Martine Franck
La pudeur et la grâce
« La photographie est venue comme substitut, j’ai souffert d’être timide …; tenir un appareil m’a donné une fonction, une raison d’être quelque part, comme témoin, non comme actrice", Martine Franck.
Martine Franck semblait être née pour voir, alors qu’elle est venue finalement plutôt tard à la photographie, bloquée par sa timidité.
Elle fut un témoin pétri de compassion et de respect pour ce monde, nature et gens compris. Capable de bien des révoltes aussi contre l’injustice.
Mais son œil, sa perception des êtres, son empathie, étaient présents avant d’être photographe, ils ne feront que s’amplifier au contact des gens et du réel.
Elle sera passée comme une grande dame de la photographie, certes pudique et d’une infinie discrétion, mais aussi d’une farouche énergie autant pour aller de par le vaste monde, que pour fonder la Fondation Cartier-Bresson qu’elle a portée sur ses épaules, en hommage à son mari. Elle était une militante, dans ses choix de vie, dans sa façon de photographier.
Voyageuse intrépide elle a sillonné le globe et parcouru les visages et les êtres. Toujours réservée, attentive aux gens et au monde, elle les observait avec tendresse et compassion.
Avec son vieux Leica, elle était aux aguets de la vie qui bat, s’investissant socialement et politiquement pour améliorer le réel ou témoigner contre les injustices comme la cause tibétaine ou les sans-papiers.
Elle semblait s’oublier elle-même pour n’être qu’à l’écoute passionnée des autres, prête à se laisser envahir par le hasard et l’inattendu des choses. Elle posait son regard amoureux aussi bien sur les troncs moussus des forêts du Japon, les paysages, les artistes en création, les vieillards pensifs, les enfants turbulents, la vie entière en somme.
Il lui a fallu faire un long chemin en elle-même pour oser aborder ainsi la vie :
« Je n’osais jamais aller à la rencontre des gens pour leur parler. J’ai commencé par prendre des photos de mariage. Puis, quand je me rendais à des soirées, je prenais toujours mon appareil avec moi, pour me donner un peu de sang-froid, ou une excuse pour être là ».
Pudeur et grâce seront ses compagnons de route et lui permettront de laisser des images d’une grande beauté intérieure qui jamais n’auront le temps de vieillir, tant elles sont intemporelles.
Toujours disponible, prête à bondir sur l’émotion qu’il faut débusquer aussi bien dans les hospices de vieillards, les guerres, les monastères tibétains, les visages d’artistes, les musées, le théâtre du Soleil dont elle fut la mémorialiste, la rue, la nature aussi bien celle de son île battue par les vents en Irlande, ou les arbres tordus du Japon.
Son retrait aux choses n’existait que pour laisser pleine place à ce qu’elle photographiait, humainement, tendrement. Cœur simple, âme forte, elle aura été autant une mémoire qu’un œil vif et exigeant sur notre monde.
Photographe du théâtre du Soleil, photographe du soleil et de l’ombre, elle est la fidélité même et l’écoute.
«Quand vous êtes en contact avec des êtres humains pour les photographier, je pense que c’est très important d’être en mesure de vous oublier et écouter ce que les autres ont à dire. »
La trajectoire dans le monde d’un cur simple et d’une âme forte
Elle est née le 2 avril 1938 à Anvers, et elle passe son enfance aux États-Unis et en Angleterre, et en Suisse. Sa famille aisée, le père était un banquier belge, est collectionneuse de peinture. Elle fait des études d’histoire de l’art à l’Université de Madrid puis à l’École du Louvre à vingt ans. Elle présente une thèse « sur Henri Gaudier-Brzeska et l’influence du surréalisme sur la sculpture ». Elle étudie à la Sorbonne, mais avait déjà la tête dans le spectacle vivant grâce à sa complice et amie Ariane Mnouchkine.
Alors elle va refuser le parcours érudit et universitaire pour rencontrer la vie véritable et ses hasards.
En 1962 et 1963, elle commence à photographier en Asie centrale, en Extrême-Orient et en Inde, avec le Leica de son cousin. En 1964, elle travaille à Paris pour le laboratoire photographique de Time-Life. Elle est l’assistante d’Eliot Elisofon et de Gjon Mili.
