Misérabilisme de l’art ou la rigueur de l’inertie
par Denis Milhau
LA BOURGEOISIE LOCALE, ENGONCÉE DANS LE CARCAN ÉTRIQUÉ DU RADICALISME MOU ET D’UN SOCIALISME BOUFFI DE CASSOULET, A INSTAURÉ UNE TRADITION DE L’INDIFFÉRENCE A L’ART. RESTE, POUR LES ARTISTES D’AUJOURD’HUI EN BUTTE AUX DÉCISIONS POLITIQUES ET ÉCONOMIQUES DÉPOURVUES DE FINALITÉ NOVATRICE, LA DIFFICULTÉ DE BOUSCULER LES DÉLICES SÉCULAIRES DE L’AUTOSATISFACTION DE CLOCHER.
Malgré l’impression d’une vie culturelle et artistique riche que peuvent avoir les étrangers au vu et à l’écoute des discours d’auto-encensement des Toulousains, le constat qui s’impose, dans le domaine des arts plastiques, au terme d’une analyse un peu attentive, est celui d’un retard et d’une carence d’autant plus sensibles qu’à l’heure de l’Europe la question des capacités de Toulouse à affronter l’émulation continentale et internationale devient cruciale.
Cela découle d’une histoire où se lit, depuis plus d’un siècle, la quiétude repue et assoupie d’une société locale qui est restée aveugle à ce qui se passait dehors comme à ce qui se passait intra-muros.
Le seul achat marquant pour le musée, entre 1850 et 1950, fut, en 1865, celui de l’Étoile du matin de Corot. Aucun impressionniste, aucun post ou néo-impressionniste, aucun fauve, aucun cubiste, aucun surréaliste, aucun abstrait n’entrèrent dans les collections publiques toulousaines, et si quelques artistes toulousains académiques et traditionalistes comme Debat-Ponsan, Benjamin Constant, Laurens ou Henri Martin y figurent, ce n’est pas à cause de la volonté politique et artistique locale, mais grâce à la générosité des artistes eux-mêmes, ou de leurs héritiers, et aux dépôts de l’État : l’art et l’art moderne ne méritaient pas que l’on déliât les cordons de la bourse.
Non seulement la bourgeoisie toulousaine, au radicalisme mou et au socialisme bouffi de cassoulet, qui a tenu les rênes du pouvoir municipal pendant les 111e et Ive Républiques, a refusé la vie et l’innovation, mais encore elle a instauré la tradition de l’indifférence à l’art, même à celui qui pouvait, par son académisme, le mieux satisfaire sa fatuité immobiliste et la tradition d’un « gargarisme retard » qui ressasse le discours glorifiant un art toujours ancien et dépassé, de bon ton et sans danger, reconnu après coup et après que Paris l’a officialisé et médaillé, bien que l’on récrimine sans cesse sur l’impérialisme de la capitale : il aura même fallu que Henri Martin, enfant du pays, ait reçu la consécration parisienne pour que Toulouse en fasse son peintre officiel (il peignit, au début du siècle, une salle entière de l’hôtel de ville, le Capitole), Henri Martin dont Degas disait qu’il avait honteusement fait les poches des impressionnistes et néo-impressionnistes, pour paraître moderne, tout en appelant à leur condamnation officielle la plus violente.
Pour peu que Paris ait fait mine de trop d’audace, on s’abritait derrière la revendication des libertés locales, derrière le refus du centralisme jacobin, pour rester dans la béatitude de l’académisme provincial.
Dans la dernière période encore, les politiques préconisées par Malraux, Pompidou, Michel Guy puis Jack Lang, leur volonté de réforme dans la constitution du patrimoine vivant, la promotion de la création, la formation et la sensibilisation ont rencontré une réaction d’inertie issue de cette histoire séculaire et se sont vu opposer par beaucoup la critique d’être le fait d’un anarchisme provocateur et élitiste, contraire à l’unanimité et à l’unanimisme de la tradition confortable donnée comme critère de la demande sociale en amont.
