Henri Guérin
« Paysages, notre berceau »
éd.Filigrane (Paris, Argel, mars 1987, vol. 2, p. 242-248)
« Il est des lieux de vastes ondulations de terre, peuplées de champs et de bois sur lesquels le ciel vient battre et respirer en grandes voiles blanches. Lentes processions alternées de lumières, elles coulent sur toutes choses, effleurant d’un souffle le buisson, l’arbre un peu plus longtemps soupire, déjà l’ombre gravit solennelle la colline, tandis qu’étangs et ruisseaux d’un bref instant s’éclairent.
Il arrive qu’en ces lieux doués de souffle ainsi que d’apparente consistance, l’on ressente là, mieux qu’ailleurs, si le cœur s’y accorde, la précarité du regard, lui qui touche à l’instant des choses et des êtres, dans la brève conscience du temps, égrené seconde à seconde. Si on perçoit alors en ces moments d’extrême vivacité, ce que d’autres regards ont saisi bien avant nous, comme nous en un éclair, nous recevons comme eux l’ont reçu, la fragilité du monde et son passage, et ces lieux nous entraînent pareils à ces nuages se transformant sans cesse; ils naissent et meurent sous nos yeux, s’excluent hors de portée et dérivent là où nous ne sommes pas, où nous ne sommes pas encore.
En cet endroit, sous ces arbres, sur ce chemin, des enfants ont couru, ils ont chanté, crié des appels dans la lumière des vents. Ils s’en sont allés, par les herbes froissées des prés saccagés et cueillis, remplis de toutes les musiques et de tous les parfums, hébétés et saoulés, les bras chargés de feuillages odorants. Par les clairières nues et les chemins désertés, je reviens vers eux, paysages silencieux. Ils recèlent toujours autant d’images poignantes pour nourrir en secret bien des enfances. Ils alimentent cette nostalgie des cœurs, quand adulte, une insensibilité, une pudeur peut-être établissent à jamais, le désenchantement, sinon l’amertume, face à ces révélations d’antan où tout avait du goût et s’imprimait dans la violence, l’émotion intacte des sens tout neufs.
Nous tous, vivants, apparaissons un instant dans le faisceau qui nous fait sortir de l’ombre, un à un, génération après génération. Chaque vie émerge, éblouie dans la lumière pour retourner à l’ombre dans un lent et pathétique échange. Ainsi le soleil en un point du monde se lève là où nous nous tenons, au moment où d’autres yeux ailleurs le contemplent se couchant dans sa gloire. Partout, il est aurore autant que crépuscule, tout autant qu’il est toujours midi successivement. Son faisceau sur terre s’avance, assisté de ses parts d’ombres, celle du jour passé accompagnée de celle de la nuit à venir. Tous les arbres unanimes désignent au matin, de leurs ombres étirées, à l’astre naissant, la direction de son déclin. Au soir ils ne manqueront pas d’inverser l’espérance d’où poindra un jour nouveau. Ces images symboliques semblent bien dérisoires face à l’implacable marche de la mécanique céleste. Elles n’enchantent pas moins le veilleur par la connivence de leurs signes, connivence qui peut le consoler de n’être que le témoin, la fourmi d’une aventure apparemment hors de sa portée, dont toute la création dans sa démesure semble empreinte.
Hors de portée des hommes ? Alors pourquoi tant de beautés profuses nous sont-elles tendues, dispensées dans un tel foisonnement de sons, de formes, d’harmonies, par la nature toute entière ? Magie sans cesse renouvelée de ramages, de plumages, de frondaisons et de prairies dans le déploiement de ciels de toutes intensités, jusqu’à l’extraordinaire métamorphose de chair que deux plis naissant entre bouche et yeux, trinité du visage, lèvent, sur la face humaine la plus dégradée, l’aurore d’un sourire.
Nous ignorons de moins en moins de choses, nous commençons à savoir comment s’établirent les montagnes, quand les océans refluèrent, pourquoi ils battent sur nos berges. Nous connaissons mieux les caprices du ciel et de la terre, nos vieilles terreurs semblent reculer à mesure que s’étirent vers le bas autant que vers le haut, nos lunettes du dedans jointes à celles du dehors. De nouveaux aventuriers, guetteurs de vie et nouveaux poètes, du biologiste à l’astrophysicien, scrutent les infinies combinaisons de la matière que voile à voile ils soulèvent alors que le mystère plus encore recule et se dérobe.
N’y a-t-il pas quelques puérilités à s’attarder ainsi pour vouloir saisir encore les signes anciens des apparences, signes défrichés plus qu’établis depuis qu’au monde un cœur bat, les yeux ouverts pour s’accorder avec la main et tenter de les saisir ? D’autres êtres jamais ne cessèrent de se lever pour arrêter l’insaisissable temps, pour l’immobiliser dans sa course, en filtrer l’écho et l’offrir en partage, toutes fleurs cueillies d’un merveilleux jardin, d’où l’arbre peint ne perdra plus ses feuilles, la musique son silence, le poème, sa prière.