Après avoir acquis la technique de la chambre noire, elle se lance de façon intrépide dans la carrière en tant que photographe free-lance. Elle travaille pour Fortune, Life…
C’est ainsi qu’elle réalise ses premiers reportages et suit notamment le Théâtre du Soleil, dirigé par Ariane Mnouchkine, depuis 1964 jusqu’à sa mort. Elle aussi la cofondatrice, en 1964, de la coopérative du Théâtre du Soleil et qu’elle ne l’aura pas quittée.
Martine Franck intègre la première agence Vu en 1970, et elle est la seule femme dans cette coopérative.
Elle rencontre Henri Cartier-Bresson en 1966 lors de la couverture pour le New York Times des défilés de mode à Paris. Ils se marient en 1970.
En 1972, elle contribue à la fondation de l’agence Viva, qui veut proposer un nouveau regard sur la société en mutation.
Elle fait pendant cette période de nombreux portraits d’écrivains et d’artistes, et surtout des reportages humanitaires.
Elle travaille également pour Vogue.
En 1983, elle entreprend un travail de grande envergure pour les droits de la femme pour le Ministère du droit des femmes.
Elle rejoint l’agence Magnum Photos en 1980, et en devient membre à part entière en 1983.
Cela lui permet de créer un travail plus personnel, plus portée vers la photo humaniste que du photo-journalisme.
Elle choisit donc des sujets à fort impact social, dans une volonté de témoignage de la réalité.
Elle continue à réaliser aussi de nombreux portraits d’artistes, d’écrivains.
Elle visite en 1993 l’île de Tory où elle suit le quotidien d’une communauté gaélique, qui donnera naissance à un témoignage photographique très fort.
Cinq ans plus tard, elle signe l’exposition emblématique "D’un jour, l’autre" à la Maison Européenne de la photographie. Elle voyage également en Asie,au Tibet et au Népal, où elle suit les Tulkus, de jeunes lamas reconnus pour être la réincarnation de grands maîtres spirituels.
En 1995, elle réalise avec Robert Delpire un film de 26 min, "Ariane et compagnie : le Théâtre du Soleil".En 2000, elle participe à la réalisation d’un film de Fabienne Trouvé pour France 3 sur l’île de Thory("Retour en Irlande avec Martine Franck, photographe").
Elle décide de créer en 2002 la fondation Henri Cartier-Bresson, qui conserve l’œuvre artistique du photographe et en assure la promotion.
Martine Franck est décédée à l’âge de 74 ans, le 15 août 2012 à Paris d’une longue maladie.
Elle est enterrée dans le village de Montjustin dans le Luberon où repose déjà son cher Henri Cartier-Bresson.
Une vision et une éthique exigeante
Martine Franck s’est longuement formé le regard dans les coulisses des théâtres, dans les musées, les ateliers des artistes célèbres dont elle a su capturer le visage, les pistes des cirques, l’école du Louvre, les écoles de photographie.
Femme de culture, très érudite elle savait aussi n’être qu’une promeneuse discrète, effacée, à l’affût des mystères des êtres et du temps. Penchée sur le puits profond des profondeurs sans fin de l’âme humaine, elle jetait fascinée la pierre de ses images pour en évaluer la densité.
Mais c’est autant dans les scènes de rue, face au vent furieux battant son île d’Irlande, les champs de bataille, les hospices, les enfants dans les fêtes ou dans la misère, que se sont forgés sa vision et son art.
Elle « venue d’ailleurs » s’est longtemps attachée à photographier les artistes venus d’ailleurs, les merveilleux étrangers comme Chagall, Botero, Zao Wou Ki, Barcelo, Yaacov Adam, Pierre Alechinsky, Vladimir Velickovic et tant d’autres.
Elle savait créer une complicité, une intimité avec ses modèles, les mettre à l’aise, car ils savaient que ses photos ne voleraient point leur âme, mais la révéleraient.
Aussi toutes ses images, toutes en noir et blanc nous apprennent beaucoup sur non seulement la personnalité de l’artiste, mais aussi sur son art et leur monde intérieur. Posés dans l’écrin de leur œuvre pour la plupart, ils l’exaltent et la révèlent.