En 1901, Toulouse refusa le legs de l’atelier de Toulouse-Lautrec, et préféra se faire attribuer, toujours sans débourser un sou, des oeuvres de René Juste, Gaston Prunier, Joseph Bergès, Paul Madeline et autres Jean Bordes, tous artistes oubliés aujourd’hui.
Dans les commandes publiques toulousaines du premier demi-siècle, ce fut le déploiement d’un art moyen du type du « retour à l’ordre » des années 20 et 30, vu par le petit bout de la lorgnette locale et provinciale d’une bourgeoisie qui se repaissait des images de sa bonhomie boursouflée et de son populisme terrien, pétainiste avant l’heure.
On pensera que c’est l’histoire passée.
Mais en 1966 encore, à l’occasion d’une exposition du musée des Augustins, Toulouse eut la possibilité d’acquérir un ensemble de soixante oeuvres représentatives de la production américaine la plus récente (Jasper Johns, Rauschenberg, Lichtenstein, Sam Francis, Cy Twombly, Ellsworth Kelly, Rosenquist, Wesselman, etc.), pour un prix moyen de trois mille francs par tableau, et on se contentera de n’en acheter que trois, choisis parmi les moins actuels et les moins forts, car il était impensable de dépenser plus de dix mille francs pour de l’art étranger et de mauvais goût, mais on n’oublia pas de consacrer la même somme à l’habituel saupoudrage dans les salons locaux qui fournissent annuellement le même lot des mêmes bouquets, des mêmes paysages, des mêmes natures mortes et des mêmes portraits, dont le mérite artistique n’appelle rien d’autre que les critiques caricaturales que Chaval écrivait à la même époque pour dénoncer et ridiculiser le provincialisme d’une presse régionale au diapason de la médiocrité de l’art et des publics qui avaient la presse qu’ils méritaient.
À ce noir tableau on opposera l’histoire de comportements individuels et privés particulièrement courageux et remarquables : celui du critique Huc, à La Dépêche, au tournant des XIXe et XXe siècles, celui du juriste Malpel, collectionneur et mécène audacieux, et ceux d’amateurs éclairés comme Latécoère et Lacroix, mais ces exemples restèrent ponctuels et exceptionnels, et dataient tous d’avant la Première Guerre mondiale.
Le vide artistique de Toulouse pendant l’entre-deux-guerres reste un des aspects majeurs de l’histoire locale, et il aura fallu aux générations de notre dernière après-guerre un courage incalculable pour tenter de secouer l’apathie et de combler un terrifiant retard, en fait irrattrapable.
Après la Libération, un intense bouillonnement artistique eut lieu dans le milieu des créateurs toulousains, avec la formation du groupe du « Chariot », entraîné par Yankel et Christian Schmidt, et du groupe « Huit Peintres et un sculpteur », comprenant, entre d’autres, Marfaing, Igon, Fauché et Fachard, groupe qui introduisit l’art abstrait dans l’horizon du public toulousain.
Mais dès les années cinquante, cet horizon parut à ce point bouché que la plupart des artistes avides de créer et de se renouveler furent contraints à la montée à Paris, non pas tant pour percer que parce que Toulouse ne leur paraissait pas leur offrir les conditions propices à la création et à l’innovation.
Il faut pourtant rappeler que c’est à un Toulousain, Charles-Pierre Bru, que l’on dut, dès 1955, avec son Esthétique de l’abstraction, publiée conjointement par Privat et les PUF, une des premières et des plus remarquables analyses esthétiques et théoriques de l’art abstrait, contemporaine des publications parisiennes audacieuses de Seuphor, Degand, Estienne et Cassou.
Les artistes qui sont restés à Toulouse à cette époque, comme les plus jeunes qui y travaillent aujourd’hui, nous importent tout particulièrement puisque, à la veille de la Grande Europe, la question de « vivre au pays » et plus spécialement de vivre à Toulouse en tant qu’artiste sera plus que jamais décisive.
