Jean Dieuzaide (Yan)
Art roman du soleil
Il y a deux ans, le visiteur qui pénétrait au Musée des Augustins de Toulouse - le premier du monde pour la richesse de ses collections de pierres romanes - pouvait, dès l’entrée, s’arrêter, stupéfait.
Il était venu là chercher, dans le calme des salles claustrales, l’univers minutieux et grouillant des chapiteaux sculptés, alignés par dizaines, rescapés des massacres, bouleversantes épaves flottant sur l’océan des temps, après que l’inconscience des hommes eut à jamais détruit leur cadre, leurs maisons, leurs raisons d’être.
Mais ce qui l’accueillait d’emblée, le visiteur, ce n’était pas quelque pierre ivoirine savamment fouillée par le trépan et le ciseau, et racontant sure son petit visage à trois ou quatre faces, mangé d’éternité, une histoire de Bible ou d’Évangile. Non. C’était, sur six mètres carrés, la face du Christ de Moissac, douce et terrible, taillée dans la pierre et le ciel, immense comme elle ne fut jamais, et plate pourtant, comme elle n’est pas : photographiée…
Et tout au long de l’exposition « Art roman du soleil », le regard découvrait un monde étrangement nouveau, étrangement présent, se frottait au grain des pierres, s’engouffrait sous des voûtes ignorées, se coulait entre des piliers, se heurtait à des murs, se reposait sur des paysages vibrants de silence, pour revenir se perdre dans le labyrinthe vivant de personnages et de monstres sculptés. Avant les photos d’ « Art roman du soleil », avait-on VU l’art roman ?
L’art roman… Il n’y pas tellement longtemps, au fond, qu’on le traitait de « barbare », ne voulant voir en lui qu’ignorance, maladresse, puérilité, balbutiements… Heureusement, le Moyen Âge n’est encore cette fameuse « nuit » que pour les aveugles. C’est avec science, conscience et passion, que l’homme du vingtième siècle se penche sur cet art qui, durant deux cents ans, irradia, rayonna, et recouvrit l’Italie de Salerne à Pise et à Modène ; l’Espagne, de la Catalogne à la Galice ; la France, de Toulouse à Autun et de Poitiers à Vézelay ; l’Occident germanique, de Worms à Hildesheim ; le monde anglo-normand de Jumièges à Durham. Et de la plus humble chapelle campagnarde jusqu’aux plus grandioses basiliques ; des tympans sculptés à ces milliers de chapiteaux où tout un peuple a inscrit tour à tour le visage dramatique de ses terreurs infernales et celui, resplendissant, de son idéal divin ; des évangéliaires ornés où lettres et figures s’allient à un bestiaire fantastique en de délirants ballets d’entrelacs et de torsades, jusqu’aux immenses fresques qui content, sur les murs, sur les voûtes, sur les absides en cul-de-four, la majesté céleste ou la gloire des saints martyrs, partout, toujours, l’art roman témoigne de ces vertus cardinales :
Un sens prodigieux de l’équilibre des formes - un équilibre dynamique, « inspiré »,à l’opposé de tout académisme et de toute recette.
Une force dans l’expression qui traduit avec le maximum d’intensité, loin de tout maniérisme, les attitudes, les gestes, les regards.
Enfin, comme le nécessaire complément de cet aigu réalisme, un sens non moins profond de la richesse symbolique et plastique que peuvent receler les jeux les plus abstraits de la ligne et du cercle ; et l’artiste roman le poussera jusqu’à l’ivresse, cet amour de l’ornementation complexe, que vient enrichir l’emploi des couleurs vives dont il revêt murs, meubles, bas-reliefs et statues, où jouent parfois l’éclat de l’or et le chatoiement des pierres précieuses.
