Robert Thon
Des étranges secrets gardés par des poupées
Robert Thon aura été le plus étrange des peintres toulousains de sa génération, le plus secret aussi, le plus pudique en tout cas.
D’ailleurs ses tableaux sont emplis d’un calme étrange, de formes immobiles qui vous regardent droit devant vous comme d’étranges félins narquois, ou des miroirs sans tain, et ainsi révèlent cette étrangeté du bonhomme et la nôtre bien plus encore.
Comme un chat familier le silence est venu dormir dans ses toiles. Il s’y trouve encore.
Il est aux aguets, un geste de trop et il vous sauterait dessus.
De tous les autres côtés du miroir à la fois des paysages inconnus sont là, des mondes parallèles se déchirent et vous regardent droit dans les yeux. Cette dame au miroir parée comme une divinité de plumes et de vent, vient à votre rencontre parsemée de ses gardiens, de ses « jumeaux – soldats » qui l’escortent, sans boucliers qui leur ont troué leur corps non pas vers son char délaissé, mais vers vous.
Elle va planter l’arme absolue en vous : un miroir où vous dissoudre. Cette page de livre jaunie fait irruption dans votre réel et vous assigne à jamais en soumission. Bras tendu, auprès de servantes ondoyantes de parfums, elle sait son pouvoir sur vous. Serpent du passé, elle vous hypnotise, nulle part où s’échapper. D’ailleurs le tableau est désespérément plat, encore plus que la terre.
Plus d’espace, vous êtes tombé dans le grimoire du temps. Vous n’avez plus qu’une seule dimension et dans le plat pays du livre vous ne pouvez que glisser ou vous figer.
Vous vous figez alors devant le miroir, attendant que la dame s’approche inexorablement avec le bruit de crotales de ses bijoux.
Elle a le regard fixe et il se peut qu’elle passe sans vous voir, le miroir alors n’aura pas été pour vous, et jamais vous ne reviendrez dans le réel. Cette dame si proche maintenant n’était qu’une enfant cruelle dont seuls les seins étaient promesses de moissons.
Ses hommes d’arme sans yeux et sans corps forment une sorte de chœur silencieux et hiératique. Ils savent dans leurs moignons que vous allez les rejoindre vous aussi, il suffit de vous trouver un jumeau de douleur.
Robert Thon peint ses tableaux comme des sacrifices. La parole est interdite à l’intérieur, tout est déjà consommé, il ne s’agit que de contempler la fixation des désastres. Le passé tient en laisse le présent, rien ne bouge, tout vit pourtant comme un cœur de pierre.
Icônes d’un improbable passé antérieur, nos désirs et nos peurs viennent à notre rencontre dans la peinture de Robert Thon.
La femme-enfant tend plus le miroir que son corps, et le trouble nous saisit de passer et par l’un et par l’autre pour savoir lequel des deux va nous engloutir en premier.
Il était né à Mérignac le 1er août 1929, il est décédé le 2 novembre 2002 à Toulouse. Il aura passé son enfance et son adolescence à Cierp et le restant de sa vie ancré à Toulouse à partir de 1958, fuyant les fausses lumières de la gloire et de l’argent. Après Les Beaux Arts de Toulouse, il « subsiste socialement et honnêtement depuis 1951 » comme il le dit, grâce à l’enseignement du dessin et des arts plastiques à l’école d’Architecture de Toulouse. Il vivait humblement, moralement. Son approche de la vie était celle d’un artisan-homme, voulant se bâtir autant que bâtir des tableaux patiemment, très très lentement. Aussi il ne pouvait se concevoir que comme peintre figuratif, lui qui admirait surtout l’abstraction.
Encore une question d’honnêteté sans doute, car il était ancré dans l’aura des objets et des visages.
Il aura peu exposé, peu produit, illustré des livres et poursuivi ses « rêves sacrés » presque en silence. Du haut de ses bretelles il entrevoyait des mondes prodigieux où l’imaginaire devenait réel. Véritable jardinier de l’inconscient il y avait du peintre d’icônes en lui, une sorte de moine orthodoxe qui aurait rencontré la peinture de la Renaissance italienne et sa volupté.
