Léon Zack
Léon Zack ou l’instinct de cielpar Jean-Michel Maulpoix
Introduction
Tout ce qui touche à l’esprit a un côté sacré.
(Léon Zack)
Parler de Léon Zack c’est vouloir arracher leurs secrets aux nuages, faire rendre gorge aux brumes.
Sa peinture semble sourdre comme la rosée et par sa fluidité originelle échappe aux descriptions. Va-t-on soulever les robes de la pluie ?
Seul à mon sens un poète, un grand poète, Jean-Michel Maulpoix a su trouver les correspondances, au sens baudelairien, de ses lumières fuyantes. Avec son aimable autorisation, il sera fait usage de son livre essentiel : « Léon Zack ou l’instinct du ciel » aux éditions de la Différence. Ce livre faisait suite à une exposition de Laurence Izern, à la galerie Protée, rue Croix Baragnon à Toulouse, en 1991, qui m’avait aussi marqué à jamais.
C’est cet hommage à Léon Zack, à la galerie Protée, et à l’intercesseur Jean-Michel Maulpoix qui fait l’objet de cette page.
Juste un court aperçu biographique sur Léon Zack dont la mémoire est portée si haut par sa fille Irène, elle-même sculptrice.
Lev Vasilevitch Zack, dit Léon Zack est un peintre russe, né le 12 juillet en 1892 dans la ville des légendes, Nijni-Novgorod et qui est mort à Vanves, près de Paris en 1980.
La Russie, il la portera toujours en lui, malgré son départ en 1920 pour s’installer en France, comme une nostalgie jamais étanchée, comme un parfum essentiel. Cette Russie est celle de Mandelstam et surtout d’Alexandre Blok.
« Dans les bribes de paroles
J’entends la marche brumeuse
des autres mondes
et du temps le sombre vol,
je sais chanter avec le vent... »
Blok.
La marche brumeuse des autres mondes, Léon Zack l’aura capturée dans ses toiles où il a enfermé le vent pour le faire chanter, comme un rossignol en cage.
Et la Russie est en filigrane dans la spiritualité contemplative de ses mondes qui glissent. Non pas la sainte Russie religieuse orthodoxe :
« Ô ma Russie, sainte Russie des bois, Je suis seul ton crieur et ton chantre » (Essenine)
Mais il s’agit là de la perception d’un intellectuel juif en prise avec les mouvements profonds de son temps, proche du futurisme et de Malévitch.
Léon Zack sera fasciné par les thèmes bibliques et les œuvres sacrées, totalement empreint de tous les monothéismes. Le sensible l’habite et le brûle et sa peinture sera contemplative, immatérielle.
Délaissant la figuration après la Seconde Guerre mondiale, il arpente pas à pas le cosmos. Il se meut depuis dans un univers métaphysique où les filaments de ciel et de silence tissent un nouvel espace-temps.
La peinture de Léon Zack ne se dévoile pas, elle est déjà survenue quand on la regarde. Si on la quittait des yeux, se volatiliserait-elle ? Elle semble si fragile.
Elle est en fait instant, inconnu, infimes qui se déploient dans l’ailleurs. Vibrations et tremblements palpitent dans ses toiles et ses papiers. Le lointain est enfin à portée de main.
Halos de lumière, rêves de la flamme du sensible, de l’essence des choses et des êtres, la peinture de Léon Zack se blottit dans nos mémoires, comme autour d’une lampe.
Un poète, Jean-Michel Maulpoix parle maintenant, faisons silence.
Gil Pressnitzer
Léon Zack ou l’instinct de ciel
« Si, dans l’avenir, en France, resurgit une religion, ce sera l’amplIfication à mille joies de l’instinct de ciel en chacun de nous. »
Stéphane Mallarmé
Répandre de l’encre ou de la couleur sur le papier ressemble à la méditation ou à la prière. Il n’est pas même besoin de croire pour s’en persuader. Il suffit de sentir au fond de soi ce noir épais, ce bleu tendre et ce vieil or qui aspirent à s’entretenir de l’inexprimable. Ce ne sont pas tant des couleurs que des voix, toujours les mêmes depuis que sur cette terre des hommes s’inquiètent de mourir.
