La jeune peinture
par Michel Roquebert
Définir ce qu’est la jeune peinture à Toulouse en 1964 est impossible. Une telle définition, qui fatalement valoriserait les grandes tendances au détriment des peintres inclassables, présupposerait un esprit de système et un choix partisan. Il suffit bien, déjà, que les seuls mots de « jeune peinture » impliquent un choix tout court, fût-ce simplement celui qui consiste à affirmer : « Voici vingt-deux peintres qui se sont révélés depuis six ans, certains depuis bien moins ; ce sont de vrais peintres avec qui il faut compter dès maintenant ».
Au fond c’est un pari ; et à réduire ainsi le recul nécessaire à toute mise en ordre, on condamne la critique à n’être même pas l’histoire sinueuse et mouvante du brûlant aujourd’hui ; on en fait une sorte de cartographie du lendemain, un art divinatoire peut - être vain, problématique à coup sûr, où la prudence devrait être de mise - quitte à la feindre seulement pour masquer les hésitations, les incertitudes, les interrogations laissées sans réponse, et les obscurités. Il est aisé de concevoir que l’ambition d’une telle entreprise n’a d’égal que son inconfort.
Gagnera-t-on à être plus modeste, et plutôt qu’à tracer des voies vers l’inconnu, à se contenter de faire bêtement le point ?
Mais encore ici il faudrait des repères et des instruments de mesure ; il faudrait sacrifier la vivante instabilité de ce présent tout chaud au profit de l’image arbitraire d’un temps soudain arrêté, pétrifié, momifié pour le seul besoin d’une cause discutable et, sans doute, perdue d’avance.
Bien sûr, Bardier, Calmettes, Chaigneau, Yvette Chon, Gayan, Huet et Thon sont des figuratifs, alors que de La Tour d’Auvergne, d’Erpeldinger, de Kablat, de Marsiam, de Rouanet, l’on ne connaît que des toiles abstraites. Rassurante classification, qui a le mérite un peu primaire de toutes les dichotomies, sources de tous les manichéismes ; car dans le même temps qu’on établit une frontière entre deux domaines - et l’on y est d’autant plus enclin que cette classification révèle un équilibre des forces à peu près parfait - on situe rapidement les peintres ; mais on se détermine aussi soi-même en tant qu’observateur, on se laisse aisément entraîner dans l’un ou l’autre camp et, dès qu’on donné son adhésion, on n’a plus à se poser de questions, piètre solution de facilité, que de ne jurer que par l’abstrait ou de claironner (ce qu’on fait tous cinq ans depuis 1930) : « L’abstrait est mort ; l’abstrait a fait son temps... ».
Le temps reste toujours à faire. Les peintres, eux le savent bien ; du moins ceux pour qui la peinture est une incessante création, qui refuse ses propres recettes pour se nourrir de ses propres doutes.
Tout art authentique est un art en devenir ; il reste que de nos jours ce devenir est constamment dramatisé par l’éventualité qui s’offre au peintre d’abandonner ou de réintégrer le sujet.
Jamais l’art n’a vécu avec ce degré d’acuité, l’expérience du vide, de cette conversion perpétuellement possible.
Jamais le choix esthétique ne fut à ce point un tremblement de l’âme.
Tremblons à notre tour de classer trop vite pour Pradal par exemple. Il n’a lâché la figuration que l’espace d’une gouache et le temps d’un salon (c’était à « Art Présent », en 1962) pour se réaffirmer plus figuratif que jamais ; pourtant, un coup d’œil suffit à déceler que sa peinture porte toujours les germes d’un éclatement possible ; il faudrait, pour prévoir, connaître ses fascinations secrètes et ce n’est pas sa peinture forcément qui nous les livrera.
Qui se douterait qu’il tient Tapiès pour le plus décisif, après Picasso, des peintres vivants ?
Cabezos et Gilles étaient, dans leurs premières manifestations, figuratifs. Mais ils y étaient aussi, sans doute, mal à l’aise ; peut-être autant que Pradal lors de son fugace divorce avec le sujet.
Figuratif, Sennour l’était également - jusqu’à la toile qu’il expose aujourd’hui. De Chalus et Saura cheminent avec chacun un pied sur ces deux itinéraires que l’on dit contradictoires ; de cette position bizarre, de Chalus n’a pas l’air de souffrir, non plus que sa peinture, qui reste fidèle à elle-même à travers ces amours parallèles.