Qui aurait su jouer aux poupées plus avant que l’enfance.
Les Gardiennes du parfum essentiel, celui de leurs chairs sans doute, ne vous laissent point approcher, point humer, point aimer.
Harnachées dans le cuir des indifférences, elles veillent figées sur des portes secrètes derrière lesquelles elles ont du déposer leurs linges intimes.
Nul ne passera. Les lances sont dressées pour s’opposer aux lances des hommes. Ces vierges sont des poupées cruelles, et si l’une joint les mains en offrande, les visages des autres sont clos pour ne rien laisser voir de leur intérieur.
Les seins nus qui se dévoilent sont ceux à la fois des amazones, et aussi des petites filles curieuses et provocantes qui veulent voir "jusqu’où". Immobile est le regard, les vestales du parfum essentiel ne se laissent point griser par celui qui vient aux portes, harassé de fatigue et de désirs. Elles sont là de tout temps pour garder, pas pour se donner.
Elles sont devenues des bas-reliefs, jambes closes. Vous ne passerez vraiment pas.
Il évacuait les mystères non dominés de la couleur par la technique des icônes (dorures). Sa peinture inclut les restes de la vie, déposés par le hasard intelligent du monde, lors de ses pèlerinages dans le ventre abandonné de la ville- bouts de papier, boîtes, clous, têtes de poupées…-
Aux 64 allées Jean Jaurès se dressait un palais de la figuration du monde qui veut s’incarner, et parfois une chouette portait témoignage.
Souvent des amis passaient pour participer aux cénacles du samedi. Ils refaisaient le monde de la peinture et du reste aussi. Certains parlent encore de l’émerveillement de sa rencontre (Henry Lhong, Michel Roquebert,…), une sorte d’épiphanie de la peinture et de l’humanité.
Lentement, mâchant ses visions, artisan de l’immobile et de l’éternel, Thon aura créé les retables du monde contemporain. Ceux qui ne bougent pas et sont les gisants de nous-mêmes. Ses poupées inquiétantes ou simplement magiques, - il les avait empruntées pour une part aux beaux visages de ses filles-, rejoignaient les visions de Christian Schmidt et de Balthus mais avec un érotisme plus secret.
Ses dames au miroir, nombreuses et seules à la fois, regardaient ailleurs, au travers de nous. Ses rêves sacrés avaient le parfum essentiel et entêtant de l’univers des femmes et d’un univers fait de fragment de fragments.
Beaucoup de papiers collés, de dessins, de peintures et de même de retables constituent son œuvre.
Et après la grande série proche des papiers de Matisse, Robert Thon retranscrit une recherche quasi-mystique de l’innocence perdue.
Ses poupées aux lourds secrets deviennent les détentrices des nôtres. Et les poupées magiques deviennent ses talismans, ses repères, ses prières.
Cette femme nue, cette poupée en plumes, perles, tambours et lampadaires, semble vouloir battre le temps suspendu du désir. Sa servante androgyne accompagne la danse lente de la séduction, elle déjà en deuil de l’amour dans ses atours noirs. La maîtresse, comme l’on le dit d’une vestale des jeux sado-masochistes, garde le geste suspendu et sa baguette ne se baissera qu’au moment où nous serons complètement livrés, dominés.
Ses yeux d’enfant s’en amusent déjà. Les lampadaires attendent férocement les pauvres éphémères. Le soir tombe sur nos amours.
La galerie Simone Boudet et surtout l’ensemble des Olivétains, à Saint-Bertrand de Comminges (Conseil Général de la Haute-Garonne), la « galerie» de l’Orangerie du Conseil Général, auront permis de découvrir l’immensité du bonhomme grâce à deux hommages.
Les quelques illustrations proposées proviennent du bel hommage que celui-ci a consacré à ce peintre si discret. « Je n’aime pas la peinture qui bouge » disait-il. Pourtant le monde bouge autour de sa peinture, faisant silence par respect.
Robert Thon est parti, toutes les poupées du monde qui hantent ses tableaux sont à jamais orphelines. Alors elles attendent immobiles, au garde-à-vous de l’éternité.
Gil Pressnitzer