Daniel Pressnitzer
Le cerveau écoute
En écoutant de la musique, on peut être étonné de la charge émotionnelle et de la force de ce qu’on peut ressentir en mettant le casque sur les oreilles, en face d’une personne qui joue, ou en jouant soi-même. L’art musical peut provoquer tous les sentiments et les sensations que l’être humain est capable de ressentir, et la représentation musicale a une place importante dans toutes les civilisations humaines.
Comment peut-on, à travers de simples vibrations de l’air, ressentir de telles émotions ? Est-ce qu’il peut y avoir des explications scientifiques de notre perception sonore et musicale ? Qu’est-ce qui se passe dans notre cerveau ? Il fallait trouver des réponses ! Daniel Pressnitzer et Bennett Smith sont chercheurs au laboratoire Perception et Cognition Musicales de l’Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique : ils apportent quelques éléments de réponses…
Quelles parties du cerveau sont stimulées quand on entend ?
Daniel Pressnitzer : Entre l’oreille et le cortex cérébral, il y a beaucoup de structures qui sont destinées à l’audition. La première est appelée « cochlée ». C’est là que les vibrations liées à la pression de l’air (la réalité physique du son) sont transformées en impulsions nerveuses, le langage de notre cerveau. Un son, c’est une vibration rapide de l’air - prenons ma voix par exemple, ça peut être une ouverture et une fermeture des cordes vocales qui se reproduit 200 fois par seconde.
À travers l’ouïe, nous sommes sensibles à des fréquences de vibration qui vont jusqu’à 20 000 fois par seconde ! L’ouie fait la différence entre deux événements séparés par un millième de seconde. La vision ne perçoit jamais quelque chose à cette vitesse : dès que ça va plus vite qu’un vingt-cinquième de seconde, comme c’est le cas au cinéma (les films étant diffusés à 25 images par seconde), on a l’impression que c’est continu…
Avec l’audition, le cerveau semble ralentir l’information pour la traiter aux échelles de temps auxquelles est habituée notre conscience. Et au bout de deux ou trois étapes de traitement, il peut y avoir un mélange avec d’autres sens. Il y a alors des centres nerveux qui sont des centres « intermodalités », et qui réunissent par exemple la vision et l’audition.
On pense que cette intermodalité est utilisée très couramment : quand on va au cinéma et qu’on regarde quelqu’un parler sur l’écran, on a l’impression que le son vient de sa bouche quand en fait le haut parleur se trouve en bas à gauche de l’écran… Il existe aussi quelques rares personnes chez qui une perception dans une modalité sensorielle en évoque une autre dans une modalité différente.
On appelle ce phénomène « synesthésie ».
Un exemple célèbre est le cas du compositeur Olivier Messiaen qui « voyait» des couleurs en écoutant ou composant de la musique.
Bennett Smith : Dans le cerveau, il y a plus de quincaillerie dédiée à l’audition qu’il n’y en a pour la vision, le goût, l’odorat ou le toucher. C’est notre sens le plus compliqué en matière de traitement. Nous n’avons que deux tympans qui vibrent, tandis que pour le toucher, nous avons beaucoup plus de capteurs. Et c’est la même chose pour la vision. Il y a donc tout un traitement extrêmement sophistiqué pour l’ouïe, qui a évolué depuis des millions d’années, et je pense qu’on peut dire qu’on mettra pas mal de temps pour bien le comprendre.
Si l’audition est liée aux autres sens, peut-on savoir comment le monde est perçu par des aveugles par exemple ?
DP : Le bon sens voudrait que les gens qui sont aveugles développent une ouïe extrêmement fine, et effectivement, ils arrivent probablement mieux à exploiter ce qu’ils entendent. Ils peuvent par exemple se faire une représentation mentale très précise de la configuration du lieu dans lequel ils se trouvent, uniquement à partir d’informations sonores, ce qui est impossible pour la plupart d’entre nous. Mais au niveau des compétences de base (les fréquences qu’ils perçoivent, l’intensité minimum qu’ils sont en mesure d’entendre) on n’arrive pas à mettre en évidence une surcapacité.
Est-ce que l’on connaît les stades de l’évolution de l’ouïe ?