N’y a-t-il pas quelque effroi à conjurer quand ces quelques-uns découvrent à force de fréquenter les saisons et leur déclin que tout est marqué sur terre d’un signe inéluctable, que peu veulent regarder et voir. Oui, ce qu’ils ont appris à voir, laissera toujours ceux-là aussi démunis devant le bout de bois sec d’un rosier taillé à mort, lorsque la lente procession des sèves suscitera cette infime congestion de vie, promesse d’un bourgeon d’où tant de matières inouïes surgiront. Regard qui pressentira tout autant le tragique d’une saison des lilas quand il mesure que quelques jours suffiront pour que cette grappe miraculeuse, saisie d’éphémères parfums, ne s’affaisse et se décolore en cet amas de pourriture dont la fermentation d’une seule graine assurera la survie. Loterie pour une fécondité promise à des oiseaux distraits, quand cette graine risque de ne pas échapper à la multitude dévoreuse de l’ombre, tapie sous la terre.
Terre, notre planète, astre unique ! Peut-être le seul vaisseau habité de l’univers, minuscule planète perdue au sein des constellations, elle roule dans l’abîme à tombeau ouvert. Astre couvert d’herbes, de feuilles, de plumes, de poils, piétinant sur l’infime pellicule de vie qui le recouvre. Son terreau n’est que le résidu des milliards d’épaves, naufrages accomplis saison après saison : sables et limons, savanes et forêts, pollens, fleurs, fruits, graines et feuilles dans la chute du bruissement ailé d’insectes et d’oiseaux, joint aux cris des mammifères déchirant de leurs traques, fuites et étreintes, cette implacable décoration de vie. C’est dans ce même terreau d’infime épaisseur, levé par les siècles, couche après couche, que les hommes eux-mêmes, s’abîment et se défont, s’y dissolvent. Tous encore demeurent, répandus, enfouis, en cette surface féconde, ils nous accompagnent en notre vaisseau clos, dans sa course éperdue.
Si tous n’ont pas connu toutes les transformations sans cesse en mouvement des civilisations, subsiste et perdure ce qu’ils ont vu et aimé, découvert et imprimé en eux autant qu’en nous, le berceau de toute existence : les paysages immortels, les vastes plaines, les massifs immémoriaux, les fleuves immenses, de siècle en siècle demeurent malgré tout dans la même vision des ciels changeants, sous le tournoiement des saisons et leur repliement comme la mer s’avance et se retire. En cela nos cœurs sont frères du leur, par la grâce de nos sens, même s’il nous faut taire, par un peu plus d’effort, notre savoir mécanique, pour les rejoindre et pour mieux voir et ressentir dans l’effusion charnelle du monde notre communion à l’univers.
Une peinture, une statue, une église qui nous parviennent à travers les âges sont aussi les épaves d’un temps, d’où presque plus rien ne peut être perçu, par le déboîtement insidieux du sens, sens qui s’estompe à mesure que s’éloigne le temps originel, hormis ce qui en reste, réfugié là, visible en ces quelques centimètres de toile, recouverts dans la hâte ou la méditation d’un pinceau, acte fébrile d’une pensée captée et devenue à jamais silencieuse. Comme ces quelques mètres cubes de pierres encore assemblées en voûte ou en colonne, s’obstinent dans l’ombre d’un vallon ou sur la pente d’un mont, à nous faire face. Muets, ces surfaces et ces volumes en un ordre certain assemblés nous interrogent autant sur la vie de leurs auteurs qu’ils nous révèlent la pensée qui les édifia. Ils demeurent, secrets et fermés d’une fécondité en attente, quand la fleur a donné son fruit et que ce dernier a nourri de sa pulpe le noyau, il reste le dur noyau de bois, receleur de la tendre vie à venir, dont certains attendent l’éclosion avec l’impatience légitime des héritiers.
L’art n’est-il pas ce dur noyau qui persiste, par lequel une part s’annonce et par l’autre à la fois se garde. Il nous faut acquérir un peu de patience, voire d’humilité afin d’apprendre, d’apprivoiser même un peu de la vie secrète qui en cet objet, ce monument, s’est immobilisé comme la seconde coule et s’éternise aux vagues des siècles. Il devient nécessaire qu’un mouvement se produise à l’intérieur de chacun pour rejoindre un plus vaste mouvement venu d’ailleurs qui se répand sur terre par la grâce et la lumière des paysages.
Leur lumière nous atteindrait-elle si par notre regard nous ne l’accueillions pas comme venant de cet univers qui nous enveloppe et frappe discret à la porte de notre cœur, l’incitant à se délivrer de la prison où trop souvent nous le retenons ?
L’étoile n’a jamais donné de nom à la fourmi pas plus que l’oiseau n’a appelé « arbre » cette fontaine frémissante d’ombre où son vol s’apaise. Ils ne sont que présences, présence de lumière, de chant, de feuilles, d’infimes traces. Nous seuls, prononçons leurs noms. Quand nous disons plaine, l’étendue nous répond, vallée, la courbe se creuse en nous, rivière, une allée d’eau nous désaltère. En les nommant ils nous rejoignent et nous délivrent de sentiments indicibles qui demeureraient à jamais clos. Nous tissons ensemble leur image comme l’enfant les balbutie à la proue de sa mère, s’émerveillant de cette musique de syllabes si bien ajustées entre elles. Avec sa bouche, les mots ailés se posent doucement sur chaque chose, les épousent avec ferveur, rencontre après rencontre.Un pressentiment murmure en lui, comme il a murmuré en chaque être, au moins une fois, un bref instant. Il fut atteint par le désir de s’élancer à son tour, libre, à l’unisson vers tout ce qui chante obstinément la beauté du monde, dans le pressentiment de l’hymne voilé à l’amour.
Henri Guérin, novembre 1986
Texte paru dans la revue Filigrane en mars 1987
(publié avec l’autorisation de l’auteur)