Kalimantan
Partie 1/3
Exposition « La peur, l’accueil, le passage »
Quelque part, à douze mille kilomètres, Bornéo, la troisième île au monde par sa superficie, vit, entre deux moussons que la barre de l’Himalaya renvoie en ricochet sur la mer de Chine, une orgie équatoriale de pluies, d’animaux, d’insectes aux aguets, de plantes délirantes.
A six heures du soir, inéluctablement depuis la création du monde, la nuit se pose comme un drap sur la forêt de la Pluie et c’est une autre vie qui commence, invisible mais si proche, dont on entend le crépitement de volière, les feulements sur les branches cassées, des cris animaux de désir, de détresse, un monde de survie, en permanence aux aguets.
Puis la brume s’infiltre, vient revêtir la canopée de la jungle de ses longs filaments blanchâtres.
On entre dans la nuit comme on dépose un fardeau. Les fleuves sont toujours les grands chemins de Bornéo, les veines qui pénètrent le tissu des territoires.
Le partage des eaux a ici tout son sens. Entre soi, on est d’abord de la rivière: de la Rajang, de la Mahakam, de la Kapuas, de la Melawi. Même si quelques routes existent, cahotantes, d’Est en Ouest, même si quelques petits avions permettent de déjouer les pistes du temps, ce sont les fleuves qui perdurent de toute leur puissance naturelle, eux qui dégorgent et regorgent, de ressources, de peur et de vie.
Semblable, dans leur parcours et leur dessin aux arabesques perfides qui ornent l’art des indigènes, ils ont une même évidence, ils sont à perdre la raison. D’une rive à l’autre, dans les estuaires, il peut y avoir plus d’un kilomètre de distance, les méandres, les bras morts font qu’on n’est jamais sûr d’être sur la rive que l’on croit.
Il n’est même pas sûr que ce qu’on croit être la rive le soit vraiment. La jungle commence à la berge, la mangrove palpite à toute approche, la terre est sucée par l’eau et descend vers les mers et marées remontent haut, laissant, lorsqu’elles se retirent, des plages de boue et de vase interminables, où même les poissons se la i s s e n t prendre et attendent, en sautant, le retour de leur poumon, l’eau.
Depuis des millénaires, il a fallu apprendre à ruser, à éloigner, à dire craindre, à montrer sa force et sa présence, à prévenir, à accueillir aussi, bref à installer des pièges frontaliers où le malheur qui guette va se prendre les griffes.
A défaut de combat, il reste à inventer, à donner naissance, à animer l’armée des assistants de bois, qui veillent sur le seuil, qui gardent, accompagnent, qui portent, sculptent dans leurs fibres, les signes des protections supérieures, et rappellent qu’il ne faut pas aller plus loin, sous peine de mort.
L’homme n’a, à la fin, que son corps pour se défendre.Il s’agira de montrer, en les exagérant, que toutes ses parties fonctionnelles, ses outils, sont autant d’armes qu’il faut craindre les yeux, les ongles, la langue, les dents, le sexe aussi, en érection, pour montrer qu’on peut «entrer» dans l’autre et, par la possession, se reproduire indéfiniment.
Le masque servira à montrer cette férocité latente, en emphasant les traits. Mais l’expressionnisme n’est peut-être pas suffisant pour inspirer la crainte. S’y ajouteront, entremêlées, la ruse et la fascination. La surcharge décorative, qui fait appel aux animaux rituels, aux Dieux, à la Déesse Dragon qui régit notre monde.
Les complicités suggérées en volutes, arabesques, surcharges de circonvolutions, viendront appuyer la feinte, égarer le regard, retarder l’assaut.
Jadis, peut-être, il y a longtemps, cette armée de soldats de bois était une armée d’hommes réels, de condamnés à morts, d’esclaves, dont la fonction était d’accompagner la mort, de l’éloigner, de l’empêcher, en tout cas, de revenir rôder et de propager son emprise : sur les hommes, les cultures, les maisons.
Henry Lhong