Pierre Soulages
Le dialogue de la lumière et de la nuit
Une cinquantaine de toiles au Musée Fabre, tandis que la galerie Frédéric Bazille, du théâtre municipal, accueille près de cent eaux-fortes et lithographies : juste après les rétrospectives de Lisbonne et de Madrid, Montpellier s’est mis, jusqu’à la mi-octobre, à l’heure de Soulages.
Epreuve toujours un peu cruciale que la confrontation d’une œuvre et d’un lieu, dès lors qu’il existe, de l’une à l’autre, des liens aussi organiques qu’un acte de naissance – c’est comme jouer Mozart à Salzbourg – et surtout peut-être ces affinités et ces connivences qui les rendent inséparables, quand bien même il faut aller chercher loin derrière les apparences.
Pierre Soulages est né à Rodez en 1919, mais c’est à Montpellier que, de 1941 à 1946, il s’est voulu et est devenu peintre. Son installation à Paris, une carrière devenue très vite internationale, de fréquents séjours à l’étranger, ne l’ont jamais déraciné du Languedoc, où il travaille beaucoup, et près de trente ans après ses premières expositions, sa peinture se nourrit toujours des ébranlements premiers des années d’apprentissage, des chocs fondamentaux encaissés par le regard et l’âme – ce qui, pour un peintre, est tout un.
S’il n’est de grande oeuvre que l’œuvre marquée par quelques obsessions simples, celle de Soulages est l’une des plus farouchement pures et des plus obstinées. On en connaît la clé : son œil hanté, dès qu’il dessinait sur ses cahiers d’écolier, par les arbres vus en contre-jour sur la neige, ou sur les garrigues de l’automne ; à la fois pour leurs formes sculpturales et pour la qualité du blanc et du brun que, par contraste, ils révélaient en les exaltant.
Il n’est pas gênant que cela soit très anecdotique ; depuis trente ans, Soulages piège la lumière dans des grilles noires, prisons dont les barreaux fabuleux s’alignent ou s’enchevêtrent, nasses tressées de cordages énormes qui serpentent et se nouent, pour toujours s’enrouler sur l’espace infini qui naît de leur seul déploiement. Et voici que cet espace, dans le temps même que les bandes noires le créent à partir du vide absolu, se mue en son contraire et devient plénitude visible et sensible, existant dès lors par lui-même dans son infinie blancheur, ou par des couleurs qui ne sont jamais surajoutées, mais semblent, comme dans les cristaux, des condensations de lumière intérieure, avec, comme eux, cet éclat raffiné, mystérieux, inexplicable et inattaquable.
Il faut voir, comme à Montpellier, trente ans de peinture étalés sous nos yeux, pour comprendre à quel point la démarche d’un peintre peut être parfois celle d’un démiurge. Soulages est à coup sûr de cette race puissante et hautaine qui sait partir de rien – en l’occurrence la surface blanche et le trait noir - pour en tirer un monde. Créateur d’espace, chasseur de lumière, il restait à cet aventurier du dedans à donner un sens plus profond et comme une justification à se création ex nihilo. Non que sa peinture ait jamais été, même à se débuts, un jeu formel et gratuit. Mais, depuis quelques années, elle se peuple de résonances et de voix nouvelles, elle devient une sorte de tragique dialogue entre la lumière et la nuit.
Et la nuit, souvent, sort triomphante de l’affrontement.
Là où jadis le noir n’était que pour capturer le blanc dans ses mailles, il s’étale aujourd’hui, parfois, sur toute la surface, souverainement présent, exalté à son tour par le blanc qui vient mordre et déchiqueter ses bords ; noir aussi infini et aussi céleste que peut l’être, dans d’autres toiles, la transparence intangible d’un blanc ou d’un bleu. Comme si le regard de l’enfance avait glissé, des morceaux de paysages découpés par les arbres en contre-jour, jusqu’aux troncs eux-mêmes, désormais perçus moins comme des formes que comme de grandes lanières taillées dans le cuir sombre de la nuit - puis comme la nuit elle-même.
Jamais le mot « abstrait » n’a été plus mal venu que pour désigner une telle peinture, tant ce qu’il paraît impliquer de cérébral est à l’opposé de l’art sensoriel de Soulages. Un art dont la force dépouillée, la franchise, la tenue monumentale, une certaine dureté, qui est plus de la noblesse que de l’austérité, plongent leurs racines - même si elles ne les « figurent » pas - dans les rudes et éclatants paysages de terre, de soleil et de mer qui l’ont indélébilement marqué.
Michel Roquebert, août 1975