La génération des maîtres
par Robert Aribaut
NOUS n’hésitons pas à octroyer ce titre aux peintres qui, il y a vingt ans, formèrent l’aile marchante de l’école toulousaine. En effet, ces hommes étaient professeurs à l’École des Beaux-Arts et la plupart continue d’exercer leur double activité de pédagogue et de créateur.
Ils ont eu comme élèves, s’initiant aux rudes disciplines du métier de peindre, les jeunes qui ont depuis formé la brillante pléiade des années 50.
Pléiade nettement « irréaliste » et non - figurative. Les maîtres, eux, étaient résolument figuratifs, voire réalistes. Ils se rattachent au courant que nous appellerons courant de la réaction objective et réaliste.
Cette tendance a été illustrée par des hommes comme Dunoyer de Segonzac, Waroquier, Derain, le plus grand de tous, qui passa des zébrures fauves à l’expression d’une esthétique néo-classique, et, plus près de nous, les peintres de " La Réalité Poétique" Oudot, Brianchon, Legueult, Chapelain-Midy, Limouse, Planson, Cavaillès.
Avec ce dernier, qui exposa fréquemment à Toulouse, et avec Arthur Fages, aujourd’hui inspecteur des Beaux-Arts, peintre aux harmonies glauques, fines et distinguées, un lien était créé entre la peinture parisienne néo-réaliste et l’école toulousaine.
Ces affinités étaient particulièrement sensibles chez deux peintres au talent pourtant fort différent Édouard Bouillières et Maurice Mélat.
Le premier reste l’interprète sensible et fidèle de nos vieilles briques patinées par les siècles et des sites, lumineux de la région.
À ce titre, bien de ses oeuvres, gouaches, aquarelles, peintures, resteront comme autant de précieux documents pour les temps futurs. Son mérite a été de faire ressemblant sans négliger la nécessaire transposition picturale à laquelle doit sacrifier tout peintre digne de ce nom.
Ancien élève des « Arts Déco », menant passionnément sa double activité de professeur et de peintre, Maurice Mélat a suivi la voie néo-classique d’Oudot et surtout de Chapelain-Midy qui fut, à un moment donné, son artiste de prédilection.
Comme ce dernier il a le goût d’une certaine tradition humaniste, et le désir de réaliser une peinture équilibrée et largement intelligible.
Sa facture est allée s’élargissant et sa couleur s’émancipant des poncifs imitatifs, dans des toiles qui allient à un caractère décoratif évident une discrète saveur picturale, trahissant une réelle joie de peindre.
Tout autant que la nature morte et le paysage, le portrait et la composition à personnages ont séduit Mélat.
Il a même eu l’occasion de peindre, pour son plus grand plaisir, de vastes décorations murales où il n’a pas hésité à traiter des thèmes empruntés à la légende et à la fable.
Une telle attitude amena l’artiste à concevoir décors et costumes pour le Théâtre du Capitole et la Compagnie du Grenier.
René Grandidier s’est imposé à nous par sa richesse et sa singulière franchise d’accent. Avec lui, nous avons affaire à un peintre d’instinct, fou de couleur, à vrai dire plus proche des Fauves de la Belle Époque que des aimables artistes du groupe de la « Réalité poétique ».
Pour lui, peindre c’est avant tout exprimer la beauté des sites méridionaux embrasés par le grand incendie solaire de l’été.
Il recrée le motif dans une matière dense, d’un émail somptueux, tout en empâtements de relief. La couleur est éclatante, toute vibrante de vermillon, de jaune, de vert et de bleu profond.
L’artiste a quitté Toulouse, il y a quinze ans, pour se rendre à Tahiti.
Il a ramené de l’île de Gauguin une abondante moisson picturale qui nous fut montrée, au printemps 63, à Toulouse (au Foyer-Club de la Résistance). Tous ses amis ont pu constater que son art, direct et sensuel, avait gagné en densité sans rien perdre de sa richesse expressive.
Raymond Espinasse a connu, lui, une évolution lente, profonde, sûre, commandée toujours par de vigoureuses exigences plastiques.
À ses yeux n’est valable que le peintre qui réalise, sans s’arrêter à d’illusoires et accidentelles séductions qui sont autant de concessions à la facilité. Les premières peintures d’Espinasse que nous vîmes étaient sensibles, frémissantes, d’une touche nerveuse à la Othon Friesz.