BS : C’est très controversé. Malheureusement, c’est difficile à dire, parce qu’on n’a que des os à étudier, les autres tissus ne sont plus là ! Mais peut-être qu’avec les progrès au niveau de l’ADN, et une fois qu’on aura analysé le génome de tous les animaux pour voir ce qu’on a en commun, on pourra en découvrir plus…
DP : Un très grand nombre d’espèces entendent, et elles entendent parfois avec des systèmes différents du nôtre. Nous avons un système différent de celui des oiseaux par exemple, qui n’ont qu’une papille auditive. Néanmoins, les oiseaux arrivent à faire à peu près la même chose que nous avec leur système auditif. Du coup, on se demande si ce n’est pas deux variations de la même structure ou si au contraire, ce sont deux structures différentes qui arrivent aux mêmes fonctions…
Globalement, l’histoire de l’évolution de l’ouïe n’est pas résolue : une des hypothèses qui a le plus de support, c’est que notre système d’audition viendrait d’un organe de nos ancêtres lointains (qui ressemblaient au poisson). Ce serait un organe situé assez près de la nageoire qui leur permettait à la fois de s’équilibrer et de capter les vibrations dans l’eau. Les éléments intéressants dans cette hypothèse, c’est que chez la plupart de vertébrés, et notamment chez l’homme, le sens de l’équilibre et le sens de l’ouïe se trouvent au même endroit. Il a aussi été démontré que l’on peut exciter le sens de l’équilibre avec des stimulations sonores suffisamment fortes.
BS : Le poisson et l’homme utilisent le même système de petits cils qui envoient des messages au système nerveux en fonction de leur mouvement. Dans le cas de l’homme, le fait de bouger la tête fait circuler le liquide qui se trouve dans notre organe d’équilibre, qui constitue une partie de notre oreille interne. De petites particules en suspension dans l’eau de cet organe frottent contre les cils, ce qui envoie des impulsions nerveuses au cerveau, qui les traduit en une sensation de mouvement.
L’autre partie de l’oreille interne, la cochlée, est également munie de cils, mais ce sont les vibrations sonores qu’ils transforment en information nerveuse. Il est fort probable que ces deux capacités aient évolué en parallèle à partir d’une origine commune, basée sur ces cils astucieux.
Perception du monde sonore
Comment perçoit-on le monde sonore et comment fait-on la différence entre un son d’ambiance et un son « musical » ?
DP : C’est une question difficile parce que la différence qu’on peut faire entre un son musical et un son non musical relève de la perception individuelle. Certaines personnes vont trouver une musique de supermarché musicale alors que, pour d’autres, ce sera un bruit très énervant.
BS : Prenons par exemple la musique concrète…
DP : Ou 4 minutes 33 de silence de John Cage, où le morceau, c’est le public qui remue dans les sièges, qu’on entend tousser… tous des bruits d’ambiance a priori, mais qui, pour le compositeur, sont considérés comme étant musicaux.
Je ne pense donc pas qu’il y ait un traitement cognitif qui sépare bruit d’ambiance et bruit musical. À mon avis, il n’y a pas de parties spécifiques du cerveau dédiées respectivement aux deux choses.
BS : Par contre, il y a des parties du cerveau qui travaillent plus quand on écoute de la musique, mais pour l’instant on ne sait pas exactement de quoi il s’agit. Il y a des théories selon lesquelles la partie qui traite la parole peut avoir un lien direct avec la musique. Par exemple, nous avons participé à une expérience où quelqu’un jouait de la musique avec des notes très simples, en récupérant en même temps une image du cerveau par TEP (tomographie par émission de positrons) qui nous permettait de voir quelles parties du cerveau fonctionnaient.
Et on a constaté qu’il y avait des endroits bien localisés qui détectaient l’intensité musicale et qu’ils étaient liés à un élément du cerveau qui fonctionne aussi pour la parole. On peut donc considérer qu’il y a un terrain commun entre les bruits d’ambiance et les bruits « musicaux ».
Tout est mélangé dans le cerveau, et fonctionne de manière très interconnectée.
L’« entraînement » de l’oreille
Quelles sont les différences entre une oreille entraînée et une oreille « normale » ?
DP : A priori, on pourrait croire qu’au bout de vingt ans de pratique musicale, ça changerait quelque chose, mais en fait, si on s’intéresse à des phénomènes basiques, il y a peu de différences. Par contre, pour des tâches plus complexes (par exemple entendre des sons simultanés), les musiciens sont très forts pour isoler une composante spécifique d’un message sonore.
