Marcel Pistre
Les meurtres silencieux de Pistre
La peinture de Pistre me fait penser à ce théâtre japonais, le Nô, où les acteurs sont immobiles, ce qui fait que le moindre geste, lorsqu’ils en font un, prend tout de suite une signification extraordinaire ; il suffit de porter lentement la main à son front pour traduire le désespoir le plus intense. Cette rigueur, ce dépouillement, sont un moyen de donner du prix au plus petit événement, dès lors que son expression est savamment calculée. Le geste le plus simple, à condition qu’il soit aussi le plus juste, prend sur ce fond d’immobilité son sens le plus profond, il redevient beau et grand.
Ainsi l’ascétisme de la peinture de Pistre est-il, à l’opposé de la sécheresse, le moyen de valoriser au maximum la qualité d’une nuance, d’exalter la séduction d’une matière, et de donner à des choses presque impalpables une présence fascinante. Encore que, malgré leur caractère de beaux objets magiques, les peintures de Pistre semblent moins la traduction de quelque vision immatérielle, que l’expression d’une démarche, toujours inachevée, du cœur et de l’esprit. Ce monde taillé dans du cristal, et portant flou, ces condensations diaphanes qu’on ne sait quelle alchimie provoque au sein d’une atmosphère irréelle, ces agencements de formes illusoires, ces transparences et ces reflets, et ces reflets de reflets, cela participe moins de la construction plastique que de la quête, toujours recommencée de toile en toile, d’une sorte de Graal : la toile idéale et suprêmement pure après laquelle il n’y aurait plus rien à dire, celle dont la totale perfection formelle résumerait tous les possibles. Grâce à Dieu, Pistre ne trouvera jamais cette toile – qui d’ailleurs, si l’on y songe, ne pourrait être qu’uniformément blanche…
Œuvres
de 1964
et de 1966
L’exceptionnelle réussite de l’œuvre de Pistre vient, à mon sens, de l’accord total entre cette démarche et les moyens par lesquels elle se révèle. Ce peintre, sui vient pourtant de l’abstraction géométrique, est tout le contraire d’un formaliste : il n’est que sensibilité. Ses toiles ne renvoient cependant à rien d’autre qu’à elles-mêmes, à rien d’autre que le drame insaisissable qui se joue sur le rectangle blanc, à l’indéfinissable « événement » qui s’y déroule – indéfinissable et pourtant aussi évident que si Pistre peignait une anecdote quelconque. Poétique et plastique sont ici aussi inséparables que sur chacune des toiles la forme et le fond.
Un regard attentif permet pourtant de déceler quels ordres de problèmes plastiques affronte Pistre : essentiellement celui de l’ancrage de la forme centrale dans son cadre. A ce titre, aucune de ses expositions n’avait présenté sur jusqu’ici, sur le fond d’une grande unité, autant de variété dans les réponses : ici, Pistre relie les formes aux limites de la toile par un e organisation géométrique très subtile et très souple, tantôt statique et tantôt dynamique ; ailleurs, au contraire, il isole les formes, mais les bloque en quelque sorte par des aplats gris qui semblent venir du cadre et aller vers le centre. Dans ses œuvres les plus récentes enfin, où l’organisation géométrique est presque réduite à rien, c’est la matière elle-même qui semble secréter les formes, allant jusqu’à abolir les notions mêmes de forme et de fond, et peut-être aussi notre perception habituelle de l’espace.
Mais pousserait-on très loin cette analyse abstraite qu’on ne rendrait pas compte du mystère latent au sein de chaque toile, de la sourde inquiétude que chacune d’elle recèle dans sa beauté même et dans son infinie préciosité. Que ce mystère échappe au peintre lui-même n’a rien d’étonnant – ce ne serait pas, sans cela, un mystère. Sui Pistre en parle, c’est avec un humour aussi alambiqué et aussi subtil qu’in attendu ; peut-on résister au plaisir de la faire partager ?
Je reviens sur les lieux d’un crime antérieur, m’écrivait-il récemment pour m’annoncer son actuelle exposition, pour en commettre un autre… C’est le genre de crime qui se prétend parfait, et de l’espèce la plus délicieuse ; de pâles virginités vêtues de voiles blancs y souffrent des morts bleutées dont bien peu s’aperçoivent. C’est à peine que se précipitent leurs cœurs dans une suave et profane agonie… Cela, comme il sied, ajoute-il, au fond d’une cave…
Les meurtres silencieux de Pistre, où toute chair est blanche, où le sang se coagule bleu, sont peut-être de grands rêves déchirants et déchirés qui se subliment. Mais n’est-ce pas la définition même de l’art ?
Michel Roquebert, article écrit en avril 1967
Œuvres
de 1974