurs. Cette fusion avec la nature originelle, seule consolatrice possible quand l’amour est si impossible, l’exaltation devant les fleurs, les oiseaux, les ruisseaux sera une constante chez Mahler. Comme ces irruptions de marches funèbres qui glacent et deviendront un cortège constant dans son œuvre hantée par la marche. Et dans ces abîmes, les luttes du héros parfois, comme ici, l’amène de "De l’enfer au paradis". Mais la blessure est à jamais présente. Cette vision très romantique de la vie, de la mort et de l’homme est celle d’un tout jeune homme. Mahler n’a que 25 ans lors de cette composition !
Alors ce bouillonnement, cette flamme sont de mise. Mahler galope dans les notes pour rattraper le temps perdu à interpréter les autres et pas lui.
Il a aussi expliqué son orchestration qui aura tant heurté les auditeurs :
« Plus tard dans la Marche, les instruments ont l’air d’être travestis, camouflés. La sonorité doit être ici comme assourdie, amortie, comme si on voyait passer des ombres ou des fantômes. Chacune des entrées du canon doit être clairement perceptible. Je voulais que sa couleur surprenne et qu’elle attire l’attention. Je me suis cassé la tête pour y arriver. J’ai finalement si bien réussi que tu as ressenti toi-même cette impression d’étrangeté et de dépaysement. Lorsque je veux qu’un son devienne inquiétant à force d’être retenu, je ne le confie pas à un instrument qui peut le jouer facilement, mais à un autre qui doit faire un grand effort pour le produire et ne peut y parvenir que contraint et forcé. Souvent même, je lui fais franchir les limites naturelles de sa tessiture. C’est ainsi que contrebasses et basson doivent piailler dans l’aigu et que les flûtes sont parfois obligées de s’essouffler dans le grave, et ainsi de suite… », lettre à Nathalie Bauer-Lechner, en 1900.
Plus tard Stravinsky opérera de même.
Croisement intense entre des amours contrariés, une jeunesse impétueuse qui s’achève, le besoin vital de briser ses chaînes d’esclave-interprète pour enfin prouver et se prouver qu’il est un créateur la Première symphonie de Mahler est tout cela est plus encore.
Il s’y jette avec la joie intense et l’ivresse des alchimies sonores qu’il expérimente, qu’il découvre. Il s’ébroue, il court comme un chien fou enfin libre.
Sa mission de donner au monde la beauté lui apparaît alors clairement. La chute n’en sera que plus rude devant l’échec cinglant auprès du public qui ne veut pas de ce barbare romantique.
La Première symphonie est un élan vital, une poussée créatrice semblable à une éruption sonore trop longtemps contenue. La fontaine des sons bâillonnée en lui se libère.
Le fleuve des sons peut couler, jaillir, inonder. Idéaliste et dépressif tout autant
Mahler inaugure ce roman en musique que seront ses œuvres. Sa musique sera narrative, un miroir promené le long du chemin de sa vie.
Le "cœur blessé au plus profond." a une musique pour clamer son sort, ses espoirs, ses émotions soudaines.
Mahler, même si c’est un échec, s’est libéré. La voie semble ouverte. Mais le retour aux travaux forcés du chef d’orchestre, les doutes qui le saisissent devant le naufrage public, les huées du monde, vont le faire taire quelques années, jusqu’à sa "Résurrection".
Notes sur la symphonie n°1
Commencée en 1885 à Cassel et terminée en 1888 à Leipzig, au gré des postes de second chef d’orchestre qu’occupait Mahler, la symphonie n° 1 est passée par plusieurs stades avant que le compositeur ne fixât la version définitive à Berlin en 1896. Une ultime révision sera effectuée en 1903, avec des corrections définitives en 1906 !
Elle fut composée très rapidement, pendant ses galères de chef d’orchestre et profitant des fermetures de l’opéra de Leipzig dues à la période de deuil consécutive à la mort de l’Empereur Guillaume Ier. Enfin il pouvait faire ce pour quoi il voulait vivre : l’écriture de ces flots impétueux de sons qui s’agitaient en lui et dont il voulait faire don aux hommes.
Après la création de l’œuvre à Budapest, le 20 novembre 1889, et d’autres tentatives autant malheureuses ("Par la suite, tout le monde m’a fui, terrorisé, et personne n’a osé me parler de mon œuvre ! »), Mahler la défendit assez souvent, car il y tenait beaucoup.
Symphonie n°1 en Ré majeur en quatre mouvements :
1- Langsam. Schleppend. Wie ein Naturlaut — Im Anfang sehr gemächlich (Lent, traînant - très confortable.)
2- Kräftig bewegt, doch nicht zu schnell — Trio. Recht gemächlich (Puissant, agité, mais pas trop rapide.)
3- Feierlich und gemessen, ohne zu schleppen (Solennel et mesuré, sans traîner.)
4- Stürmisch bewegt (Tourmenté, agité).