Un musicien est très bon pour se concentrer sur une voix et ignorer le reste, ce qu’un non musicien a du mal à faire. Nous sommes toujours assez surpris, parce qu’on prend souvent des musiciens et des non-musiciens pour comparer statistiquement, et avec un peu d’entraînement sur une tâche particulière, musiciens et non-musiciens arrivent souvent aux mêmes performances.
BS : C’est vrai que les musiciens sont très bons pour organiser et séparer différents flux auditifs. Un chef d’orchestre est capable de se concentrer sur un instrument particulier et le séparer du reste. Mais de la même manière, beaucoup de gens, quand ils écoutent plusieurs fois leur disque préféré au casque, arrivent aussi au bout d’un moment à décortiquer les différentes voix, même lorsqu’elles sont très complexes.
Ces capacités reviennent donc plutôt à une question de pratique.
DP : C’est comparable à un entraînement musculaire : plus on s’entraîne, plus on arrive à faire des choses précises et appropriées. On a fait des expériences pour voir s’il y avait différentes stratégies de réponse entre non-musiciens et musiciens et souvent, on s’aperçoit que ce n’est même pas forcément une question de pratique d’instrument. On n’arrive généralement pas à distinguer les gens qui écoutent beaucoup de musique des musiciens qui jouent d’un instrument.
BS : Et encore, ça ne se limite pas aux personnes qui écoutent de la musique. Je suis sûr que des personnes qui utilisent l’ouïe de manière régulière, par exemple un chasseur ou un artisan (lorsque le son que produit un objet est une indication de qualité), auraient les mêmes réponses.
L’émotion musicale et l’appréciation musicale
Certains chercheurs ont-ils étudié l’émotion musicale ?
DP : Il y en a beaucoup, mais leurs conclusions sont très controversées. Étudier l’émotion musicale, c’est très compliqué. Dans notre petit monde scientifique, nous espérons pouvoir répondre « oui » ou « non » aux questions qu’on se pose, mais pour étudier l’émotion, il semble qu’il faudrait pouvoir dire : « Voilà, cette musique va donner la même émotion à tout le monde. »
Or, on sait que c’est impossible : tout le monde a des goûts musicaux différents…
Ceci dit, il est possible de s’intéresser scientifiquement à l’émotion, pour peu que l’on choisisse le bon mode d’analyse. Pour donner quelques exemples, il existe des théories pour lesquelles l’émotion est une suite naturelle de notre instinct de survie.
L’être humain crée tout le temps des représentations du monde et il est toujours un petit peu en avance. Il essaie d’anticiper ce qui va se passer. Quand quelque chose survient dans le monde extérieur, qui n’est pas conforme à notre projection, ça déclenche une émotion : l’émotion en gros, c’est faire intervenir des réactions rapides pour mieux réagir à l’imprévu, c’est un mécanisme complémentaire de ce que l’on appelle la réflexion intellectuelle.
L’émotion est finalement quelque chose de très important : sans émotion on serait inadapté à la survie. Et dans la musique, il se pourrait que le compositeur joue sur cette projection et son rapport avec nos souvenirs pour créer des émotions. D’ailleurs, on apprécie toujours mieux un morceau de musique après plusieurs écoutes.
BS : Par contre, scientifiquement, une expérience qu’on peut faire, c’est d’étudier la préférence sonore. On peut analyser des sons et trouver des corrélations qui pourraient permettre de définir une préférence commune. Mais pour trouver des clés à l’émotion, il faudrait déjà se mettre d’accord sur ce qu’on appelle une belle musique ! Je doute que tout le monde arrive jamais à se mettre d’accord sur cette question !
Est-ce qu’on peut perdre la capacité d’apprécier la musique ?
DP : Oui, c’est possible suite à des pathologies qui sont liées à des traumatismes du cerveau. Quand des parties localisées du cerveau sont détruites, les conséquences peuvent être multiples.
Il existe le cas troublant d’une femme, au Canada, qui était serveuse dans un bar. Après un grave accident, elle n’arrivait même pas à reconnaître Happy Birthday to You, alors qu’elle le chantait tous les soirs là où elle travaillait.
Toutes ses autres fonctions intellectuelles étaient parfaitement normales, son "intelligence" telle que le QI la mesure était complètement normale, mais elle ne pouvait plus regrouper une suite de sons en "musique". Ce cas d’amusie est à rapprocher des cas d’aphasie où les patients gardent la possibilité de penser sans pouvoir communiquer par la parole.
Comme pour le langage, il semble donc que certaines parties localisées de notre cerveau soient spécialisées dans le traitement musical.
