Shoji Ueda
L’écrivain du livre des sables, l’empereur des dunes
« Je ne fais que des photos qui me plaisent. » Shoji Ueda.
Dans le film La femme des sables de Hiroshi Teshigahara d’après le maître livre de Kôbô Abé, un être humain, femme devenue statue de sable, en retient un autre, dans une sorte de réalité déconcertante. Ainsi semble opérer Shoji Ueda avec ses personnages, qu’il retient dans des saynètes figées pour l’éternité.
Passionné de peinture et de poésie, plus que de photographie, il se sert pourtant de ce vecteur pour mettre en scène ses projections oniriques. Ne tenant aucun compte du réalisme, il place des personnages familiers dans un univers aux frontières du surréalisme. Il élabore des fables de l’imaginaire dans un non-lieu où dans ces frontières indicibles monte un silence halluciné, mis méticuleusement en partition. Il fait œuvre singulière, car s’il n’appartient à aucun courant photographique particulier de son temps, il est fasciné par Jacques-Henri Lartigue, et des peintres comme Magritte et Tanguy.
Ueda peut aussi faire penser à un cinéaste comme Ozu, avec qui il partage une vision humaniste du monde, et aux paysages du Japon des années 50.
« Je ne me considère ni comme un reporter ni comme un artiste ».
Il se voulait comme Lartigue, cet éternel amateur, loin de l’égocentrisme des « créateurs » : « Lartigue a été mon maître absolu. Il était si curieux de tout... Ses photos traduisent parfaitement son âme. J’aurais voulu que toutes mes photos ressemblent aux siennes. » (Ueda, 1994)
Sa série sur les dunes de Tottori (1949-80), oscillant entre la composition théâtrale et le décor minimaliste, fera de lui le metteur en scène d’un monde étrange, où ce sage fait sourdre comme source principale une harmonie tendre et étrange.
Sa sérénité, entre fantaisie et quête d’un bonheur qui s’enfuit, lui sert à édifier un théâtre onirique.
« Tottori, mes voisins » aurait pu être sa devise, lui qui mettait en perspective sable, lumière, corps, et mer, sur fond d’infini, ses proches, ses paysages d’enfant. Il utilise des jeux de miroirs, des mises en abîmes et met en scène des compositions comme un cheminement spirituel. Et ses corps nus sur le sable deviennent des « torîs » ouverts sur l’espace sensible.
Une mélodie flotte sur toutes les lignes épurées qu’il sait maintenir dans son petit théâtre minimaliste où les noirs et les blancs laissent se précipiter un nuage de lumière.
Dans les photos de Shoji Ueda, le ciel est à portée de la main.
Les personnages, le plus souvent sans expression, participent à un rituel du bonheur d’être ensemble et de deviner le chant de la mer.
Shoji Ueda refuse de s’expliquer sur ses images, elles doivent tout dire et comme un coquillage si on prête l’oreille on peut entendre une harmonie immobile. Et le chant d’enfance que toujours Shoji Ueda portera en lui.
Curieux et innocent comme un enfant sera le photographe Ueda, ludique comme eux, joyeux souvent.
Merveilleusement simples, mais intrigantes, ses images sont des moments incertains, des situations décalées qui semblent en attente, le tout sur un temps immaculé, un décor immobile à l’horizon fuyant.
Shoji Ueda, tendrement, a bâti un monde imaginaire à la fois monde occidental et monde japonais et qui s’échangent leur poésie, de l’autre côté des dunes, là où dort la mer.
Un critique a parfaitement défini le monde de Ueda : « Les photographies de Shoji Ueda sont toutes empreintes de cette poésie douce, subtile et de cette lumière rare, celle des dunes effectivement qui renvoie à un autre monde, à un monde lointain, sans fin ou la perte de repères au loin s’efface... ».
Une vie de mise en scène du sensible
Shoji Ueda n’a pratiquement jamais quitté sa région natale, à part un voyage en Europe dans les années 1970, et c’est à partir de son monde et de revues photographiques et de peintures occidentales, qu’il va construire son univers, humblement, discrètement, comme un cheminement spirituel. Immergé dans ses paysages naturels, loin des centres artistiques de Tokyo, il élabore une œuvre nombreuse, unique, avant de s’éteindre à l’âge de 87 ans.