Mais tout cela, ce dynamisme dans l’ordonnance des formes, cette franchise d’expression qui confine à la rudesse, ce goût de la splendeur décorative qui débouche sur le luxe, est-ce propre à l’art roman ou, d’une façon plus générale, à l’époque romane, « ce temps où la vie chrétienne s’organise en civilisation », comme la définit très clairement Malraux, et où l’art, après des siècles de léthargie, « a pris l’éclat des passages privilégiés de l’homme » ? N’est-ce pas le propre, en fin de compte, de l’homme roman tout court, si lointain de nous, si proche pourtant, proche et lointain comme le mirage de quelque absolu humain et divin où s’étancherait une inextinguible soif de l’esprit et du cœur ?
Des noms prestigieux jalonnent ce « passage » de l’homme roman : ce sont ceux des plus hauts lieux de l’art médiéval avant l’apparition des grands trésors architecturaux des temps gothiques. Et quiconque traverse de part en part l’Europe occidentale, d’Angleterre en Italie, d’Allemagne en Catalogne, en passant par la Bourgogne et l’Anjou, le Quercy, la Provence ou le Languedoc, voit surgir sous ses pas, quelle que soit la direction choisie, des chapelets d’abbayes, de cloîtres et de basiliques, autant d’itinéraires spirituels pris dans ce réseau de pierre que l’art et la foi ont tissé sur l’Europe romane.
Parmi ces mille itinéraires possibles, il en est un qui paraît privilégié ; il nous rappelle que, si l’homme des temps romans avait le regard levé vers Dieu, il avait souvent le visage tourné vers le sud.
En Europe, c’est l’Espagne qui est le théâtre de la première croisade contre l’Islam, tandis que les croisades de Terre sainte redonneront à l’Occident la maîtrise de la Méditerranée. C’est vers le sud, ou à tout le moins vers le soleil, que part le pèlerin soucieux de se mettre en règle avec le Ciel - qu’il aille à Compostelle ou à Jérusalem. C’est le même chemin, d’Espagne ou de Palestine, que suit le chevalier aventureux avide de se tailler une place à la force de l’épée. C’est vers le sud que regarde le marchand d’épices ou de tissus précieux ; c’est le sud encore qui attire le clerc désireux de parfaire, dans quelque bibliothèque musulmane de ville espagnole reconquise, ses connaissances en alchimie ou en algèbre - deux mots arabes - ou de traduire en latin les auteurs grecs familiers aux docteurs de l’Islam…
Art roman du soleil…
C’est cet itinéraire qu’a suivi, pour son exposition, le photographe toulousain Jean Dieuzaide (Yan), à qui les bénédictins de la Pierre-qui-Vire ont demandé, pour les Éditions du Zodiaque et la célèbre collection « La nuit des Temps », un véritable inventaire des richesses romanes du sud : Quercy, Rouergue, Languedoc, Roussillon, Catalogne. Inaugurée à Toulouse, où elle demeura trois mois, elle a séjourné six mois à Vich, tandis que se tenait à Barcelone la grande exposition d’art roman organisée par le Conseil de l’Europe. Elle fut accueillie trois mois durant par le Louvre lui-même, à l’automne dernier. Depuis lors, elle « tourne » dans toute la France, portant à Lyon, au Havre, à Amiens, à Moulins, à Pau, à Béziers, à Perpignan, le message grandiose de la pierre et de la fresque, tel que l’ont écrit, voici sept et huit cents ans, les artistes du Midi.
Souillac n’est sans doute que l’avant-porte du Sud. Mais sur l’une des pierres miraculeusement sauvées du portail détruit, le prophète Isaïe a déjà l’attitude dansante des grandes figures sculptées languedociennes.
À Beaulieu, le tympan du Jugement dernier, avec son Christ en majesté et sa croix triomphale, nous rappelle, par sa composition, son illustre modèle : celui de l’Apocalypse, à Moissac ; Moissac, l’abbaye bientôt millénaire, où, près de l’un des plus beaux cloîtres du monde, le porche de l’église Saint-Pierre est à lui seul un livre, un monde, un univers. Du Christ, l’art roman ne nous donnera jamais image plus humaine et plus surnaturelle en même temps.