Oui, j’ai entendu parler de ce cas. Ce qui m’a étonnée, c’est que cette femme, même si elle avait perdu la capacité de reconnaître la musique, était capable de dire si c’était une musique triste ou gaie...
DP : Inversement, on peut acquérir la capacité d’apprécier la musique. Prenons le cas des gens sourds de naissance auxquels on redonne un semblant de sens de l’ouïe en implantant des électrodes.
Ces implants s’avèrent très efficaces pour la parole, mais on peut imaginer que ce qu’ils entendent avec ces implants ne doit pas être forcément agréable. Étonnamment, pas mal de ces gens disent qu’ils apprécient beaucoup la musique. On ne sait pas si ça vient du plaisir lié à la découverte d’une sensation auditive, mais la plupart affirment être très mélomanes, alors que ce qu’ils entendent doit être tout à fait différent de ce que nous entendons.
BS : Ça s’explique en partie par l’aspect rythmique de la musique, un bon rythme, même avec un mauvais son, peut toujours être agréable. C’est un peu comme quand on écoute du Bach sur un transistor : on perd les subtilités de l’orchestration, mais le résultat peut quand même plaire.
En parlant de ça, est-ce qu’on peut comprendre comment certains musiciens sourds arrivent à jouer, même à un haut niveau (je pense à la percussionniste Evelyn Glennie) ?
DP : En général, je pense que ce sont des musiciens qui ont joué de la musique avant de perdre l’audition et qui parviennent à compenser leur handicap par un "transfert de connaissance" vers d’autres modalités sensorielles, comme par exemple la relation à l’instrument par le toucher. C’est d’ailleurs surtout valable pour la percussion, où l’aspect physique et corporel est très important.
Est-ce qu’il existe des pathologies qui nous rendent très réceptifs à la musique ?
DP : Oui. Il existe un livre d’Oliver Sacks qui fait un inventaire de cas d’affections mentales et qui est très intéressant à ce sujet (cf. encart). Dans le cas de "L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau", l’aspect visuel de sa perception était complètement confus. Parallèlement à cette maladie très handicapante (il prenait souvent ses pieds pour des chaussures, etc.), c’était un musicien exceptionnel, il jouait et enseignait.
Pour résoudre son problème, il associait des objets à des chansons pour les reconnaître. Pour des choses vraiment basiques comme se brosser les dents et s’habiller, lorsqu’il ne chantait plus la mélodie qu’il avait associée à chaque fonction, il n’arrivait plus à les exécuter.
Est-ce que les êtres humains sont la seule espèce à pouvoir apprécier la musique ?
BS : Certains éleveurs de vaches diffusent de la musique "d’ambiance" au moment de la traite, et affirment qu’ils obtiennent ainsi un meilleur rendement. La musique qu’on trouve efficace varie : une étude autrichienne favorise Mozart, et un éleveur américain penche pour Love Me Tender d’Elvis Presley.
Mais ce qui n’est pas clair, c’est s’il s’agit vraiment d’un sens musical chez les vaches, ou simplement du masquage, par n’importe quelle ambiance sonore plus apaisante, de l’environnement sonore stressant d’une salle de traite mécanisée. Il se peut même que la musique agisse indirectement sur les animaux en détendant les humains qui les entourent…
DP : (rires)
Vous êtes sceptique ?
DP : Je ne sais pas, c’est peut-être les mêmes gens qui ont prouvé que les tomates poussaient plus vite avec du Bach ! Il est fort probable que l’ambiance sonore ait une influence sur les animaux tout comme sur nous.
C’est vrai que l’organe qui nous sert à entendre la musique, la plupart des animaux en disposent, il n’y a pas une grande différence entre notre oreille périphérique et celle de la plupart des mammifères.
Mais quand on dit "apprécier la musique ", ça implique une idée de conscience, et là, il faudrait établir si les animaux ont une conscience ou non, ce qui est un vaste débat. Je pense qu’il y a une interaction entre tous les êtres vivants et la musique, mais à quel niveau ?
BS : Les oiseaux chantent, certains chiens chantent aussi quand ils entendent de la musique, est-ce que c’est juste une question de meute… je ne sais pas.
Créativité musicale et maladie psychologique
Y a-t-il un lien entre la créativité musicale et la maladie psychologique ?
