Tom Waits
Les cases folles de l’oncle Tom ou la machine à bruire
Souvent Tom Waits se tait comme s’il avait dit pouce, et alors pour nous c’est la gueule de bois. « Il pleuvait des chiens sans toi », vieille barrique en ton absence. Puis il sort de sa tanière, vieil ours méfiant de sa propre ombre, et ressert une tournée de chansons parfois couleur d’absinthe, parfois couleurs de hurlements.
« Avant, les chansons, c’était une turne, un piano, un cendrier et un verre. Maintenant, je les chipe au vol. »
"Sworld fish trombone", "Rain dogs", et enfin "Frank’s wild Years",..
Puis quelques piges avec des copains des bars du petit matin, des taxis efflanqués roulants dans les nuits sur le monde.... et ta voix rauque nous revenait au hasard des films de Jarmush, du théâtre avec Robert Wilson, de fusions avec Ted Edwards, copain de brume grise et d’alcool colorés. Ainsi Bone machine album délirant aura mis cinq ans à naître et nous coller au sol à prêter l’oreille contre the "Cold cold ground", ce sol si froid.
Enfin tes rugissements, tes onomatopées glapissantes et tes rires fêlés nous secouent à nouveau, et voilà que le tabouret d’à-côté accueille ta grande carcasse de sang-mêlé et tu nous déroules une bien drôle de ballade : "Bone Machine"- la machine à os- Pour saisir un peu cet énergumène, un regard sur ce Bone Machine est révélateur.
"Pour moi une chanson ça se crache, ça se vomit. C’est comme ça que les enfants procèdent. Tout d’un coup, ils se retrouvent à l’intérieur d’une chanson comme à l’intérieur d’une baleine et se mettent à jouer des percussions sur sa dentition avec une baguette. Et, soudainement, la baleine ouvre sa grande gueule, et on se retrouve largué dans l’océan." (Interview de Waits dans les Inrockuptibles).
Kathleen Brennan, son épouse, devient plus que sa complice, et de cette femme sont sortis les os.
Bone Machine nous parle de bien autre chose que du miroir brisé du blues : Tom Waits trinque à la déglingue du monde.
Ce bruit d’os, c’étaient donc des claquements de dents
Les prédications de la Bible se font un chemin à travers les paumés du petit matin.
"Et la terre mourait en hurlant pendant que j’étais étendu en rêvant de vous".
Chansons qui disent des temps sombres où notre esprit s’en ira sans connaître ni notre visage ni notre nom, et où Caïn tuera toujours Abel.
Chansons aussi où Tom ne veut pas grandir quitte à se faire entendre au travers d’un mégaphone dans une vallée d’ossements.
Tom Waits nous fait le coup du père Ezéchiel et à ceux qui attendaient une suite familière à « Blue Valentine », cela fera tout drôle cet album. Froid dans le dos aussi.
Bone Machine, os dur à avaler en tout cas avec ses véhémences, ses espiègleries.
Mises en garde contre la fin du monde proche dans sa boue.
Tom Waits a mis en marche une drôle de danse de la mort avec des bruits autant de ferrailles que d’os. Le clodo métaphysique parle maintenant des chiens qui bouffent quelqu’un, celui qui hurle dans la boue.
Ce n’est pas le souffle des émeutes de sa ville de Los Angeles mais des trombes de pluie sur sa vie. Boue, fureur, gadoue des âmes.
Chansons inquiétantes, dangereuses où l’on patauge un peu entre le sang de la Bible et l’absence de foi et de sacré chez Tom.
Objet surréaliste agaçant, ce disque est important certes, mais peut-on avouer que l’ancien Tom Waits nous manque aussi parfois ?
En écoutant une chanson du disque "Whistle Down the Wind" dans un dernier pied de nez, le copain Tom Waits est là tout entier, immense.
Et puis il y eut ces disques jumeaux et opposés à la fois "Alice" et "Blood Money" en 2002, succédant au déconcertant "Mule Variation" de 1999, et des souvenances du Tom Waits de jadis venaient se mêler au cubisme sonore mis en branle par ce sorcier devenu chaman sous hallucinogène. Mais quelque chose de faussement apaisé, de bien travaillé, certainement du au travail en commun avec Bob Wilson laissait un sentiment ambigu. Attention au réveil !
