Paul Strand

L’homme de la réalité immédiate

« Nous touchons là au caractère essentiel de la photographie «art de la vie : elle est la trace fixée d’une réalité donc toujours ouverte à une réalité », et par ce fait, chez Paul Strand, synonyme d’hommage à la vie. (Jean Dieuzaide).

Cette note de Jean Dieuzaide à l’ouverture de la saison 81-82 de la galerie du Château d’eau, situe l’importance du photographe américain Paul Strand dont la force créatrice a laissé des empreintes profondes sur ses contemporains, mais aussi sur les plus jeunes générations.
En effet bien que déjà classique dans l’histoire de la photographie en tant qu’art à part entière, Paul Strand continue d’irradier par sa perfection formelle, ses recherches, sa façon de rendre vivants et vibrants les détails, de magnifier et la terre et la vie. Il est un maître incontesté. N’oublions pas que Walker Evans a voulu devenir photographe en découvrant le portrait de la femme aveugle dans les années 1920.
Il s’agissait à cette époque de vouloir défendre une éthique plus qu’un outil technologique, même séduisant.
Toute la vie et la carrière de Paul Strand témoignent de la profondeur de ses convictions en tant qu’artiste et en tant qu’homme, qui l’amèneront à s’exiler en France pour fuir le maccarthysme.

Il était autant attiré par la restitution fantasmée de la nature immense, que par les portraits des hommes simples, aussi vastes pour lui que les paysages. « La vie des choses simples » était sa recherche, son aboutissement.
Mais même dans ses portraits les plus dépouillés, les plus rudes, il ne pouvait s’empêcher de faire de l’art, et donc de réintroduire de l’esthétisme. Il voulait magnifier la vie. Cela sera sa signature. Son maître et ami Alfred Stieglitz disait à peu près cela : «Les gens simples que Paul Strand photographie, le sont simplement, avec leur environnement, leurs regards frontaux. Mais Paul Strand, tout en voulant laisser en eux exister ce qui est, va en eux et les transforme en symboles ».

Paul Strand ne veut pas faire de la ressemblance, mais il ne veut pas qu’elle soit perdue. Il s’interdisait tout trucage, toute retouche, toute manipulation. Mais l’amour de la forme venait toujours renforcer le fonds. Honnêtement, artistiquement. Ses photos demeurent, certes documentaires, mais encore plus approfondissement, interrogations. Sa devise était simple, elle aussi : Le regard doit se poser partout, sans vouloir charmer, sans dénaturer.
Paul Strand a fait école, et sur le tableau noir de ses photos nous continuons à apprendre.

L’émergence de l’être

Votre photographie est un enregistrement de votre vie, pour n’importe qui qui regarde vraiment. (Paul Strand)

Paul Strand aura été un homme irréductible, indigné, et toujours refusant les compromis, quitte à s’exiler, à se terrer. Il est né le 16 octobre 1890 à New York de parents originaires de la Bohème qu’ils vaient quitté comme de nombreux juifs. Petit gamin juif au milieu d’un monde en devenir, il va grandir émerveillé par la verticalité des villes. En 1907 il reçoit son premier appareil photo.Il fut élève du célèbre photographe social Lewis Hine qui lui apprendra l’éthique de la vérité du réel. Il va découvrir la célèbre galerie d’Alfred Stieglitz, la galerie d’art 291, dite Photo-Secession Gallery, où commençaient à naître l’art photographique et l’avant-garde moderniste. Il va décider que la photographie ne sera plus un passe-temps, mais sa vie. Il reçoit le choc du mouvement cubiste (Pablo Picasso, Georges Braque ou Constantin Brancusi) qui va influencer ses photos comme le fauvisme également.

Stieglitz va promouvoir le travail de Strand aussi bien dans sa galerie, que dans sa revue Camera publication.

C’est l’époque à la fois des abstractions formelles et des photographies sociales. Il était à la croisée des chemins.
« Trois routes importantes s’ouvraient à moi. Elles m’aidèrent à trouver mon chemin. Mon travail se développa en réponse à 1) mon désir de comprendre l’évolution nouvelle de la peinture, 2) mon désir de pouvoir exprimer certains des sentiments suscités en moi par New York, ville où je vivais, 3) un dernier désir, aussi important que les deux précédents qui était que je voulais voir si je pouvais photographier les gens dans la rue sans qu’ils se rendent compte de la présence de l’appareil photo. »» (P. Strand, 1971).

Paul Strand croyait à l’utilisation de la caméra comme un outil de réforme sociale. Il sera toute sa vie un homme de gauche, très proche du parti communiste. À la fin de la Première Guerre mondiale, que Paul Strand effectuera dans un hôpital militaire, il y acquiert une formation de radiologue. Ce qui n’est pas innocent pour sa vision future de la réalité.
Paul Strand impose sa révolution de la perception de l’objet et du champ de la photographie domine toute la photographie.