Celui qui prend la plume ou le pinceau n’a d’autre tâche à accomplir que de prêter la main au mystère afin de le rapprocher un peu de la clarté. Cette obscurité que nous sommes, et cet appétit de lumière, les dira-t-on jamais ? Si les dieux seuls ont le pouvoir de considérer fixement le soleil et la mort, ainsi que de planter de hauts luminaires dans le ciel, au moins l’homme d’ici-bas a-t-il accès à ces précipités d’âme que sont les signes, comme à la chimie d’émois de la couleur. Sur la toile et le papier, il lui appartient, avec un peu d’eau, d’encre et de pigments, de verset de la douleur comme de mêler de la joie et de la pensée..
Pour Léon Zack, « chaque tache de couleur exprime quelque chose d’inexprimable ». C’est dire qu’elle apparaît là où les apparences défaillent, et qu’elle se met à parler de ce dont aucune phrase ne peut livrer le sens. Elle tient un discours radical, élémentaire, inaudible et intraduisible : celui de sa « conflagration » propre qu’aucune langue ne saurait transcrire et qui ne peut que recommencer indéfiniment, de tâche en tâche et de page en page, comme s’enchaînent et s’allument les constellations dans le ciel.
Poussière de ciel
Cette poussière encore...
J’y reviens.
C’est une poudre d’ailes brisées.
Il y a du ciel sur ces papiers.
D’anciens fragments de ciel, perdus depuis des lustres
continuent d’y retomber.
Naguère une vague astrale y est passée accrochant à leur grain des cristaux d’univers.
L’infini ressemble à une poignée de sable.
Les dieux l’ont jetée sur nos têtes
afin que nous nous souvenions de la lumière.
Rêvant d’autres vies possibles
formes et couleurs sont venues se poser sur cette pluie
poussières célestes.
De rudimentaires créatures d’encre et d’eau s’élancent vers la clarté.
Le divin, comme la lumière, n’a pas de contenu.
Il s’agit toujours de cela : réapprendre à parler le monde.
Mais la vitesse de sédimentation de notre langage a changé
L’inconnu aujourd’hui nous dévisage.
Seule l’absence est en nous prodigue
L’homme est une poussière qui pense et qui meurt
Le grain du papier
Plus humble, plus intime, plus familier que la toile, le papier implique une autre vitesse d’exécution et de pensée. Ses ambitions, comme son territoire, sont réduites. Espace de premiers gestes et de premiers pas, il rend la peinture à son commencement, sa pauvreté et son émoi originels. Cela, bien sûr, ne veut pas dire que celui qui choisit de se confier à lui ait oublié son art.
Il le redécouvre, et sans doute y renaît, face à un matériau plus fruste et plus urgent, auquel il vient chargé de savoir, mais avec un prodigieux appétit d’enfance.
En amont de l’œuvre, le papier en donne le ton, ou fait entendre le murmure qui la nourrit.
Il dit le désir du tableau et sa nécessité, en même temps que son impuissance. Un fragile rectangle de papier, mieux qu’une large toile empâtée de pigments ou laquée d’huile, solidement arrimée à son châssis de bois, sait quelle chose précaire est la peinture, combien d’eaux claires et d’encres il lui fallut boire, ainsi que tout le temps qu’elle dut perdre à rôder dans les parages de l’infini, avant de se poser quelque part.
Plus que le tableau, le papier sait que l’inexprimable demeurera inexprimé : le peintre n’en proposera jamais que l’esquisse ou l’ébauche. Multipliant les approches, il en fera paraître la palpitation, faute d’en appréhender la figure.
Peindre, rappelle-t-il, c’est aller. Comme écrire ou penser. Aucune œuvre accomplie ne saurait détourner de ce devoir.
Ces papiers si familiers appellent le toucher autant que le regard. On y voudrait poser les mains comme sur un visage ou un vieux mur, afin de sentir sous la paume la présence physique d’un savoir qui reste énigmatique. Leurs bordures irrégulières, leur gonflement, leurs marbrures, leur grain surtout, mettent en
valeur un matériau dont la peinture souligne la texture au lieu de la recouvrir. Le papier est le corps précaire de l’aquarelle ou du lavis.