Alors que Saura paraît au stade du déchirement : son œuvre est une partie serrée entre une exigence de contrainte et une soif de liberté ; la contrainte se plie chez lui à la figuration, la liberté s’épanouit dans l’abstrait.
Par contre, c’est au sein de l’abstraction seule qu’Erpeldinger assume un balancement identique : qu’il s’attache à varier sur des thèmes rythmiques construits avec rigueur, ou qu’il s’abandonne à un baroquisme libre et parfois véhément, il semble imperturbablement tourner le dos au sujet.
Quant à Jaurès, cet élève d’Aujame, tout pénétré lors de son arrivée à Toulouse, il y a deux ans, de l’esprit de la « réalité poétique », il avance à pas de géant sur la voie d’une synthèse plus que d’un éclatement.
Ce qui nous interdit bien, pour l’instant, de le cataloguer, fut-ce comme un « abstrait possible ».
Voilà donc un point d’acquis : les coordonnées « abstraction-figuration » sont apparemment bien commodes et nous n’avons pas cherché à les éviter ; elles n’ont, pour notre propos, qu’un défaut : elles permettent de situer quelques-uns de nos peintres, mais pas tous ; c’est sans doute qu’elles sont fausses. La géométrie de notre arpentage n’est pas euclidienne.
À la méthode simpliste des étiquettes, essaierait- on de substituer celle des influences et des filiations, qu’on se heurterait encore à des obstacles.
Aux influences réelles, avouées parfois, produits de l’enseignement ou fruits des affinités, se superposent les emprunts inconscients, les chocs reçus par mégarde au contact de la peinture d’un autre, ou la lente imprégnation d’un climat qui vous hante.
Il faudrait savoir qui connaît, qui, sans compter tout ce que l’observateur avide d’ordre décèlera d’influences impossibles et d’emprunts inexistants, lui qui est censé avoir tout vu et qui projette simplement sa propre logique, ou son besoin de logique, sur l’affolante diversité de ce qu’il voit.
À l’arpenteur qui tentait de délimiter des zones bien nettes, vient se joindre l’archéologue qui gratte pour retrouver les couches anciennes...
Le certain d’abord.
De la génération de 1950, dont parle plus haut Henry Lhong, un seul voit plusieurs de ses élèves participer au salon d’aujourd’hui ; c’est Schmidt, dont l’atelier personnel a formé Calmettes, Bardier, Gaya et De Chalus.
Filiation évidente chez les trois premiers : comme chez Schmidt, l’interprétation du réel se fait à travers des moyens « abstractisants » : recherche des lignes de force, souci d’architecturer avec tension et souplesse à la fois ; comme Schmidt, ils portent à la matière un intérêt sensuel, ils en aiment la couleur et la chair ; ils ne refusent pas les empâtements, les effets quasi-tactiles ; et, comme chez lui la représentation défend farouchement ses droits, la peinture demeure une belle image heureuse ; ce sont des peintres du plaisir de voir, et du plaisir de peindre.
De Chalus est l’inquiet du groupe. Non point qu’il y ait, dans sa peinture, des hésitations ; nous l’avons dit : qu’il aille du figuratif à l’abstrait et retour, ce n’est pour lui qu’une façon de s’épanouir, non de se torturer. C’est sa peinture qui est tourmentée par essence avec sa palette profonde que densifient encore les noirs, un certain goût de l’étrangeté qui s’accommode du collage, une façon obstinée de planter dans chaque tableau le décor un peu étouffant de quelque théâtre de l’inquiétude.
Et tout le reste n’est plus que conjectures.
Il y eut sans doute des affinités entre Schmidt et Sennour. II y en a de probables encore entre Schmidt, Huet et Chaigneau : une façon gourmande de voir, une manière charnue de peindre. Mais que dire de Pradal et d’Yvette Chon ?
Ce sont deux cavaliers seuls.
Attachés à la représentation, soucieux de la matière, épris de la couleur, le premier s’abandonne au pur lyrisme de la lumière et de la touche, la seconde resserre les limites d’un monde intimiste pour donner une âme aux choses familières.
On ne peut les situer par rapport à personne.
Cabezos figuratif, lui, était visiblement influencé par Fauché et par Duguy, ses aînés. C’était sensible au premier salon « Art Présent », en 1958. Trois ans plus tard, la rigueur géométrique n’est plus, chez lui, qu’un souvenir et le salon de 1961 nous montre un Cabezos interrogeant le geste pur et poétisant le hasard.