Conques a amarré au flanc d’un coteau rouergat l’immense vaisseau de son église cruciforme, étape sur le chemin de Saint-Jacques. À Toulouse aussi, Saint-Sernin sera construite pour les pèlerins de Compostelle : tout nous ramène vers le sud…
Mais au brouhaha des prières murmurées par des milliers de bouches à la fois, la solitude et la méditation font comme un écho silencieux ; de même, à ces nefs grandioses destinées aux foules, répondent la petite chapelle de la Trinité et le prieuré de Serrabone, tous deux égarés sur les pentes, torrides et enneigées tout à tour, du Canigou.
Serrabone… Une châsse de schiste noir où dort un trésor de lumière : la tribune de marbre rose, où des lions ailés, ciselés comme des bijoux, s’agrippent aux chapiteaux, chauves-souris d’un rêve fabuleux.
Cerdagne et Conflent, Vallespir et Roussillon : du fantastique nid d’aigle de Saint-Martin du Canigou, forteresse de la foi, à la chapelle-bergerie de Saint-Martin de Fenollar, perdue dans les broussailles au bas du col du Perthus, l’art roman du soleil devient de plus en plus simple, de plus en plus rude : il fait de plus en plus corps avec la terre et le roc. Et les pentures de fer forgé indéfiniment enroulées de Corneilla semblent, en s’écartant, ouvrir la porte de l’Espagne…
Il faut franchir les Pyrénées pour pénétrer au véritable royaume de l’art roman du soleil. Un royaume en partie caché. Qui d’entre nous découvrira Saint-Pierre de Casserès, au bord de son canyon ? Il faut un jour entier de marche… Qui grimpera jusqu’à Taull, où le clocher de Saint-Clément semble défier les sommets de la Maladetta voisine ? Heureusement, les fresques de Tahull, Chapelle Sixtine de la peinture romane, se contemplent à Barcelone, décollée, roulées, recollées sur des murs et des absides reconstruits à leurs mesures : prodigieuse entreprise, destinée à préserver ces chefs-d’œuvre et nombre de leurs semblables, tant la dispersion, l’éloignement, l’accès difficile, rendaient impossible leur conservation in situ.
Royaume caché - royaume visible ; mais il ne suffit pas de regarder ; Yan, lui, a promené sur l’Espagne romane le regard du Voyant, celui qui va droit à l’essentiel, et l’emprisonne : ici, c’est la puissance énorme des colonnes du cloître de Saint-Benoît de Bages ; là, c’est la coupole de Saint-Pons de Corbera qui noue la gigantesque symphonie de ses rythmes courbes ; à Gérone, il a VU que la double colonnade du cloître a des allures de salle hypostyle de temple égyptien…
Royaume des contrastes - riche et vrai comme la vie. Toujours à condition de voir. Nulle part le réalisme le plus cocasse ne se marie au drame avec autant d’humanité que dans les innombrables devants d’autels peints - recueillis, eux aussi, par les grands musées catalans. Aux ignobles faces des bourreaux - véritables Pieds Nickelés du Moyen Âge - qui décapitent sainte Marguerite ou scient en deux sainte Julitte, s’oppose la tendresse émue des visages penchés de l’Annonciation de Lluça. De même, comme l’art populaire fait pendant à l’art savant, la désarmante naïveté des crèches de Sagas, d’El Coll ou d’Espinelves répond à la stylisation intellectuelle et presque abstraite de l’Ange du baldaquin de Ribes. À tant de vierges de bois aux farouches regards de matrones paysanne, fait face la madone du Musée Marès, fascinante avec l’ovale très allongé de son visage, son front immense, son cou démesuré, avec son menton pointu, ses lèvres longues et pincées, ses grands yeux écarquillés ; seule l’ignorance des hommes dut oublier de la mettre aux côtés des plus mystérieux visages de femmes, la Dame d’Elche, la Joconde, le Printemps de Botticelli.