Les couleurs étaient sobres, à base de bistre, de vert amande, de bleu discret. Certaines, paysages d’automne, aux ciels tourmentés, trahissaient une influence expressionniste.
L’artiste, tout autant que par l’expression, était préoccupé par le rythme et la construction.
Les années 45-46 furent, à notre sens, décisives pour sa future évolution sous le signe de la synthèse.
Les problèmes plastiques de la construction, de la composition, de l’espace et de la lumière, de la forme et de la couleur, étaient situés par l’artiste sous un éclairage nouveau.
Espinasse gagna alors en densité et s’imposa comme le plus « constructif » des peintres toulousains.
Les créations d’alors étaient des natures mortes et des paysages ramenés à leurs fermes assises géologiques.
Une robuste infrastructure de caractère géométrique donnait leur unité à des toiles traitées dans des harmonies sourdes, le plus souvent à base de vert et de marron.
Cet art dégageait une dignité picturale et même une gravité qui ne pouvaient manquer de retenir les vrais amateurs.
Attiré par la Provence et les sites méditerranéens.
Espinasse, son tempérament aidant, devait se rencontrer avec les peintres du groupe de Sète, en particulier l ’« amiral » Desnoyer, qui devint son ami.
L’artiste est allé marchant vers une synthèse plastique toujours plus essentielle et plus large. Sa palette a gagné en
éclat.
Elle s’est faite plus stridente, ajoutant à la ferme armature graphique l’expression d’une forte et virile sensualité. C’est d’ailleurs comme professeur d croquis qu’il dispense à l’École des Beaux-Arts de Toulouse un enseignement intelligent et libéral.
Bergougnan a succédé à Grandidier, comme professeur à la classe d’atelier libre, quand ce dernier
entendit l’appel du grand large. Son enseignement est subtil, tout en nuances, et profond dans sa discrétion même. Discrétion, c’est d’ailleurs le terme qui caractérise le mieux cet artiste.
Bergougnan offre l’exemple très rare de ces artistes vivant en Province (et de ce fait trop souvent occultés) et réalisant une œuvre originale et nullement marquée par des poncifs d’école ou d’époque.
Son œuvre est de celles qu’il est difficile de situer, car elle n’est réaliste qu’en apparence.
Ce n’est pas non plus une référence à sa Toulouse natale qui permet de situer Bergougnan, car on chercherait en vain un reflet classique de la cité rose dans ses belles toiles silencieuses et lourdes de mystère.
L’artiste a son monde lui, son univers propre qu’il délivre et nous révèle par de subtiles harmonies de gris colorés. À travers un motif urbain ou une nature morte composée d’humbles objets, perce un secret état de sensibilité.
État vécu par l’artiste dans le silence de son atelier et qu’il nous donne à ressentir intensément par la sûreté même de son art.
Car Bergougnan est de ceux - rarissimes - qui ne trichent jamais. Les moyens du bord, c’est-à-dire ceux de la peinture, lui suffisent, non seulement pour nous convaincre de sa vérité propre mais pour nous « posséder » au sens magique du terme.
Tout tableau créé par cet artiste est à la base une précise, savante, minutieuse architecture de lignes.
Cette armature disparaît sous la couleur, mais demeure omniprésente et assure son unité profonde à la composition chromatique définitive.
En Bergougnan s’incarne un des mystères les plus profonds de l’art. Il est de la famille de ces poètes et de ces peintres qui nous apprennent que l’objet le plus banalisé par l’usager, et certains sites sans cachet apparent recèlent toute une symphonie de rumeurs sourdes et profondes jamais perçues avant que leur pinceau ou leur stylo n’ait tracé le signe révélateur qui les délivre.
Il n’est en vérité possible de faire ces constatations que quand on a vécu avec cette peinture, que son « aura » nous a saisie et, de ce fait, nous ait obligé à repousser toute explication conventionnelle.
Problème d’autant plus complexe que, d’un point de vue strictement pictural, nous parvenons à saisir cette œuvre, à comprendre les qualités de maître dessinateur et d’harmoniste rare et puissant de Bergougnan.
Mais tous ces dons et cette science plastique ne sont mis en œuvre que pour véhiculer un courant dont la source nous demeure cachée et qu’un authentique grand artiste a su capter en véritable magicien des formes et des couleurs.
Ce n’est pas là sortir du domaine de la peinture, mais faire un effort louable et sincère pour essayer
de situer un homme qui nous rappelle que tout créateur réel est le monsieur qui a « quelque chose à dire ».
Robert Aribaut