Et puis son tachisme se condense, sa peinture élabore une thématique personnelle de signes, selon une démarche qui n’est pas sans affinités avec celle d’un Miro ou d’un Piaubert.
Mais Cabezos, poète silencieux des constellations intérieures, demeure fidèle à ses premiers débuts par son goût d’une matière lisse et naturelle qui a la douceur de la gouache - seule permanence chez lui, semble-t-il, de l’héritage de Fauché.
C’est dans le sillage de Marfaing, qui était, lui aussi, de la « génération de 1950 » et qui a quitté Toulouse pour Paris, qu’il faut considérer La Tour d’Auvergne, accueilli pour la première fois par le salon « Art Présent », en 1960. S’il a laissé peu à peu les griffures noires et blanches de son aîné pour la recherche d’un gestualisme chaque année plus ample, et d’une palette de plus en plus large, il ne s’est jamais départi de cet expressionnisme abstrait dans lequel il coule un romantisme certain.
Reste Igon ; il est sans enseignement ni disciples.
Et pourtant sa place est telle, son importance est telle, qu’on a pu lui poser la question : « Êtes-vous le chef de file de l’École toulousaine ? ». Il a souri, sachant bien qu’il n’y a pas d’école de Toulouse.
Mais quand, au salon « Art Présent » de l’an dernier, l’on tint pour la première fois sous le regard, aux côtés de ses toiles, un ensemble où se lisaient les noms de Thon, de Marsiam, d’Aubinel, de Rouanet, de l’Audois Laboucarié, on ne peut manquer d’être frappé par un fait étrange.
D’un peintre à l’autre, on découvrait soudain une évidente parenté dans la palette. Plus uniformément assombrie chez Rouanet, plus largement épanouie dans la romantique abstraction d’Aubinel, elle présentait chez Thon, chez Marsiam, chez Laboucarié, ces mêmes dominantes brunes, une façon presque flamande de jouer sur les tons mordorés, chez tous une identique vocation de clair-obscur.
C’était déjà curieux pour une peinture du Midi. Et l’on put se demander si la chaude palette d’Igon n’avait pas joué quelque rôle dans l’éveil de ce commun instinct.
Ce genre de question ne peut évidemment que rester sans réponse.
De Chalus lui-même ne paraissait plus si loin, avec l’étendue de ses bruns-rouges.
Mais ce n’était qu’une première approche. La poétique du signe qu’Igon avait progressivement placé au coeur de sa peinture, avec son aura de mystère avec son arrière-plan d’émotion et d’anxiété, un peu la Atlan, elle était aussi chez Rouanet, chez Marsiam chez Laboucarié ; et chez Thon, canalisée par l’humour, elle basculait, changeait de sens et laissait tout pathétique pour devenir un répertoire de symboles cocasses et d’emblèmes.
Dès lors, à la classification naïve « abstraction figuration », se superposait un clivage nouveau qui rendait mieux compte de la vérité des faits. Tout se passe comme si c’était entre Schmidt et Igon que ce clivage s’était opéré, au niveau de la génération de 1950.
Serait-ce se payer de mots que de parler alors d’une peinture du dehors et d’une peinture du dedans.
D’un côté, un art qui transcrit, en l’interprétant, la représentation ; de l’autre, un art qui fouille un vision tout intérieure.
D’un côté, une transfiguration des apparences, avec la recherche d’une richesse et d’une beauté sensorielles. De l’autre, l’exploration d’un univers plus mental (ce qui ne veut pas dire moins sensible), une peinture médiatisée par une sorte de démarche occulte qui vise à prendre au piège des obsessions, des hantises, des fantômes familiers, irréductibles aux concepts et insaisissables autrement qu’à travers une thématique précise et personnelle : thématique du signe pur, dont nous avons parlé, chez Cabezos ; thématique plus diffuse peut-être, dans le jeu des terres et des noirs, chez de Chalus, fasciné, même lorsqu’il est figuratif, par certaines structures minérales ou par les cicatrices des pierres, les crevasses des asphaltes.
Le monde nocturne de Rouanet, peuplé de phosphènes, participe de cette peinture introvertie, de même, quoique à un degré moindre sans doute, celui de Marsiam, chez qui le point de départ naturaliste, l’impression première puisée aux sources du réel - lagune, roche, village pétrifié par le soleil - n’empêchent pas cependant les thèmes plastiques de s’élaborer au cours d’une méditation intime, et comme les yeux clos.
