Renaud Garcia-Fons
Des mirages pleins les mains
Parfois il s’élève comme oasis dans le lointain des haltes parfumées dans la musique, qui vous font oublier tous les sables des jours.
Chevauchant paisiblement sa contrebasse qui ne boit que des songes, et se tend vers les caresses de ses doigts ou les élans de son archet, il chemine avec son caravansérail de musiques. Lentement, le front haut, suivant les étoiles de l’inspiration qui toujours tendent vers l’orient et aussi vers le sud. Il semble ruminer des mélodies qui mesurent grain à grain, et qui deviennent serpentins, obsessions d’une utopie et qui vont attendre comme le vin dans les outres.
Il ne semble pas pressé, surveillant la piste sans jamais vouloir repasser deux fois au même endroit. Il a le temps, celui des mirages. Il marche silencieux les regardant monter au ponant des notes.
Pèlerin du temps et des espaces Renaud relie les chemins de la vie. Il se situe entre continents, entre les mondes. "Mes parents sont nés en Espagne et j’écoutais du Flamenco très jeune; j’avais l’oreille déjà formée à cette musique. Je me suis mis à aimer plus particulièrement cette musique à l’âge de 18 ans. Pour les musiques orientales, il y a quand même un lien de parenté et je me suis mis aussi à les aimer très tôt et à écouter beaucoup de musiques indiennes et du Moyen-Orient. Donc évidemment, avec mon instrument, j’avais envie d’établir quelques passerelles. Je n’ai pas le sentiment qu’il y ait des musiques dans des cages : il y a une musique et après, il y a des facettes, des aspects techniques qui ont leur importance mais il y a aussi un fil conducteur".
Plus que du sel, il vient apporter, lui le dernier des rois mages, toute la so
ierie de sa musique enroulée dans les aromates des lointains. Il croisera des voyageurs et brisera le pain de la musique avec eux.
Certes là aussi les temps sont rudes, et il ne peut plus amener sur la route avec lui tous ses compagnons. L’hospitalité est devenue chagrine et la culture s’ensable. Alors avec une poignée d’amis, il reprend la route. Et le grand feu pétille rapprochant les convives de la beauté. Les liens de confiance et d‘amitié sont les seuls qui vaillent. Kiko Ruiz, Negrenito Trasante, Kevan Chemirami sont ses âmes–sœurs.
Le vent connaît la biographie de Renaud, Renaud connaît l’histoire du vent.
Parfois sa contrebasse fidèle halète et demande à boire. Il apaise sa soif de quelques tapes sur son encolure. Elle frémit, elle grogne et devient le tambour des dunes.
Parfois aussi en regardant la Croix du Sud, elle, ferme ses écoutilles, détend ses cordes et attend. Elle vient se coucher à ses pieds et rêve dans les rêves de Renaud. Elle guette la venue du maître des métamorphoses revenant de ses voyages intérieurs.
Alors elle sait.
Elle sait qu’elle pourra être la matrice de tous les changements.
Ainsi elle sera tour à tour violon de l’Inde du Sud sur la chanterelle des encens, sitar secret, guitare énamourée, darf et tabla, cascade grondante de sources graves, oud sortant des oueds de la musique, et tant d’autres aspects encore. Elle miaule, elle hurle à la lune et le chant s’élève. Parfois elle plonge dans ses caves pour un chant profond. Murmures et crues se succèdent pour naviguer loin de tous les ports. Peu à peu un tressaillement vient mettre en marche des sons enfouis. Et les jets d’eau de Grenade vont vers la mer. L’archet met la contrebasse au galop, elle hennit, elle saute, elle court à perdre haleine.
Sur la crémaillère du rythme passe le caravansérail vers l’étoile de la mélodie flamboyante. Renaud ne revient pas de guerre, il nous enrôle dans sa paix intérieure. Il déroule le tapis de violettes du mystère de ses mélodies venues autant de maintenant que de la nuit des temps, de la surprise de ses harmonies. Comme felouque, il cingle vers des lieux qui se livrent rarement au premier regard.
Si à la première écoute tout est déjà miel, il faut prêter l’oreille plus avant pour se perdre voluptueusement dans les méandres de sa subtilité, de sa poésie lancinante et troublante.
Cette façon de picorer avec l’archet sur les cordes comme oiseaux de retour d’exil, est unique, insolite. Et la « grand-mère » sort enfin du bois. Fini le simple soubassement des basses dans la maison close de l’accompagnement, maintenant elle chante la vieille, elle vibre, elle chauffe et sa voix montre la voie.
"J’ai rêvé d’une contrebasse, mi-tzigane mi-mauresque, voyageant de l’Inde à l’Andalousie, en passant par le Nord et le Sud de la Méditerranée".