De ce bouillonnement né de la création elle-même au lendemain de la dernière guerre, naquit une activité de promotion, de diffusion et de sensibilisation, d’initiative privée, puisque la puissance publique semblait rester absente, grâce au travail de Félix Castan depuis Montauban, faisant connaître, à côté des locaux, le travail des jeunes Espagnols du groupe « el Paso », avec l’action opiniâtre d’Henry Lhong qui créa les salons « Signatures » et « Art Présent » puis la galerie l’« Atelier », avec l ’action de Mat qui ouvrit sa galerie « Terre d’ocre », toutes réalisations courageuses et généreuses qui déstabilisèrent le train-train des Salons des Méridionaux et des Occitans et d’une école des Beaux-Arts qui s’endormait benoîtement sur le nombre toujours grandissant de ses élèves et l’inconsciente quiétude de son académisme pédagogique et esthétique.
Ce mouvement se trouva renforcé, sur le plan public, à la fin des années 60 et au début des années 70, par le redressement de l’action du musée des Augustins : d’importantes expositions firent connaître les créations les plus récentes et les plus significatives des USA, d’Italie et d’Espagne ou de Grande-Bretagne, et célébrèrent le travail de Picasso et de Chagall pour le théâtre, pendant qu’une nouvelle politique d’acquisitions était mise en œuvre : Bissière, Schneider, Poliakoff, Hartung, Zack, Hajdu, Soulages, Mathieu, Debré, Corneille, Lindstrom furent acquis, ainsi que certains peintres toulousains, trop peu connus eu raison même de cette indifférence que nous dénonçons ici : Raoul Bergougnan, merveilleux peintre des valeurs et de la lumière, comparable souvent à Vuillard ou Bonnard et auquel la majorité des artistes toulousains est redevable de son enseignement libéral et enrichissant ; Carlos Pradal, trop tôt disparu, qui a apporté à la peinture figurative l’acuité de son regard capteur des moments instantanés d’espace et de vie des objets et des figures ; Pierre Igon qui a été, avec Marfaing, un des pionniers de l’art abstrait à Toulouse, dans une veine chromatique et gestuelle où il reste toujours attaché au prestige de la perception de la nature vivante ; Félix Denax, arpenteur de la surface plane étendue de matières naturelles accrochant la lumière unifiante ; Marfaing lui-même, l’un des peintres toulousains qui dut choisir de partir pour Paris, personnalité marquante et éminente au plan national et international, mais que Toulouse a longtemps boudée et ne découvre et n’honore qu’après sa mort prématurée.
Tous ces peintres et bien d’autres ont fait l’objet d’achats et d’expositions au musée et dans les institutions officielles à Toulouse dans les vingt dernières années.
L’ensemble de ces actions du musée a recoupé le panorama anthologique de l’art à Toulouse qui avait été présenté à l’« Atelier » en 1964 par Henry Lhong et Michel Roquebert.
Mais plus d’un quart de siècle s’est écoulé depuis ce panorama et ces actions risqueraient de n’être que l’une des figures possibles de ces retards qui caractérisent le domaine de l’art moderne et contemporain à Toulouse et dans la région si la suite logique qu’on est en droit d’attendre ne ne leur était pas donnée.
Or, force est de reconnaître qu’à la fin des années 70 s’est manifesté une sorte de repli, comme une retombée de l’élan, malgré les efforts officiels et l’acharnement de certains artistes et amateurs, et comme si l’inertie historique avait quand même et finalement eu le dessus, bénéficiant des craintes politiques et sociales de décideurs auxquels on peut reprocher de faire les comptes de leur propre avenir et de leur propre réussite escomptée.