DP : D’un point de vue scientifique, je ne pense pas. D’un point de vue musicologique, certainement. Il y a des cas de musiciens qui ont composé des œuvres superbes tout en étant en état de grande souffrance psychologique. Ceci dit, je ne pense pas que ce soit lié uniquement à la musique. L’état psychologique est bien sûr lié à la créativité, qui est peut-être exacerbée si la personne présente une certaine instabilité.
Maladie mentale et génie musical
"Madness in great ones must not unwatched go…" Shakespeare.
Cette phrase à double sens de Shakespeare (La folie des grands ne doit pas être ignorée…) montre à quel point nous sommes fascinés par les gens dont le comportement diffère des normes, et donc forcément par la maladie mentale, par "les fous".
Si cette idée de l’artiste qui crée dans la souffrance peut se montrer quelque peu "cliché" et réductrice de l’ensemble des motivations de la création artistique, il existe tout de même de multiples exemples de talents hors normes où le déséquilibre psychologique joue un rôle important.
Dans l’histoire de la musique classique par exemple, on peut observer une multitude de pathologies : Robert Schumann a passé les dernières années de sa vie dans un asile. Après avoir eu le côté gauche du cerveau endommagé, Maurice Ravel perd la capacité d’identifier les notes et d’écrire la musique, mais il est toujours capable d’accorder un instrument et de reconnaître des mélodies…
La mort de Tchaïkovski a publiquement été expliquée par le choléra, mais on soupçonne qu’il s’agisse d’un suicide suite à une profonde dépression. Peut-être que le cas le plus étonnant est celui du compositeur tchèque Smetana, qui, après avoir contracté la syphilis, finit ses jours en asile. Son centre nerveux a progressivement été détruit, et à la fin il ne lui restait ni ouïe, ni équilibre, ni mémoire ; il subissait également des hallucinations. Parallèlement à ces afflictions et juste avant sa mort, il a composé sa dernière pièce ; le magnifique String Quartet N° 2, directement influencé par sa maladie neurologique.
Le (génial) pianiste de jazz Thelonius Monk est lui aussi connu pour avoir eu de nombreux problèmes de santé mentale, nécessitant des hospitalisations psychiatriques. Dans le documentaire Straight No Chaser, Monk présente d’évidents problèmes de communication : son fils parle de moments d’euphorie mais aussi de dépression et de phases de rétention de sentiments qui se terminent en crises de violence ; il explique également qu’à certains moments de sa dépression, il ne reconnaissait plus son propre fils.
Ces "problèmes" n’ont pas influencé sa capacité à jouer ou à créer (sauf peut-être à partir de 1951, année où il perd sa carte de cabaret suite à une affaire de drogue - ce qui l’empêche effectivement de jouer !). Au contraire, on a l’impression de voir cette personnalité s’exprimer à travers une déconstruction-reconstruction de la musique et un évident plaisir, avec une perception assez… lointaine de la contrainte sociale. Monk avait une approche du piano jusqu’alors inédite. D’ailleurs, sa technique était tellement unique que certains grands musiciens ont des problèmes pour jouer ses partitions et comprendre sa logique.
Même en dehors de la question de la créativité, on a observé certaines caractéristiques étonnantes spécifiques à la musique en neurologie et en psychiatrie. Le neurologue américain Oliver Sacks a fait part de plusieurs cas d’affections étranges, dont quelques cas de personnes chez qui la musique est restée hors normes.
Par exemple, celui qui l’a le plus touché (au point d’en faire le titre de son livre), L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau :
"Madame P. nous convia à passer à table ; il y avait du café et un choix exquis de petits gâteaux. Le docteur P. attaqua les gâteaux de bon appétit, en fredonnant. Il mangeait rapidement, avec une grâce instinctive, tout en continuant à chanter. Il attirait les assiettes vers lui et se servait ici et là tout en poursuivant son gargouillis, comme s’il chantait ce qu’il mangeait. Et il ne s’interrompit brusquement que lorsqu’un coup violent, autoritaire, fut frappé à la porte. Le docteur P. s’arrêta alors de manger et s’assit à la table, glacé, immobile, le visage totalement égaré : la table qu’il voyait jusque-là, il ne la voyait plus, ne la percevait plus comme une table couverte de gâteaux. Sa femme lui versa alors du café : l’odeur chatouilla ses narines et le ramena à la réalité. Et la mélodie du repas reprit.