Shoji Ueda est né le 27 mars 1913 à Sakaiminato, dans la préfecture de Tottori, dans le sud du Japon. Cette ville est un port encadré par une montagne célèbre et de nombreuses dunes.
Son père, Tsunejuro Ueda, était cordonnier, il fabriquait des socques de bois traditionnelles. Shoji est le troisième et le seul survivant des quatre enfants de Tsunejuro et sa femme. Il suit les cours élémentaires dans cette ville en 1919 et découvre le dessin en 1922, et en 1923 la photographie et les bandes dessinées.
Il poursuit en 1925 ses études supérieures et en 1928 il se passionne pour la photographie. En 1929 son père lui achète son premier appareil photo. Mais la peinture reste son but premier.
En 1930 Ueda a l’intention de suivre des cours à une école d’art à Tokyo pour devenir peintre, mais ses parents le lui refusent parce que
Ueda étant le seul fils, devait reprendre l’entreprise familiale.
Pour en quelque sorte le consoler, ses parents lui achètent un appareil photo haut de gamme, car ils préfèrent finalement qu’il s’oriente vers le métier de photographe, sorte d’artisanat aussi.
Après son diplôme en 1931 il rejoint des cercles de photographes dans les photo clubs locaux, avec qui il découvre les avant-gardes européennes en photos et en peinture.
Une de ses photos reçoit le prix mensuel du magazine Camera.
En 1931, il découvre des photos réalisées par Man Ray, Kertész et se lance dans des expérimentations analogues (solarisations, déformations...).
En 1932, il quitte sa ville natale pour Tokyo où il étudie brièvement à l’Oriental School of Photography.
Après son retour à Tottori, il ouvre son propre studio de photographie dans sa ville natale, et devient photographe de quartier.
Donc à 20 ans il va commencer son activité de simple artisan qu’il poursuivra toute sa vie, bien épaulé par sa femme Norie Shiraishi qu’il a épousée en1935. Grâce à cette précieuse aide il peut vagabonder au bord de la mer et saisir des moments fugitifs.
Au sein d’associations de photographes, il enseigne son art.
En 1937 Hiroshi, son premier fils, naît et en 1938 Kazuko sa première fille.
Et en 1939 avec la photo Quatre Filles il réalise sa première mise en scène photographique pleinement aboutie, qui va définir dorénavant son style.
En 1940, Mitsuru, son second fils naît.
La guerre survient et pèse sur les gens. Par conviction Ueda refuse de devenir photo reporter quand il est enrôlé en 1943. Sa mauvaise santé va le faire démobiliser, mais il s’éloigne de la photographie.
En 1944, Toru, son troisième fils naît.
En 1945, il retourne à la photographie, et donc à la vie, grâce à un concours de photographies.
En 1949 une compétition de photos a pour thème les dunes de Tottori, qu’il va investir pour en faire son studio naturel. Là il va dans ce théâtre, mettre en scènes des situations où se mêlent famille et amis.
En 1951 il réalise son premier nu dans les dunes de Tottori, et en 1952 il réalise une documentation sur les outils populaires du peuple japonais.
Edward Steichen l’invite à participer en 1960 à une présentation de la photographie japonaise au Musée d’Art moderne de New York.
Il a commencé à s’intéresser à la photographie d’enfants afin de capter leur innocence et sa propre enfance, et contempler le passage du temps.
Ce sera la série, «Children The Year Round», Enfants tout au long de l’année, qu’il poursuit jusqu’en 1971.
Il est un peu oublié dans les années 1960, mais en 1971 une exposition à Tokyo le rend célèbre.Il ouvre un nouveau studio en 1972 ainsi qu’un salon de thé.
1975 Ueda prend le poste de professeur à la faculté des Beaux-Arts de Kyushu Sangyo University, poste qu’il conservera jusqu’en 1994.