Certes les galeries se sont multipliées, signe d’une demande et d’une attente nouvelles ; certes les jeunes artistes des nouvelles générations sont extrêmement actifs à Toulouse et tout aussi actifs que tous leurs jeunes confrères à travers la France et l’Europe, mais le sentiment que la plupart d’entre eux exprime est celui de se sentir encore et toujours les oubliés et les exclus de la société et des institutions. Leurs diverses tentatives pour constituer un front social spécifique positif, avec l’expérience des groupes « CAPT et + » ou « Axe-Sud », leurs essais de structurer des circuits alternatifs et associatifs ont montré à nouveau l’importance de l’obstacle de l’inertie sociale, mais aussi, il ne faut pas le cacher, l’importance de leurs luttes internes et de leurs rivalités.
On comprend que les querelles de chapelles, même de coteries, soient si vives, car, plus dure est la situation et plus dures sont les prises de position.
Chaque artiste se trouve acculé à un combat vital nécessairement individuel, solitaire et sectaire.
Dans l’effervescence de la post-modernité, des nouvelles figurations libres, des transavant- gardismes, les artistes toulousains ne sont pas en reste et sont tout aussi diversifiés que partout ailleurs. Mais face à l’opacité du retard et du décalage artistiques et socioculturels, leurs seules armes leur paraissent devoir être leurs propres intolérances qui ne peuvent, à leur tour, qu’amplifier les réactions indignées ou incompréhensives des esprits moyens d’un électorat moyen : si Hortala a été exposé au réfectoire des Jacobins et a reçu un accueil public positif hors de Toulouse, il s’est vu opposer une fin de non-recevoir pour la sanction de son travail au terme de ses études à l’école des Beaux-Arts ;
si des artistes comme Philippe Lamy, Monique Friedmann, Jean-Paul Heyraud, Jean-Luc Parant, Capdevielle, Gray ou Signolles, pour ne citer qu’eux entre beaucoup d’autres et ne vexer personne, ont été, eux aussi, exposés au musée, aux Jacobins, au Centre d’art contemporain de Labège, à l’Université, avec les soutiens institutionnels que cela implique, ils n’ont pas reçu l’accueil critique et public qu’ils pouvaient espérer.
Au stade actuel, les artistes qui contribuent à la dynamique de la création, quels que soient le style, la conception et la forme de leur contribution, se trouvent, de fait, dans une position marginale où ils doivent osciller entre un hypothétique assistanat accordé par la puissance publique et une non moins hypothétique clientèle privée, presque unanimement timorée, et où les amateurs convaincus se comptent sur les doigts d’une main.
Pourtant la ville de Toulouse, dans le cadre de ses partenariats avec l’État, la région, les départements et autres municipalités, avec les associations, le monde de l’économie et les entreprises, cherche à dénouer cette crise où les parties prenantes ont tendance à se livrer une guérilla vétilleuse parce que les enjeux pour l’avenir sont considérables et que les querelles sur les recherches de responsabilités dans la situation actuelle peuvent servir d’alibis aux tergiversations, aux valses-hésitations, voire aux exclusions.
Mais il est de fait que dès 1985 la ville a créé une Préfiguration d’un musée et Centre d’art moderne et contemporain, décision qui a été soutenue par des efforts parallèles et comparables du Conseil régional et de l’État, ce qui a conduit à des réalisations que l’on peut juger discutables mais qui ne sont pas négligeables: expositions temporaires aux Augustins et aux Jacobins, sous l’égide de la ville, Centre d’art de Labège, sous l’autorité de la région, politique du FRAC, du FRAM et du FIACRE, fondée sur la coopération de l’État et de la région.
Cet ensemble, qu’il faut indéniablement restructurer, a cependant le mérite d’exister, quoi qu’on en pense, et devrait permettre un redémarrage bénéfique pour le plus grand nombre d’intéressés.