Comment peut-il faire quoi que ce soit, me demandai-je ? Que se passe-t-il quand il s’habille, quand il va aux toilettes, quand il prend un bain ? Je suivis sa femme dans la cuisine et lui demandai comment il faisait pour s’habiller. - C’est comme pour manger, expliqua-t-elle, je sors ses vêtements habituels, aux endroits habituels, et il s’habille sans difficulté, en chantant. Il fait tout en chantant. Mais, s’il est interrompu et perd le fil, il s’arrête complètement, ne reconnaît plus ses vêtements - ni son propre corps. Il chante tout le temps - il y a les chants du repas, les chants de l’habillage, les chants du bain, un chant pour tout. il ne peut rien faire sans en faire un chant."
Ou encore l’exemple de ce sexagénaire «simple d’esprit» et «un dictionnaire musical ambulant » :
«Martin A. fut admis dans notre maison vers la fin de l’année 1983 ; il avait alors 61 ans, et son parkinsonisme le rendait incapable de rester seul plus longtemps. Il avait eu, dans son enfance, une méningite qui avait failli lui être fatale et avait entraîné chez lui une arriération mentale, de l’impulsivité, des crises et un peu de spasticité (…)
Il vécut avec ses parents jusqu’à leur mort, menant ensuite une vie marginale de coursier, de porteur et d’aide de cuisine, qui étaient les seules activités dont il était capable, mais il se faisait régulièrement congédier à cause de sa lenteur, de sa rêverie et de son incompétence. Nulle vie n’aurait été plus ennuyeuse et décourageante s’il n’avait eu une sensibilité et des dons musicaux remarquables, qui étaient une joie pour lui et pour les autres.
Il avait une étonnante mémoire musicale - «Je connais plus de deux mille opéras,» me dit-il un jour.
Pourtant, il n’avait jamais été capable de lire ni d’apprendre de la musique. Aurait-il ou non pu apprendre à la lire, c’était difficile à dire : il avait toujours compté sur son extraordinaire oreille, sur son aptitude à retenir un opéra ou un oratorio après les avoir entendus une seule fois. Malheureusement, sa voix ne suivait pas : elle était mélodieuse, mais rauque, avec un peu de dysphonie spasmodique. Son don musical inné, héréditaire, avait manifestement survécu aux ravages de la méningite et de la lésion cérébrale.
Qui sait ? Aurait-il peut-être été un Caruso si son cerveau n’avait pas été endommagé ? (…) »
L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Oliver SacksPoints essais, 1985
La musique comme thérapie
Chez les Grecs, il existait déjà ce qu’on pourrait appeler des «musicothérapeutes» qui influençaient l’humeur de leur public par le biais de leurs instruments et des sonorités produites. Au quatrième siècle, Saint-Augustin émet dans De Musica une théorie selon laquelle la musique n’est rien de plus qu’un bruit insignifiant jusqu’à ce que l’esprit soit touché. Confucius montre que les philosophes chinois pensaient à peu près la même chose : «Jouis de la musique, c’est la formation de l’harmonie intérieure.»
Les contes et légendes d’Orient fourmillent d’évocations mettant en valeur les influences conscientes et inconscientes de la musique. Dans la musique africaine traditionnelle, la musique est bien sûr utilisée pour la fête, mais aussi pour entraîner une modification de l’état de conscience.
En Occident, c’est depuis la première guerre mondiale que certains scientifiques se sont penchés sur les effets de la musique sur la santé. Ces recherches ont surtout été le fait d’auteurs anglo-saxons comme Schoen et Gatewood (1927), Hevner (1936), Carpuco (1952) et Cattell (1953).
Aujourd’hui la musicothérapie fait l’objet de travaux scientifiques sérieux dans de nombreux centres hospitaliers. Elle est appliquée dans plusieurs hôpitaux, notamment les services hospitaliers de Paris et le CHU de Lille. Les domaines d’application et d’étude sont larges : pédiatrie, néonatalogie, cancérologie, pré-anesthésie, soins palliatifs…
Il existe essentiellement deux «sortes» de musicothérapie :
- La Musicothérapie Réceptive où le sujet écoute une musique adaptée à ses problèmes psychologiques. Par des techniques de relaxation sous induction musicale, on parvient à améliorer les états d’angoisse, d’anxiété, de nervosité, d’insomnie, ou à traiter diverses maladies psychosomatiques.
- La Musicothérapie Active est plus axée sur la production sonore et le travail de la voix, afin de faciliter la communication avec des adultes ou des enfants en grande difficulté (psychotiques ou autistes par exemple).
Daniel Pressnitzer, Benneth Smith
Paru dans le numéro 15 de l’il électrique article de Kate Fletcher.