Il indique à la couleur ses chemins, il décide de la circulation de ses humeurs. Il la contient, l’absorbe ou la repousse, la dirige et la fait bifurquer à sa guise. Il implique un singulier mélange de préméditation et de hasard, de construction et d’improvisation. Il ne va pas sans une manière de peindre qui soit aussi une manière d’être et qui exige, somme toute, autant de confiance et d’abandon que de savoir.
Dociles au grain du papier, comme à l’infime cartographie de ses fibres, la peinture et l’encre se déposent, selon l’insistance ou la retenue du pinceau, de manière continue ou discontinue. Ainsi s’établissent des îlots, des agrégats, des constellations. Un embryon d’espace prend forme et tournure, avec ses pôles et ses nuées. Sur la blancheur première, des univers sont en transit. Et c’est avec eux le sentiment même de l’inexprimable qui s’exaspère puis se résigne à battre en retraite, dans le passage d’une zone dense à une zone pointillée ou vide, d’un espace couvert à un espace découvert, d’un lieu où la peinture s’impose à un lieu où elle laisse à nu le silence du papier. Le regard ne retiendra ni figures ni paysages, mais seulement la palpitation de cette matière d’âme et de couleurs qui se forme et se défait en composant son climat propre.
Dans un premier temps, cependant, l’œil cherche et croit rencontrer des substances connues : ici se retrouveraient les marbrures de la pierre, ici la croûte rêche d’un crépi ou d’un pain, là des mousses ou des moisissures. Mais jamais, nous le sentons bien, aucune de celles-ci n’est présente autrement que par métaphore, au gré de l’imaginaire et du désir de chacun. Il en va en effet de tout autre chose : le milieu de cette peinture est l’infini. Et si elle nous rappelle, çà et là, telle ou telle substance familière, ce n’est jamais que pour la déplacer dans un espace qui la sublime. Le dessin ne retient de la matière que les filigranes ou les ombres. Il n’en montre point l’apparence, mais le rêve. Avec des moyens frustes, il appartient ainsi aux papiers d’ébaucher dans l’espace indéfini de la peinture un univers dont la substance et la forme demeureront inanalysables. En ce lieu s’élabore la matière même de l’impossible.
Comment s’étonner, dès lors, que ces papiers puissent avoir parfois la transparence et la fragilité mystiques du vitrail, quelque chose aussi de la texture du suaire, du linceul, du grimoire ou du pain sacré. Il leur appartient de nous délivrer du visible en faisant advenir le songe de l’invisible. Linges, vitres, feuillets ou peaux, quelle que soit la substance qu’on leur prête, ces objets votifs n’aspirent à exprimer que le sacré de la peinture, son appétit d’âme et de nuées, de croyance et de sérénité. On les dirait immémoriaux : sur des japons et des papiers de riz très fins au grain subtil, les coulures de l’aquarelle ou de l’encre inventent une sorte de parchemin où la créature humaine et sa figure viennent se dissoudre dans la paix des limbes. Un cœur humain est si léger quand il disperse les paillettes de son sang à la surface d’une feuille de papier blanc.
Autour d’une tache ou de quelques traits, dans l’espèce de vide immense où se déplie la méditation, le peintre ébauche un commencement d’univers et trace une épure de pensée. Il offre à l’invisible un dessin, tout comme le poète fait don au silence du poème qu’il compose. L’art est-il autre chose que ce don précaire et gratuit, ce vœu pieux, ce presque rien qui dit l’amour et la beauté ? La distance est infinie qui sépare le tableau de ce vers quoi il regarde et qui cependant coïncide tout entier avec lui. Accrocher l’espace à l’espace, c’est inaugurer un dialogue semblable au chant des « voix chères qui se sont tues » mais dont le léger bruit de source continue longtemps de murmurer dans notre mémoire.
Le discours de la peinture et son espace ne sont jamais que virtuels. Pour avoir perçu l’étendue des possibles inhérents à cet art, Léon Zack parvient à inscrire sur le blanc du papier des formes qui demeurent aussi riches de virtualités que le fond même de la feuille sur laquelle elles sont déposées. Il faut y consentir : l’infini ne nous est accessible que dispersé. Pour en apprivoiser l’énigme, la peinture doit bâtir brindille après brindille, comme l’oiseau, une sorte de nid où déposer son bien. Telles sont aussi ces encres : de minces demeures où recueillir les coups d’ailes des anges.
© Jean-Michel Maulpoix et les éditions La Différence