Proche du charmeur de serpent, Renaud fait se balancer les notes qui se dressent.
Et sa contrebasse souvent devient alouette et demeure suspendue en l’air dans le battement des sons.
L’aigu est reconquis et les violons se cachent, vaincus.
Entre deux mondes, entre deux continents, mais tous unis par la fraternité des épices, Renaud suit les sinuosités de sa musique.
"La célébration en musique d’un monde au-delà de notre connaissance, d’un monde où les hommes et leurs musiques se rejoignent et se retrouvent dans un climat de bienveillance et d’affection. Un monde assez vaste pour y accueillir tous nos espoirs de progrès en l’humain.
Entremundo est une fête, une invitation à partager l’espoir que peu à peu nos cœurs s’ouvrent à la lumière."
Épiphanie du voyage, rencontre d’échanges, la musique de Renaud Garcia Fons est à elle seule une traversée qui va vers nous. Combien de caravanes ont dû passer dans sa contrebasse en y laissant leurs soieries, leur sel, leurs voyageurs, leurs odeurs. Renaud Garcia-Fons a conclu un pacte secret avec sa contrebasse, elle sera son cœur et maintiendra très haut la chaleur de tout son château. Elle devra devenir ductile, femme entre ses doigts, gémir, pleurer et rire. Lui devra tard la nuit la caresser à l’insu de tous.
Les rives s’entrouvrent, tout se rapproche. Musique offerte, elle ne vous retient pas en arrière, elle marche devant vous pleine de soleil, de dates et de lait.
D’autres vous raconteront l’histoire de Renaud Garcia Fons, je n’en sais que ce que le vent m’en a dit entre deux urgences. Sa rencontre avec la contrebasse à 16 ans, la maître François Rabbath. La découverte du jazz et la libération de l’instrument par l’improvisation. Le monde des pizzicati que lui pratiquera non pas avec les mains tendues, mais avec un archet ; archet qui sautille et monte en croupe de la contrebasse pour la lancer au galop. Son emploi de la cinquième corde aiguë, strapontin vers le ciel. Sa recherche tel un alchimiste de ce fameux grain acoustique qui transforme en or sonore, le plomb de la routine. Sa force de propulsion du son pour qu’il vienne à vous sans encombre. Son art souverain de la musique de chambre, qui le rend à la fois intime, voie intime, et toujours universel. Il se veut l’orfèvre de l’équilibre des timbres, des couleurs, et de la puissance nécessaire pour passer le mur du son. Fluide, il navigue entre toutes les tessitures, connaissant chaque port et chaque sirène.
Renaud Garcia-Fons passe outre toutes les frontières et ne retient que les mirages et la chaleur humaine. Renaud nous dit qu’il ne compose pas seulement de la musique., mais qu’il tient un journal de bord des humains et de la terre. Tout est vibration suivant les sages, toute la musique de Renaud sera donc vibration, et musique des sphères.
La contrebasse devient l’oasis de l’humanité en réinventant de nouvelles musiques du monde. Dans son creuset se mélange les parfums, les rêves, les chants, les danses qui font la vie. Elle prend les couleurs du temps et le temps est souvent changeant. Entêtante, en larges rubans de sons, en volutes enivrantes, cette musique est un coquillage de la Méditerranée.
On ne dit pas "je fus à un concert de Garcia-Fons", mais j’étais devant l’arbre à palabres assis entre ses genoux et il n’y avait place que pour les odeurs des paroles du lointain. Nous voyageons sans terre et la terre voyage avec nous dans sa musique.
Il faut simplement dire que Renaud Garcia Fons joue de manière unique de cet instrument qu’il chevauche comme Don Quichotte. Cette « double-bass » est devenue initiatrice d e mélodies, elle parade dans les aiguës mieux qu’un violon.
Jazz, flamenco, musique classique, fusion, sa musique est avant tout une aventure humaine. Cet homme des tournants, ce perfectionniste obsessionnel est en fait celui qui laisse la porte grande ouverte à la fée improvisation, folle du logis vénérée.
Visage collé contre le chevalet, les yeux parfois clos, il regarde pourtant au fond des yeux chaque corde. Chaque corde le regarde et attend les sautillements de l’archet qui fera vibrer jusqu’aux étoiles.
« Il joue terrible » disent ses amis.
Il joue surtout profond.
Entendre la musique de Renaud Garcia-Fons rend encore vivant les déserts et les sources. Un jour l’homme gèlera dans cette part de feu inapte au thé, tout sera enseveli sans comprendre, on se demandera seulement pourquoi les hommes ne gèlent qu’à partir du cœur, puis on ne demandera rien.
Pour retarder ce silence cruel écoutons encore et encore Renaud, du thé bouillant passe dans sa musique.
Gil Pressnitzer