Cette symphonie regorge d’audaces de timbres et d’orchestrations, et elle est surtout innovante par le triomphe de la forme Lied, c’est-à-dire l’intégration comme matériau de composition de base, de lieders déjà antérieurement composés. Ce mélange entre les "bruits de la nature" réinventés et les mélodies populaires, ce basculement entre pathos et ironie font de ce premier essai symphonique de Mahler, certainement la plus étonnante de toutes les premières symphonies composées.
Cette sorte de "Vie de Héros" prend appui sur son passé en puisant dans ses thèmes, mais aussi, dans son avenir en préfigurant le génie de l’orchestration qu’est Mahler.
Premier mouvement :
Dans le discours-fleuve habituel de Mahler, ce mouvement étonne par son introduction suivie d’une forme sonate très modifiée. Cette introduction "Comme un bruit de nature" commence par le bruit de fond donné par les cordes, en sons harmoniques, comme un frottement du monde alentour. Devant cet unisson bourdonnant du monde passeront des chants de fanfares et de coucous avec des bribes de mélodies et des complaintes.
L’exposition d’un thème unique très élaboré viendra ordonner ce chaos apparent. Ce thème est issu textuellement des "Chants d’un compagnon errant". Le développement reprendra l’atmosphère de l’introduction avec l’addition progressive d’autres éléments avec des sommets d’intensité.
Une réexposition sur un tempo rapide et jubilant conduira à une conclusion très rapide et sonore qui s’arrête brusquement. Des fanfares passent et repassent, jetant le trouble sur cette nature originelle que Mahler voulait célébrer. Les casernes de son enfance sont encore là, au milieu des bruits de nature.
Second mouvement :
Il s’agit d’une des distorsions typiquement mahlérienne d’un matériau connu de tous, la danse populaire autrichienne (Ländler). Ce mouvement doit sentir la glèbe et l’ironie avec des bribes de valse lente faisant office de trio. Les souvenirs, ou les hommages à Schubert et surtout à Bruckner, sont apparents. Un seul thème est utilisé.
Troisième mouvement :
Cette sorte de marche funèbre basée sur une chanson populaire allemande, Bruder Jacob, (Frère Jacques en France) est essentielle, car elle préfigure les aspects noirs de Mahler, parodiques et démoniaques, amer et tendre à la fois.
Après la contrebasse solo, toute une série de variations ironiques s’installent avec des thèmes bohémiens, et le calme oasis du lied de la fin du Compagnon Errant. Les futurs scherzos de la 9e, les chants de la nuit de la 7e, sont ici déjà en germe. Ce lent cortège funèbre, est plus que l’enterrement d’un chasseur, c’est celui d’une certaine musique jusqu’à ce temps-là. Mahler avec cette ironie acerbe, cette tendresse, ses collages, trace la voie au futur. Ce lamento passe et repasse jusqu’à l’angoisse. Puis soudain apparaît le thème du quatrième Lied des chants du compagnon errant, « die zwei blauen Augen", (tes yeux bleus m’ont conduit hors du monde). Mais la marche funèbre " à la manière de Callot », graveur du XVIIe siècle, reprend le dessus. Les parties lourdes de contrebasse scandent ce morceau étonnant.
Quatrième mouvement :
Il s’oppose de tout son poids sonore aux mouvements précédents, par ses dimensions aussi. "La Vie de Héros" est ici, décrite avec l’explosion initiale aux cymbales, et la reprise cyclique de thèmes précédents. Mouvement de lutte avec ses abattements, ses fausses conclusions, on a l’impression parfois que la symphonie va s’arrêter là mais des soubresauts l’amènent à une conclusion triomphante. Mahler décrit déjà les luttes incessantes et sans cesse recommencées du passage des ténèbres à la lumière, du triomphe du héros. Luttes, retour en arrière comme des flash-back cinématographiques, piétinement de la musique, tout cela montre l’âpreté du combat. Les retours nostalgiques des thèmes du premier mouvement, indiquent que le paradis de la Nature s’éloigne. Et un accord que Mahler décrit « Comme s’il était tombé du ciel, comme s’il venait d’un autre monde. » donne un sens lumineux à cette œuvre. Et tout l’orchestre déclame une fin triomphale.
À cette époque le jeune Mahler pouvait encore croire à la victoire. Exalté, il pensait renverser les montagnes de la tradition et de l’indifférence. La suite lui prouva le contraire.
Plus que de vouloir suivre un schéma, d’ailleurs plus psychologique que musical, il appartiendra à l’auditeur de simplement recevoir cette symphonie des couleurs et des timbres, "ce torrent de montagne". Mahler épique, Mahler romantique, Mahler qui se déverse dans la musique. Cette musique se déverse en nous.
Premier maillon de l’œuvre symphonique de Mahler, elle est déjà profondément originale et déjà entière du pur Mahler.
Gil Pressnitzer