Que Thon introduise dans sa peinture l’anecdote - et l’anecdote érotique - en même temps que le collage de dentelles, de bijoux, de plumes et d’insectes, n’enlève rien au caractère ésotérique et presque incantatoire de la démarche par laquelle il rejoint, non point les autres figuratifs, mais le monde verrouillé d’un Igon. Il y a quatre ans, il empruntait à Braque, à Picasso, il jouait sur la déformation, travaillait le graphisme, compensant ses recherches formelles par une drôlerie parfois agressive.
Puis il se mit à faire d’insolites « objets » avec des crânes d’animaux, des morceaux de ferraille, mille et un déchets de grenier ou de marché aux puces : on crut qu’il revivait, à retardement, Dada. Ce n’était qu’un point de départ.
Aujourd’hui, chacune de ses toiles est un cérémonial extravagant, à la fois trouble et burlesque, porteur d’une mythologie sensuelle et barbare. Pour s’incarner dans d’équivoques poupées de chair sorties de quelque étrange coffre aux trésors, les fantômes de Robert Thon n’en appartiennent pas moins à un univers de peintre.
Nous avons opposé - avec des réserves - l’abstrait au figuratif, puis, un peu plus catégoriquement, la peinture-exorcisme à la peinture-image.
Il nous reste encore des vides à combler ; car nous avons tourné jusqu’ici, à peu d’exceptions près, soit autour des élèves de Schmidt (De Chalus, Bardier, Calmettes, Gayan), soit autour des peintres qui, figuratifs ou non, se sont à un moment donné retrouvés au sein de cette véritable pépinière que fut « Art Présent ».
Aubinel, Cabezos, Yvette Chon, Huet, La Tour d’Auvergne, Marsiam, Pradal, Rouanet, Thon. C’est qu’ils sont les plus aisés à connaître, qu’ils ont fait aussi pour la plupart des expositions particulières et qu’on a pu ainsi les suivre pas à pas, depuis cette année 1958 qui vit naître, précisément, le salon « Art Présent » et où trois jeunes déjà rejoignaient les aînés de 1950 Cabezos, Pradal et Thon.
On ne peut en dire autant, bien sûr, d’un Boyer, d’un Gilles, d’un Jourda, toutes nouvelles recrues pour la jeune peinture toulousaine.
Mais parmi ceux qui se sont manifestés à Toulouse depuis mars 1963, date du dernier salon « Art Présent" ( Chaigneau Erpeldinger, Saura), le cas le plus étonnant est sans doute celui de Kablat.
Il a plus de cinquante ans. Toulousain depuis des lustres, il peint depuis longtemps. Pourtant on ne voit sa peinture que depuis quelques mois. Ce Triestin a provoqué un choc ; sa peinture est d’une puissance fascinante ; elle doit beaucoup au futurisme italien, mais elle a su garder une sorte de passion de l’aventure qui la mène aux frontières de l’inconnu.
Jaurès aussi, nous l’avons dit, est un nouveau venu. Et lui aussi étonne, mais par la force silencieuse d’un art tout en sensibilité qui, sans avoir l’air de rien, avale les obstacles : sa virtuosité inquiéterait presque si l’on ne savait au service de quelle intense recherche elle est mise.
Nous voici au terme du périple, donc au seuil des constatations brutales. La jeune peinture est vivante, plus grouillante de vie sans doute qu’elle ne fut jamais à Toulouse.
C’est l’année, ne l’oublions pas, où nous aurons vu à la fois Pelayo, Lapoujade, Wogensky, Halpern.
Les horizons s’élargissent. Les idées s’entre- choquent, le ton monte. Ce qui était l’avant-garde toulousaine il y a quelques années à peine, a acquis droit de cité dans les salons, dans les galeries, auprès du public.
Mais cette avant-garde aura-t-elle une relève ?
Nous n’irons pas jusqu’à dire que la jeune peinture se borne à exploiter des filons découverts par la génération d’avant.
Il lui reste cependant encore à faire la preuve qu’elle est capable d’inventer autant, c’est-à-dire de découvrir à son tour, dans l’épaisse forêt de la peinture, des sources vives pour les peintres qui viendront demain.
En prend-elle le chemin ?
Il n’y a qu’elle qui pourra répondre.
Michel Roquebert