Paul Strand va délaisser la peinture pour le cinéma naissant, en quittant un peu la photographie. New York la Magnifique sera son premier grand projet cinématographique, et il y montre la vie quotidienne de la ville, mais avant tout de ses habitants. D’autres films muets suivront, dont La Vague en 1934 sur des pêcheurs mexicains. Il filme aussi le sport, l’art lyrique, le documentaire comme The Plow that Broke the Plains, (La charrue qui détruit les plaines) (1935). Une commande du gouvernement mexicain en 1936 et du syndicat antifasciste donnera Native Land sorti en 1942. Il va ardemment militer à des films qualifiés de subversifs au sein de Frontier qu’il fonde. Le cinéma d’avant-garde expérimental à visée sociale sera sa machine à faire reculer les fascistes. Il rencontre Eisenstein lors de son voyage en URSS en 1935, et ne voit rien, ou ne veut rien voir, des crimes staliniens en cours.

Le procureur général, Attorney General, le qualifiera de « non-américain ». La Deuxième Guerre mondiale laisse un répit à Paul Strand engagé dans le combat général et patriotique contre le fascisme. Il va avoir droit à une grande rétrospective au MoMA en 1945. Il poursuit son utopie de réaliser « une série des photographies qui seront concentrées sur l’histoire, l’architecture, l’environnement et la vie de la population d’une petite ville, et qui révéleraient le dénominateur commun à toute l’humanité et seraient un pont vers une compréhension plus profonde entre les pays.».

Puis le climat de la guerre froide et le maccarthysme triomphant vont l’éloigner de son pays. En juin 1949 Strand quitte les États-Unis pour présenter son film Native Land au Festival international du Film à Marianske Lazne, en Tchécoslovaquie. Il ne reviendra presque jamais. De plus il exige que ses livres soient publiés en Allemagne de l’Est. Dans le début des années 1950, il s’installe en Europe qui se relève à peine de la guerre, passant six semaines dans le nord de la communauté agraire italienne de Luzzara.
Puis il s’installe en France, à Orgeval avec sa troisième épouse Hazel Kingsbury Strand qui sera son assistante autant que sa compagne. Pendant 27 ans il va paisiblement vivre dans sa campagne, rencontrant des artistes comme Braque, dont il se sentait très proche, ou d’autres, son grand ami Claude Roy, et s’adonnant aux natures mortes et aux gros plans de fleurs, et à de nombreux voyages en Europe, tous surveillés de près par le FBI.
Jamais il ne parlera le français, il ne parlait que la photo.

Il est décédé calmement dans sa maison d’Orgeval, au milieu de ses fleurs, le 31 mars 1976.

L’émergence des visages et de la nature
Paul Strand a laissé tout au long de sa légende, d’innombrables clichés. Ce qui nous frappe en regardant une photo de Paul Strand et donne sa signature, c’est l’intensité qui en émane. Il était partisan absolu de la Straight photography, la photographie pure et directe, sans apprêt, rude, non idéalisée.
L’objectivité est la pure essence de la photographie, c’est sa plus grande contribution et en même temps sa limite. (Paul Strand).

Celle qui vous fait face frontalement, avec toute sa puissance. Que ce soit dans ses portraits les plus directs, ou dans la patiente mise en valeur des objets les plus quotidiens, Paul Strand est tension, vision directe. Rien n’est banal, pas plus une pierre qu’un visage. Tous les deux recèlent une part profonde d’invisible et d’intériorité. Il inscrivait ses modèles dans une construction rigoureuse, architecturale, géométrique à ses débuts. Mais ce sont les gens qui le fascinaient. Pendant longtemps, Strand a fait «des portraits de gens tels que vous les voyez dans les parcs de New York et ailleurs, assis simplement, sans être conscients d’être photographiés.... J’ai senti que l’on pouvait obtenir une qualité d’être à travers le fait que la personne ne savait pas qu’elle était photographiée... Et je voulais saisir ces personnes dans un environnement dont ils avaient eux-mêmes choisi d’être parie prenante ». Il ira dans les bidonvilles, les parcs. Sa devise était claire et évidente :
Dites ce que vous avez à dire et faites que cela tienne dans un espace rectangulaire.( Paul Strand).