En 1978 il est invité aux neuvièmes rencontres d’Arles.
En 1979 Ueda enseigne à la Faculty of Education de Shimane University.
En1983 sa femme, Norie, meurt et pendant un temps il arrête la photographie. Mais à la demande de son fils Mitsuru il accepte ses toutes premières commandes à 70 ans.
Il réalise donc des séries sur la mode et des campagnes publicitaires de plusieurs stylistes japonais. Il situe ce travail dans les dunes.
En 1987 il est à nouveau invité aux rencontres d’Arles.
En 1994 une exposition lui est consacrée à Toulouse, à la galerie du Château d’eau.
En septembre1995 un musée, Shoji Ueda Museum of Photography, ouvre à Kishimotocho, dans sa région de Tottori. Il est entièrement consacré à son œuvre.
Le 4 juillet 2000 Ueda décède d’un infarctus aigu du myocarde dans sa ville natale, Sakaiminato.
Le théâtre de l’épure
« J’aime introduire dans des paysages naturels des éléments artificiels. J’aime bien que l’on sente une légère intervention du photographe ».
Dans ses chères dunes, tout près de là où il vivait, Shoji Ueda a ouvert le livre des sables. Et là où fusionnent grains de sable, grains de peau, lui, l’alchimiste des grains de photographie, a transformé cela en grains de lumière.
Ces photons de sentiments ne sont plus situables dans l’espace et dans le temps. Les photos d’Ueda sont la superposition intime de cadres familiers (famille, dunes de l’enfance...) et de l’épure du vide.
Ses « lignes subtiles » sont des instants mystérieux, étranges, avec ces personnages figés qui sont en décalage avec la réalité, épinglés sur le temps et les dunes. Ils sont devenus des statues indifférentes, des sculptures naïves.
Il émane de cela un univers photographique et poétique à nul autre pareil, une sorte de voyage immobile dans l’inconscient.
Rien ne semble pouvoir atteindre l’harmonie bizarre qui enveloppe ce petit monde ouvert tout grand sur l’infini.
Dans cette longue série, qu’un critique Kôtarô Lizawa nomma « Le théâtre des Dunes », tout est suggestion à peine esquissée, l’air circule, la lumière est aveuglante parfois.
Tout est tant épuré, personnages et décors, que tout semble se dissoudre dans les marges du rêve. La nature est devenue une toile peinte, les gens semblent des nuages qui se posent parfois, mais semblent en partance.
« Les dunes, c’est mon studio. On ne peut pas trouver d’arrière-plan plus parfait, car l’horizon est étirable à l’infini. Je dirais que la dune est un paysage presque naturellement photographique. C’est la nature, mais réduite à un fond unique » (Shoji Ueda).
Le lien entre les personnages, le plus souvent sa propre famille, les modèles nus souvent de dos, le sable qui s’infiltre dans les consciences, ce lien donc pourrait procéder du collage visuel. Il sait jouer sur l’échelle en disposant ses personnages plus ou moins près, et créant sans aucun subterfuge numérique des petits tableaux surréalistes
Mais Shoji Ueda a aussi aimé photographier des objets du quotidien de la campagne japonaise.
Et son regard particulier formé aux traditions ancestrales du Japon, et aussi aux courants picturaux occidentaux, génère des photographies totalement personnelles et insolites.
Il sait inscrire un personnage ou un objet dans un espace, lui donnant une narration soit marquée d’humour, soit simplement intemporelle.
Et cette inscription dans un non-espace repose sur cet art du vide et du plein propre à sa culture.
Cette apothéose de l’art de l’épure, de la théâtralisation de la vie lui a permis de construire une œuvre unique dès 1951.
On distingue d’ailleurs plusieurs périodes dans sa carrière, presque totalement dédiée à la photographie en noir et blanc :
« Le monde en noir et blanc recèle quelque chose de mystérieux qui ne peut être décrit, et qui est formidablement séduisant. Est-ce faux de penser que cela touche nos cœurs d’autant plus fort que nous vivons à une époque où tout peut être photographié en couleur ? » Shoji Ueda.