« Venus d’ailleurs », pourrait être le titre de bien de ses images.
Aussi elle devint l’ardente égérie des défenseurs des sans-papiers, des immigrés, engagée auprès des Petits Frères des Pauvres, l’Armée du salut, et de tant d’autres causes humanitaires.
Elle était aussi une vigoureuse féministe.
« Elle saisissait le vif des rues, mais elle saisissait la profondeur des cœurs et des âmes.Elle savait l’art du noir et blanc. » Armelle Héliot.
Virtuose du cadrage exact, elle savait structurer ses images, et faire monter les vibrations des arbres, des visages, des paysages.
Il passe un certain silence dans ses images, voire une sérénité.
Ouverte au monde, disponible aux émotions, elle ne trichait jamais avec l’art photographique.
Honnête, aimante de l’humanité qui souffre, elle donne avec sobriété un reflet du destin de l’humanité.
Calme et fervente, elle faisait de sa vie une rencontre avec les gens, un chemin d’amitié.
« Tout ne se photographie pas. Il y a des moments où la souffrance, la déchéance humaine vous étreignent et vous arrêtent…La photographie montre plus qu’elle ne démontre, elle n’explique pas le pourquoi des choses. »
Martine Franck, le temps de vieillir.
Passionnée d’art et de musées, elle savait témoigner de la misère humaine dans les regards, les mains des laissés-pour -compte de l’humanité. Ses voyages « au pays de la vieillesse » sont une plongée en immersion dans la fin de vie, un témoignage de respect et de courage, de fraternité, de solidarité.
Martine Franck, fut plus qu’un photographe, elle fut l’âme solidaire de l’humanité et des arbres.
Certes un jour, au-delà de cette belle apparence forte et lisse, il faudra bien démêler les abîmes de cette femme de devoir et de luttes.
Elle fille de banquier aisée à la pointe des combats contre la pauvreté et l’injustice, elle nourrie de musées et de culture s’immergeant dans la défense des communautés délaissées, gaéliques ou tibétaines, et magnifiant la culture de la rue.
Elle pas faite du tout pour être photographe et le devenant pour assister, soumise et fidèle, son amie dominatrice Ariane Mnouchkine, et vaincre sa folle timidité, et aller enfin vers les autres, humblement. Elle jeune fille de 28 ans devenant la compagne d’un homme de presque 60 ans, Henri Cartier-Bresson, qui sera son Pygmalion, son père, son ami, son confident, qu’elle accompagnera jusqu’à son extrême vieillesse, entre amour et dévouement, tout en allant se plonger dans l’atroce réalité des hospices de vieillards.
Elle qui se ressentait toute sa vie «venue d’ailleurs», alors qu’elle aura pu faire partie de "l’establishment", loin des soubresauts du monde.
Elle si discrète à l’ombre d’un grand homme, sans doute étouffant, dont elle va dresser le panthéon, jusqu’au bout de ses forces.
Toutes ses contradictions n’auront jamais été dites par Martine Franck, elles constituent probablement sa personnalité intime.
Il nous reste donc cette image sereine, inaltérable, souriante.
Gardons cette figure de douce icône, penchée sur les autres, plus que sur elle-même.
« Mon choix, toujours, ce fut les gens. » Martine Franck.
Gil Pressnitzer
Source : Martine Franck, Photopoche Actes Sud par Annick Cojean
Bibliographie
1978: "Les Lubérons", Édit. du Chêne. Texte d’Yves Berger
1980: Le temps de vieillir. Journal d’un voyage" Filipacchi-Denoël
1998 : D’un jour, l’autre, Seuil,
2000 :Tory Island Images,
2000 :Tibetan Tulkus: Images of Continuity,
2002 : Martine Franck, Photographe, catalogue de l’exposition au Musée de la Vie romantique, Paris, textes de Gérard Macé et Daniel Marchesseau,
2005 : Euro Visions, catalogue de l’exposition collective à Beaubourg,
2007 : Martine Franck, Actes Sud,
2007 : Martine Franck, Phaidon,
2011 : Venu d’ailleurs, Actes sud