Images du Flamenco
Michel Dieuzaide
Dans la rouille de la vie le fer rouge du flamenco porte sa blessure. Son soleil et son sang.
Les brûlures du peuple gitan mais aussi de tout le peuple espagnol, car une fausse légende cerne le flamenco uniquement dans le peuple gitan.
Si de très grands noms du flamenco sont issus du creuset andalou, d’autres non-gitans, et souvent plus empreints d’immersion dans la société actuelle, ont clamé eux aussi l’éternité solaire de ces chants et de ces danses (Enrique Morente, Carmen Linares, El Cabrero, Miguel Poveda…). On surnomme ce courant le flamenco vivo.
Près de ceux qui ne savaient ni lire, ni écrire, mais qui connaissaient les replis secrets du monde entier par leur sang, leur liberté farouche, sont apparus des passeurs aussi authentiques baignés dans la poésie et l’écriture. Ces deux modes coexistent plus ou moins bien. Entre la transmission quasi prophétique des traditions de père en fils, cette fidélité sacrée et la recherche d’un nouveau flamenco pulsant de l’air du temps et de la peine des hommes il y a parfois des malentendus, surtout quand la légende flamenco donc gitan est propagée par les zélotes.
« Celui qui sait lire ou écrire ne peut pas chanter flamenco, parce qu’il perd le savoir prononcer ». Cela est un beau fantasme : Morente, Pradal, Linares, Paco de Lucia parlent et prononcent flamenco.
Car à ceux qui chantent leur sueur et leur sang, et ceux qui en plus chantent les vers des poètes, il n’y a aucune fêlure: le flamenco gitan, et le flamenco des payos sont la même fontaine de flammes et de transes.
Ils approchent tous deux de l’intime de la beauté. L’incarnation du flamenco par les gitans semble génétique, mais celle des autres ne lui cède en rien en authenticité, et en rage violente. L’insoumission est au cœur de cette musique et tous la porte.
Le cante jondo est ce sanglot de braises qu’aucune oppression n’a pu faire s’éteindre.
Contrairement au fado utilisé par la dictature de Salazar, le flamenco n’a pu être instrumentalisé par la dictature franquiste. Fier, il est.
Il est, il demeure.
Et hors des « boîtes à flamenco » pour touristes, il reste intact et nouveau à la fois par les croisements avec la musique actuelle.
Il ne porte plus seulement les douleurs des amours et des peines, mais le reflet social d’un peuple tout entier.
Séisme intérieur bouleversant, le flamenco est un chant d’entrailles qui s’élève.
Parfois on dirait les plaintes des minotaures enfouis en nous, souvent les cris des profondeurs.
Le flamenco a le gosier rêche et l’âme des abîmes.
Il est l’oracle de ce monde. Il reste la trace ardente des peuples mêlés gitans, juifs, arabes, espagnols.
Il est la torche des brassages. Le mystère de ses origines fascine, mais plus que le magique du jadis, c’est le magique actuel de son pouvoir incomparable d’émotion, de passage de vibrations qui importe. Ses codes sont nombreux et complexes, mais dans la transe de son écoute, car on n’écoute pas le flamenco sans se mettre soi-même en danger et en déséquilibre, il suffit de s’abandonner. Ce rituel était celui enfouit dans nos espaces en feu.
Il ne faut pas comprendre, mais entendre ce cri de douleur et d’amour convulsif comme la beauté ardente.
Il est le velours rouge de l’instinct, la tresse sonore de l’immémorial. Il nous rappelle à jamais le souffle de la bête sur notre nuque et le courage de l’affrontement. Celle de l’origine, celle de toujours, celle des corridas.
Aride, rude et ouvert à toutes les routes d’exil ou de mort, son chant est plein de cailloux et de puits. Par l’aridité de la voix doivent refleurir les fleurs des déserts.
J’ai un puits en moi
et je ne peux boire son eau
la corde n’est pas assez longue
(Solea por buleria)
Ainsi chante Agujetas dans un film « Agujetas, cantaor », et comme d’autres il est au seuil du bouleversement des âmes.
Dans ses transes, ses mélopées d’infini, ses danses altières, provocantes car projetées contre le ciel, le flamenco est le sens tragique de la vie.
Depuis les martinetes archaïques aux coplas, le flamenco est le passage au cri.
Il a en lui, chevillé à son corps noueux, le vertige du sacré.
Un sacré d’avant le formatage des religions.
Un sacré violent et sanglant, sensuel et sexuel.
Les invocations aux saints ou à la Vierge, que l’on trouve si souvent, ne peuvent faire oublier que ce sont les cris et les enlacements des fées et des sorcières qui passent dans ce rituel de la chair et de l’envoûtement.
Art du défi, comme celui de l’homme face à la « mort-taureau », le flamenco va faire résonner aux tréfonds de nous des forces animales et fondamentales.
De ce murmure qui devient hurlement d ‘amour, de ce si petit frémissement qui devient danse sacrale et possédée, le flamenco relie aux forces qui font tourner la terre et pleurer les hommes.
Mais yeux, ne pleurez pas
larmes, ayez patience
Celui qui né malheureux
commence tout petit
Des jupes qui deviennent des toupies de l’amour charnel, des pieds qui frappent le sol pour en faire jaillir enfin tout le sang, des cris qui s’accrochent à la lune, des guitares devenues folles de désir, le flamenco a tous ces vertiges.