L’idéal, malgré les points de vue antagonistes des artistes, parfois les intérêts divergents des partenaires institutionnels, et surtout la désinformation des publics, serait de créer une dynamique consensuelle ouverte et tolérante. Mais on ne peut, ici, oublier que la plupart des partenaires reprochent les options du conseiller artistique régional, du Centre de Labège, du FRAC et de la Préfiguration municipale, que l’on accuse de n’accorder leurs faveurs qu’à certains types de créations, si discordantes que soient ces différentes options des différentes institutions. Mais elles ont au moins l’intérêt d’être ces options et ces partis-pris, car il n’y a pas de politique, il n’y a pas d’action sans programme, donc sans point de vue, le tout étant, comme le disait déjà Baudelaire, qu’il faut adopter avec force et conviction un parti selon un point de vue qui soit celui qui ouvre le plus d’horizons.
Aussi la mention du souhait d’un consensus ouvert ne doit nullement être entendue comme un appel à un éclectisme tous azimuts et sans critères, qui sombrerait fatalement dans la médiocrité généralisée.
On impute donc à crime à ces institutions d’avoir cédé à la mode et à une mode officielle contre laquelle devrait se dresser la fibre traditionnelle locale. Mais c’est bien cette prétendue fibre traditionnelle locale qui est une mode étouffante et sclérosante, ignorante de ce qui fait la vie et l’élan de ce qui fera la force de la ville et de la région à l’heure de leur ouverture à l’Europe et de leur engagement dans l’Europe.
L’arrivée de Jack Lang au ministère de la Culture, la régionalisation et la décentralisation, la création des structures régionales pour constituer le patrimoine vivant et promouvoir la création avec l’aide de l’État ont fait renaître l’espoir et conforté la ville dans son intention de procéder à une préfiguration institutionnelle. Mais, dix ans après la nomination de Jack Lang, cinq ans après la décision municipale, le sentiment d’impuissance et de vacuité reprend le dessus à voir que rien n’a encore réellement débouché et que ce qui a été fait, comme le constate un rapport officiel récent, rédigé à la demande du Conseil régional, n’offre que le tableau d’un manque de logique et de concertation, voire peut-être un manque de volonté, et ne peut exciper que de résultats non significatifs pour le patrimoine, en dépit d’achats assez importants d’oeuvres de Tapiès, Saura, Soulages, Rotella ou Rousse, et relativement inefficaces au niveau de l’action culturelle, la sensibilisation et la conquête de nouveaux publics.
Ce rapport indique que ces résultats font apparaître une inquiétante disproportion entre les efforts financiers et budgétaires consentis et les fruits de ces efforts.
Ce qui met au pied du mur de se décider à penser et meure en œuvre un projet qui soit, pour reprendre les termes de ce rapport, « ramassé, nerveux et intelligent » quant au patrimoine, « mobilisateur, fédérateur et dynamique » quant au fonctionnement et à la portée et l’impact sociaux, afin que les efforts déjà consentis par les partenaires publics, et qui prouvent leur volonté, ne soient pas vains et aboutissent à une véritable sensibilisation sociale, à une véritable implication des populations informées, sensibilisées et motivées.
Si la situation peut sembler alarmante, elle n’est pas désespérée, car la création vivante est devenue un enjeu politique et social majeur dont les partenaires publics sont de plus en plus conscients, et dont les artistes eux-mêmes savent devoir enrichir et renforcer l’importance. Encore faut-il leur créer les conditions de l’optimisme en promouvant leur reconnaissance sociale et en soutenant leur efficacité culturelle, ce qui implique que les structures à élaborer, à partir de ce qui a été fait depuis dix ans, ne soient pas seulement des institutions qui donneraient satisfaction aux artistes dans leurs attentes sociales et économiques légitimes, ce qui pourrait ainsi n’apparaître que comme l’octroi de privilèges catégoriels d’un assistanat sans fondement politique, mais qu’elles soient aussi et tout autant les instruments d’un entraînement social démocratique, les armes de la véritable socialité et sociabilité de l’art et de l’art contemporain.
Il s’agit donc de structures effectivement difficiles à penser et à mettre en œuvre, et, entre autres, deux écueils doivent être évités : d’une part la démagogie des notions de demande sociale en amont et de pouvoir culturel spécifique aux culturels, et, d’autre part, l’illusion de la valeur mythique du régionalisme et de l’École toulousaine.