"Real Gone" de fin 2004 nous refait entrevoir par sa spontanéité, - il semble que l’on a planté là un micro et que le reste se débrouille vaille que vaille -, les années sauvages, mais elles reviennent distordues par des sons saturés, des traitements de la voix qui ne veut plus simplement chanter mais claquer chaque syllabe. Les guitares sont carnivores et dévorent l’espace sonore, la voix d’un autre monde. Le délire de l’improvisation est lâché comme un chien fou au milieu de la musique.
Tout est réduit à l’os des chansons, minimaliste et expérimental comme toujours chez Waits. Il semble témoigner des temps incertains et d’un monde mesquin en lui opposant non pas la beauté mais la salissure de la musique. Il veut maintenant un son sale pour lutter contre la saleté. Ces rythmes annonciateurs de séisme que l’on devinait derrière les bruits d’os métalliques de « Bone Machine » s’amplifient et d’étranges percussions sont les tambours de la nuit. Le chaos est proche, celui de ses chansons doit encore le repousser en nous réveillant juste à temps.
Tant de sources diverses arrosent ses sillons, musique des ruralités, et aussi celles des villes (funk, rock et même rap, jazz toujours…), musique profonde américaine du nord et du sud.
Les textes que l’on ne comprend qu’à la lecture de la pochette,, car ils sont crachés au loin comme une chique par le grand Tom, deviennent plus inquiétants nous révélant la guerre en marche, la mort à l’œuvre.
Tom Waits hisse ses chansons comme des drapeaux de pirates cinglant vers les navires de l’ordre établi.
Dans ce monde fou, Tom qui avait juré de s’exiler si Bush repassait en 2004 et cette menace n’a pas empêché ce désastre, sort l’arsenal de sa brocante et les coups de fouet de ses chansons. Nous les galériens nous pouvons alors avancer malgré nous.
Eh, Tom ! On a encore besoin de ta plomberie, de tes histoires tordues, de tes oripeaux sortis du grenier dérangé et bordélique de ta tête, de blues secoué pour faire un cocktail bien frappé, de jazz rauque, qui nous laisse enfin sans mémoire.
Après plus de vingt ans de frairie, de verres vidés ensemble, et jetés par-dessus l’épaule pour casser le malheur, Tom, si on continuait la route ?
Ne grandis pas, on va tâcher de faire pareil. On a besoin de ce grand foutoir que tu jettes, comme un cri salutaire face à une déshumanisation galopante.
Ta voix de concasseuse en rut réduit en miettes les cailloux et les caillots de la bêtise ensanglantée.
Waits est le grand hurleur qui surprend et détonne. Une sorte de magicien fou qui extrait de sa cervelle des lapins féroces qui vont courir en tous sens.
Il ne lui reste que sa voix pour survivre après the "Day After Tomorrow", le jour d’après.
Voici quelques indices du passage terrestre de cet extraterrestre :
Tom Waits naît le 7 décembre 1949 à Pomona aux États-Unis.
Son premier album Closing time sort en 1973. Ses albums suivants The heart of Saturday night (1974), Nighthawks at the diner (1975), Small Change (1976), Foreign affairs (1977), Blue Valentine (1978) et Heart attack and vine (1980) sont remarqués. Parallèlement, Tom Waits se lance dans le cinéma et dans l’écriture de musiques de film (One from the heart de Francis Ford Coppola).
En 1983, il enregistre Swordfishtrombones sur lequel il renouvelle complètement sa musique qui tend vers l’expérimentation. Il fait des apparitions dans de nombreux films.en 1985 Rain dogs sort avec une de ses chansons fétiches, time. En 1987 paraît la compilation des années Asylum. En 1987 paraît Frank’s wild years.
En 1988, il sort un film et un album sur un de ses concerts Big time. En 1991, il joue dans le film The Fisher King de Terry Gilliam et une compilation couvrant les années 1970, The early Years paraît en deux volets. En 1992 il enregistre l’album Bone machine et la bande originale du film Night on earth de Jim Jarmush. En 1993 il produit Black Rider basé sur la pièce de Burroughs mise en scène par son ami Robert Wilson.
En 1998, Beautiful maladies retrace son travail pour le label Island. L’année suivante, Tom Waits sort l’album Mule Variations. En 2002, il signe 2 albums: Alice et Blood Money. C’est la période du Wozzeck avec Bob Wilson. 2 ans plus tard, Tom Waits revient avec Real Gone. À nouveau un long silence.
Puis récemment une sorte de résurrection avec "Orphans".
Gil Pressnitzer