De 1929 à 1940 ce sont les premières images très influencées par Man Ray et André Kertesz.
C’est une période expérimentale où Ueda tente des recherches à base de déformations, d’utilisation du grand-angle.
De 1945 à 1951 c’est la période du « théâtre des Dunes ». Les dunes de Tottori, sa région natale, seront le décor unique de ses mises en scène méticuleuses et élaborées de ses acteurs, le plus souvent les membres de sa famille. C’est la partie de son œuvre la plus célèbre, la mieux documentée.
Pendant les années cinquante Ueda se tourne vers les natures mortes et les paysages.
Objets quotidiens et humbles qu’il transfigure, en sorte d’objets exquis surréalistes, et qui prennent une vie propre et dérangeante, comme des personnes avec leur vie secrète. Ueda était obsédé par les petits objets et les collectionnait frénétiquement, pour en faire d’étranges natures mortes, ménagerie de son imaginaire surréaliste.
De 1955 à 1970 son âme d’enfant le pousse à entreprendre toute une série « Children the Year Around », « les enfants tout au long de l’année », qui se veut une tendre célébration du passage des saisons sur la mer du Japon, à Sanin.
À partir des visages d’enfant, des fêtes populaires, Ueda tresse une mémoire souvent engloutie.
De 1970 à 1985 Ueda dresse une sorte de journal de bord de ce qui l’a touché, surpris, attendri.
Il entreprend une douce promenade dans les paysages de son enfance.
Ce bloc-notes de ses déambulations, appareil toujours sur lui comme carnet de bord, finit par constituer un album de ses paysages intérieurs.
De 1972 à 1973, il se sert de ses quelques voyages en Europe pour changer la toile de fond de son petit théâtre. Il appellera cette période ses « souvenirs silencieux ».
De 1980 jusqu’aux années 90 il revient à son thème emblématique, les dunes, et la mer tapie contre elles. Ces dunes seront celles encore et toujours de Tottori.
Mais il va y introduire des images de commandes, de mode, de publicités, en jouant sur les perspectives et les objets insolites qu’il introduit dans les plans du cadre.
De nouveaux acteurs apparaissent alors, et il élargit son regard en utilisant un plus vaste espace dans ses photographies d’où ruissellent le ciel, le sable, la mer, la lumière, mais surtout le vide.
Si ses personnages semblent des objets posés dans les dunes, elles expriment une osmose avec le paysage où elles s’incrustent. Chacun renvoie à l’autre, sans trace de superflu, avec parfois juste quelques accessoires. Avec une perfection maniaque, beaucoup de répétitions, Ueda se met en quête de l’image parfaite.
Et du fragile équilibre de ce « théâtre des Dunes » se dessine une aventure humaine, épurée, réduite à l’essentiel, comme pour être plus légère pour passer de l’autre côté des dunes, vers les ombres.
Face à ces personnages familiers ou énigmatiques, Ueda met le spectateur en situation d’immobilité, donc de profondeur, pour un long voyage intérieur.
Il déploie sa gamme de gris lumineux, la lumière des ciels ensemencés de nuages, la présence subtile de la mer, les draps du sable des dunes à la simplicité essentielle et abstraite.
Dans ce « studio » naturel » réduit à un fond uni, tout l’imaginaire peut se mettre en place. Lui qui avait horreur du réalisme laisse ses visions prendre le pouvoir, en composant précisément l’espace, et en figeant le temps.
Sur la plage de Sakaiminato s’est construit méticuleusement un monde singulier, serein, où le silence a trouvé son nid.
Gil Pressnitzer
Sources : Shoji Ueda Office.
Shoji Ueda, photo poche Actes Sud.
Toutes les photographies sont la propriété et le copyright deShoji Ueda, the Shoji Ueda Office, © Ueda Shoji Archiveset le Shoji Ueda Museum of Photography, Tokyo, Japon.
Bibliographie
En français, sélection
Shoji Ueda, Préface Didier Brousse Photo poche Actes Sud 2008.
Shoji Ueda, par son fils Mitsuru Ueda, Filigranes 2000