Le premier écueil est à redouter de la part des décideurs économiques et politiques dans la mesure où ce qui est économiquement et politiquement payant et électoral prend le dessus sur toutes les autres considérations et impose le recours à ce qui est connu, attendu, confortable, reproducteur, et, ainsi, s’oppose aux exigences mêmes de la création, de la dynamique et de l’innovation, dont les critères sont, justement, ce qui trouble formant la réalité, créant de l’inédit.
Cependant une certaine utopie idéologique de l’innovation à tout prix et de l’avant-garde obligatoire peut entretenir un élitisme systématiquement marginal qui ferait obstacle à la formation, à l’information et à la sensibilisation des publics qui doivent rester les buts et la mission de la politique culturelle et artistique.
On voit donc la difficulté d’une action où la demande sociale doit indéniablement être un facteur, mais non un impératif catégorique, et un facteur que l’action elle-même doit modeler et remodeler sans cesse.
Le deuxième écueil est le péché mignon des Toulousains que l’on a bercés dans les délices de l’autosatisfaction de clocher avec les mythes des différents « âges d’or » de l’Art toulousain.
La critique d’art, l’histoire de l’art et la théorie de l’art ont fait aujourd’hui justice de ces notions d’écoles nationales, régionales et locales, et il est beaucoup plus pertinent de se poser les questions relatives aux moyens dont se dotent les communautés historiques pour se confronter aux autres et pour s’insérer dans le concert de l’évolution, ou plutôt, des évolutions historiques. Le fait d’être toulousain ne confère nulle autre qualité que celle d’être toulousain : un mathématicien n’est pas meilleur à être toulousain ou strasbourgeois, pas plus qu’un médecin n’est meilleur médecin à être marseillais ou nantais.
C’est dans son rapport à sa propre pratique que le praticien forge sa valeur, non par son état civil, et, si identités culturelles territoriales il y a, ce ne peut être, justement, qu’à la mesure des politiques adéquates aux pratiques culturelles différenciées que ces entités territoriales ont su mettre en place dans leur concertation active avec les différents acteurs culturels, créateurs comme usagers réels ou potentiels.
Aussi cette mise en garde à propos du chauvinisme local débouche-t-elle sur la véritable question de la compétence à juger des pratiques artistiques, de leurs produits et de leurs effets sociaux et socio- culturels. Le risque serait, à cet égard, de revendiquer tout le pouvoir, tous les pouvoirs, pour les seules compétences professionnelles qui s’imposeraient dictatorialement aux politiques comme aux publics et aux populations. Il s’agit donc de penser l’équilibre et le dynamisme de trois facteurs : le pouvoir, la compétence et les corps sociaux.
Cette recherche est aujourd’hui à l’ordre du jour à Toulouse, et elle est une des chances de Toulouse, une des cartes qu’elle peut et doit jouer pour être une métropole d’équilibre.
Étant moi-même, professionnellement, un des observateurs de la situation et, j’ai la faiblesse de le croire, un des acteurs de la compétence en la matière, je revendique ma place dans cette structure et cet équilibre, ce qui explique la relative vivacité de ce papier d’humeur, mais je sais, pour cela, devoir composer avec tous les autres partenaires. Aussi dois-je m’interdire d’imposer des jugements de valeurs absolus et définitifs, des palmarès subjectifs, afin de préserver l’honnêteté et l’intégrité de l’objet même du débat en cours, débat animé et passionné qui donne toute sa saveur au fait de vivre aujourd’hui et de vouloir vivre aujourd’hui à Toulouse, et afin que la mission essentielle reste l’objectif majeur : un patrimoine vivant grâce à la création dynamisée, qui soit le bien de tous et de chacun, le besoin de tous et de chacun, la satisfaction de tous et de chacun.
Denis Milhau
(Texte paru en 1991 dans le numéro spécial de la revue Autrement sur Toulouse dirigé par Marie-Louise Roubaud)