Cette variété de styles, cette diversité de tons, cette richesse d’inspiration, cette vaste gamme de sensibilités qu’il couvre, font sans doute de l’art roman catalan celui qui exprime le mieux, le plus complètement, cet homme multiple et imaginatif que fut l’homme roman ; cet homme capable d’inscrire dans la pierre la poésie, familière et populaire comme une chanson, de la Barque des Apôtres de Roda, et de construire cette geste divine qu’est le portail de Ripoll, véritable Arc de Triomphe de la Reconquista ; cet homme qui, avec charme et candeur, a mis en bandes dessinées (les devants d’autels, découpés en cartouches, sont-ils autre chose ?) les Écritures et les vies des Saints, et qui sut aussi tracer le Pantocrator de Tahull, gigantesque et hiératique, sorti d’un seul jet du pinceau de quelque Matisse anonyme du douzième siècle.
Immense Pantocrator, que Yan a voulu, pour son exposition, plus immense encore, et qu’il a placé, agrandi jusqu’à la démesure, face à l’image non moins démesurée du Christ-Roi de Moissac. C’est ici qu’il faudrait parler de la photo pour elle-même. Mais avons-nous cessé d’en parler ? Ces accents mis sur telle ou telle œuvre, ces confrontations, ces liens, ces contrastes, ces impressions soulignées, ces découvertes incessantes, c’est l’exposition de Yan qui les impose avant toute autre analyse. Définissant dans « Les Voix du silence » sa notion de « musée imaginaire », Malraux explique, et montre, qu’une pièce de monnaie agrandie prend rang de bas-relief, qu’un détail de miniature se confronte à la fresque. Il y a dans toute œuvre d’art des forces immanentes, une sorte de sens latent des virtualités que l’œil n’est pas forcé de voir, - mais qu’il faut « révéler » - un terme propre au photographe ! Ces forces, ce sens, ces virtualités, sont dans l’œuvre, expressément, du seul fait de son existence concrète. Reste à s’adjoindre la vue seconde qui nous permettra d’aller au cœur, directement, en passant au travers des accidents. Et sans artifice aucun, c’est-à-dire sans tricher, sans habiller l’œuvre à voir, sans y ajouter ses propres intentions.
C’est à une telle opération, véritable radiographie de l’âme romane, que s’est livré Yan. Son exposition, ce ne sont pas les images d’un livre alignées sur un mur - bien que ces photos soient toutes, aussi, les photos de ses livres. En redonnant aux choses vues leurs dimensions réelles, ou quasi telles, il nous en restitue le poids, cette vérité qui saisit, cette présence qui empoigne. En agrandissant certains détails, il nous dote de cette « vision autre », qui n’est que la vision normale décuplée, multipliée par elle-même, plus aiguë, plus forte, plus pénétrante, et son objectif de photographe devient notre « troisième œil », celui qui voit au-delà de ce que voient les deux autres - cet œil qui voit l’intérieur.
On se méprendrait gravement à ne voir là qu’un jeu technique et virtuose. L’agrandissement actualise, développe au sens propre et au sens figuré : il est un peu, au fragment de bas-relief ou de peinture, ce que l’explication de texte est au vers de Racine ou à la phrase de Chateaubriand. Avec ceci de privilégié, que le commentaire est ici - sans jeu de mots - objectif. C’est-à-dire que Yan commente une chose à voir, non point avec des discours, mais en nous donnant encore à voir.
Commenter, ce n’est pas varier, ni fleurir, c’est rester dans la lumière naturelle ; c’est agrandir, c’est fouiller tous les possibles et prendre au piège une essence intime ; chasseur infatigable, Yan a traqué partout la beauté profonde ; il la déchiffre pour nous dans ses replis les plus secrets, et loin de se borner à « reproduire », c’est à une lecture attentive et nouvelle que constamment il nous invite. Ainsi, de technique documentaire, la photo se hausse au rang d’un moyen de connaissance ; et sans cesser d’être un art, elle se fait langage nécessaire, outil, combien souple et combien maniable, d’une compréhension totale.
« … Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir… »
Yan peut reprendre à son compte ce vers du « Bateau ivre ». Car il a vu l’art roman en visionnaire, et il l’a commenté comme rarement on peut le faire, c’est-à-dire en technicien savant, mais aussi en poète de l’image.
Michel Roquebert, novembre 1963