Ses guitares, qui sont des oiseaux prophètes viennent cogner aux fenêtres du temps. La grêle des notes piquées, arrachées au bois et aux cordes dresse un cercle de force brute où peut se dérouler ce chant sacrificiel. Ce chant avec ses silences comme des rochers, des appels au ciel, à la mort, dénoue un très vieux chemin.
Il est des pierres lancées à la face des immobiles.
Le temps devient suspendu à des épées, tordu dans les pulsions du corps qui s’offre et se ferme d’autant.
Le flamenco est l’art suprême de la tension. Il est un affrontement, un affolement.
Cette secousse d’éternité qui passe dans les cascades de la guitare, les gorges en feu des chanteurs, les pas d’orgueil des danseurs, rien ne l’approche. Cette attention à la vie immédiate, cette soif sauvage de liberté.
Ce ruisseau sauvage qui passe entre les dents, qui forge le métal et les sens, a mille bras.
Miguel Hernandez, Lorca et d’autres l’ont pressenti. Les mots des jours réaffirment sa force.
Des mots du quotidien pris dans le rituel de la vie, des textes d’évidence aveuglante l’accompagnent :
Je t’aime tellement
que je voudrais t’emporter
au fond de ma poche
comme un morceau de bon pain
(Cité par Michel Dieuzaide)
Feu et folie sont les anges gardiens du flamenco. Ils ne peuvent ni ne doivent s ‘assoupir, car le flamenco veille, lui,.
Il est veille et éveil.
Vie sortie des feux de camp et des réverbères des villes étrangères.
Alcool fort que l’on boit et que l’on crache à l’intérieur de soi-même, odeur tournoyante des femmes si proches et si inaccessibles dans leur danse de vestales et de femmes de chair rouge et belle, le flamenco est une apostrophe au ciel.
Bras levés, voix au faîte des toits, résolution de toutes les violences par le geste qui s’envole, l’incantation qui foudroie, le flamenco est un art sacré qui nous dépasse.
Cette prière semble au-delà de toutes les prières, elle implore autant qu’elle renie.
Elle adore autant qu’elle refuse.
Soumise plus aux volontés des hommes qu’à la volonté de Dieu, cette prière est une corne de taureau dans la chair des certitudes.
Les clous des destins des petites vies font plus mal que ceux des croix.
La séparation, l’amour qui se brise, la beauté comme un poignard du corps de l’autre, la solitude, sont ses mots.
Ay ! sur le chemin de la Isla
avant d’arriver aux orangers
ils m’ont tiré dessus
et m’ont laissé par terre...
Je demande aux étoiles
du ciel tout là-haut
qu’on m’emmène ma mère
que j’aime tant.
Je demande aux étoiles
du ciel tout là-haut
qu’on m’emmène ma mère
car je meurs de peine.
Le flamenco est fait de fer et de feu. Il est un chant d’homme, une musique volée aux Dieux que l’on lui rend par bribes en passant. Il est un chant de solitude aussi, un chant de fauve égaré et que la guitare abreuve, que la voix poussée aux limites nourrit.
Il est une flamme noire qui se tord, qui nous tord et nous délivre.
Avec l’aimable autorisation de Michel Dieuzaide nous reproduisons quelques photos du livre splendide Être Flamenco, éditions Julliard 1992, actuellement épuisé.
Gil Pressnitzer
Pedro Bacán
Enrique Morente
Agujetas
Carmen Linares
Camarón de la Isla
El Cabrero
Paco De Lucia
Tomatito
Cristina Hoyos
Carmen Cortes
El Chocolate
El Chocolate
ou le Flamenco Sauvage
Puisque mourir est naturel
Je ne crains plus la mort
Je crains davantage la vie
Car je ne sais où va me mener
Cette tête qui est la mienne.
Voilà ce que chante Antonio Nunez Montoya dit « El Chocolate » et dans ce chant passe les mystères du Cante Jondo, son versant abrupt, celui des origines. Né il y a une soixantaine d’années à Jerez, la ville sainte des gitans flamencos, il a surtout vécu à Séville où il a été initié par Tomas Pavon, et la mythique Carmen Amaya qui le pousse vers le chant soliste. Très vite, il devient la voix de l’Andalousie secrète « le maître des sons noirs et étrangers, un des élus » :
« Chocolate conserve l’arôme ineffable d’une qualité qu’on ne peut retrouver. Quand sa gorge se gonfle et lance sa voix comme un dard, l’effet est fulgurant : Chocolate s’enfonce à l’intérieur de nous, notre bouche se dessèche et l’eau nous monte aux yeux... ».
Sa voix est un cri, un frisson qui pleure sur la peine du monde, et celle des gitans en particulier.
« Je ne sais pourquoi la peine des autres me fait souffrir plus que mes propres peines ».
Chocolate est un des plus grands chanteurs de Flamenco que l’on puisse encore entendre. Il est accompagné souvent par José Luis Postigo, lui aussi de Séville, et tout simplement le guitariste le plus recherché d’Espagne pour avoir accompagné toutes les figures de la danse et du chant.
Chocolate passé par les misères et les douleurs du Monde est bien plus qu’un chanteur, il est un sage.
« Pour moi, le plus important n’est pas d’être le meilleur artiste, mais la meilleure personne », et il conclut :
« La vie m’a appris le peu de chose que je sais à présent que je sais lire les lignes m’ont tant trompé que je dois les détruire. »