Le mouvement dans la ville, les abstractions et les portraits de rue seront ses thèmes de prédilection.
Un formalisme presque abstrait marque ce dont on se souvient de lui. On considère comme un chef-d’œuvre absolu de la photographie, La barrière blanche, qu’il réalise en 1915, et qui va préfigurer une nouvelle ère de l’image. L’âme est à nu dans cette organisation des choses simples. Tout ce qui s’inscrit en bloc dans l’image retient le temps fugitif. Il reste ces visages entre ombres et lumières, entre fixité et rêve englouti en eux. Il aime renforcer les contrastes dans ses tirages et il abandonne souvent la profondeur spatiale, l’épaisseur de l’espace.
La série sur Rebecca, sa première épouse, est la plus belle approche de l’Autre, de la femme, du corps, hors de tout ancrage anecdotique ou familier. C’est la transparence qui peut se lire aussi bien sur une barrière de champ que sur un visage. Le dedans des choses se dévoile.

L’instant est reproduit, renseigné, ouvert et offert. Les figures de l’Autre, humains ou objets, parlent dans les photos de Paul Strand. La lumière devient ce qui sculpte, ce qui ordonne, ce qui structure. Ses images sont reconnaissables entre toutes par cette rigueur d’un moine-soldat de la photographie, de la netteté des pans, de la profusion des détails, de la construction très travaillée. Il a exprimé parfaitement sa méthode de travail :
« Le problème de la photographie est de voir à la fois les limites et les qualités potentielles de son art, car une expression vivante dépend au moins autant de l’honnêteté que de l’intensité de la vision...Il s’agit de respecter l’objet et de l’exprimer par le moyen d’une gamme presque infinie de tonalités... La réussite est là, obtenue sans trucages ni manipulations par l’emploi de la photographie directe » (Paul Strand)

Mais il ne peut être réduit à l’apôtre de Nouvelle Objectivité, car la nature «objective du réel », est explorée par lui jusqu’à la transparence des vibrations intérieures, mais il s’y refuse pourtant en théorie :
« J’ai des moyens esthétiques à ma disposition, dont j’ai besoin pour pouvoir dire ce que je veux dire à propos des choses que je vois. Et la chose que je vois se trouve à l’extérieur de moi – toujours. Je ne cherche pas à décrire un état intérieur. ». Pourtant il se contredit souvent, heureusement pour nous. Certes le choc de ses clichés est frontal, sans intermédiaire, sans intercession, mais parfois on peut percevoir au-delà une vie. Il voulait contrôler la réalité, elle s’est défendue.

Paul Strand était aussi un cinéaste et un peintre. Pendant ses soixante ans de travail artistique, il aura abordé beaucoup de thèmes, même si on ne semble retenir de lui que le créateur avec Alfred Stieglitz et Edward Weston du courant moderniste. Certes il a fait basculer la photographie dans l’ère moderne et fait tomber dans les oubliettes le mouvement pictorialiste et de son esthétique picturale qui faisait alors autorité. Il est un ennemi acharné d’Edward Steichen et de Clarence White, dont il ne supporte pas la subjectivité et leur amour de la beauté brumeuse.
Il a pourtant parcouru les Amériques, surtout le Mexique et ses statues de saints plus proches de la magie que de la foi, l’Afrique et l’Europe.

S’il est considéré comme incarnant à lui seul la modernité, ce qui est abusif, il demeure un « homme nouveau », croyant au pouvoir de l’image, à une nouvelle perception des choses par le médium de la photo. Il a voulu traiter la condition humaine prise dans le contexte urbain moderne, et jamais il ne dérogera à son exigence.

« La photographie a été la vie de Paul Strand. C’est l’instrument grâce auquel il a pénétré les replis de la nature des hommes, c’est l’outil au moyen duquel il a transmis au monde ce que l’œil le plus perceptif a vu, ce que la sensibilité la plus ardente a ressenti, ce que la compréhension la plus lucide a hurlé. C’est le langage dans lequel il a écrit le plus moderne des hymnes à la force et à la dignité des hommes, à la sourde violence et à la beauté de la nature » (Léo Hurwitz, préface du Mexican Porfolio, 1940, cité dans la monographie du Château d’eau de 1981).

Gil Pressnitzer

Bibliographie

Publications en français

Paul Strand de Claude Roy –Photo poche-Actes Sud-2011
Le Monde à ma porte, La Martinière, 1994.
La France de Profil, Claude Roy ; Ed. Clairefontaine (1952)
Ghana: un portrait d’Afrique, Le Chêne (juin 1984)
Nouvelle-Angleterre (1950,)
Vivre l’Égypte (1969)
Les Hébrides, pays de l’herbe sous le vent. Ed. Clairefontaine (1962).
Un Paese (photos de Luzzara, vallée du Po, Italie) (1955)

Monographie du Château d’eau, Paul Strand, 1981

Publications en anglais, sélection

Paul Strand : an American Vision, Washington : National Gallery Of Art In Association, 1990.
Paul Strand: Rebecca, Robert Miller Gallery, Paul Strand, Photographs 1915-1945
Paul Strand : sixty years of photographs : excerpts from correspondence, interviews, and other documents by Paul Strand(Book) 1976 and 1999.
Mexican Portfolio (1967).