Sergueï Paradjanov
Le cinéma comme livre d’enluminures
Je suis l’homme dont la vie et l’âme sont la torture. (Sayat Nova)
La vie de Paradjanov ressembla parfois à une torture, son âme toujours à un grand soleil couleur de grenade. Ni le goulag, ni la solitude ne l’ont éteint.
« La vie est une fenêtre » était sa devise.
Sergueï Paradjanov est ce grand baroque, autant plasticien que cinéaste, que le rouleau compresseur du soviétisme a tout fait pour écraser, nier, emprisonner. Il n’y avait rien de plus urgent que de réduire au silence et à l’oubli ce doux bonhomme vivant dans l’ailleurs des mythes et des icônes. Tout le sort du communisme semblait en dépendre. Cette voix devait être muselée, elle ne le fut pas car le fleuve passe toujours au-dessus des rochers.
Son ami Tarkovski a connu un peu le même sort, sauf le camp de travail sévère et la censure absolue et totale. Avec humour ou cynisme Paradjanov lui dira : « Ce qui te manque, c’est une année d’emprisonnement. Ton talent s’en trouverait encore plus profond, plus puissant. »
Les cinq années d’enfermement total de Paradjanov l’ont rendu puissant, sans jamais le faire plier. Mais que de films non tournés et qui nous manqueront à jamais. Dont son dernier essai « Confessions », interrompu par sa mort en 1990, et qui semblait si flamboyant d’après les bouts recueillis par son disciple !
Pour lutter contre la folie et la tentation du suicide il se mit à créer avec les moyens du bord collages, costumes, scénarios, poupées et chapeaux. Un univers magique l’accompagnait ainsi dans sa nuit profonde.
Homme de la renaissance dans un monde cruel, il s’évadait par l’art et l’imagination. Autant que ses films, véritables manuscrits médiévaux, ses peintures, ses collages où il prend tout ce qui lui tombe sous la main (plumes, bouts de plastique, cartons, tuyaux, bouts d’assiette…) témoignent de sa volonté d’artiste de résister au sable des jours, à l’humiliation, à l’asservissement, à cette volonté des bourreaux soviétiques de tuer en lui l’homme.
« Un collage est un film compressé » écrit-il. Lorsqu’il fut interdit de filmer pendant dix ans, il sut dérouler ses images incandescentes dans les cartons et les barreaux des prisons reculèrent, fondirent devant son soleil intérieur. Le goulag s’était brisé devant sa créativité insensée.
Sensuel éperdument, onirique profondément, non-conformiste toujours, Paradjanov est un poète lyrique au souffle puissant, au-delà des contraintes.
Il restera comme un maître du visuel. Peu importent les histoires et les mythes, qui traversent son œuvre, ce sont les images qui comptent. Ses films sont des tableaux, et d’ailleurs l’immobile s’invite souvent pour mieux nous laisser pénétrer sa « peinture-cinéma ».
Arménien jusqu’au fond de l’âme, autant géorgien aussi, par sa vitalité, sa créativité, son mysticisme ardent, il trace un profond sillon dans l’histoire du cinéma.
À nul autre pareil, il lance au galop ses chevaux de feu. En seulement quatre films majeurs, - Les Chevaux de feu, Sayat Nova, La forteresse de Souram, Achik Kérib - il aura dit les convulsions du monde, il les aura peintes et dépeintes.
Vie et survie de Paradjanov
Paradjanov est né le 9 janvier 1924 à Tbilissi, en Géorgie, de parents arméniens. Son véritable nom en arménien est Sargis Hovsepi Parajanyan.
Il est immensément doué aussi bien pour la musique que pour la peinture dès son plus jeune âge. Ses parents étaient imprégnés de culture.
Entre 1939 et 1945 il étudie le chant et le violon au conservatoire, apprend la peinture, et suit des cours de chorégraphie.
Il entre en 1946 à l’Institut d’études cinématographiques de Moscou, le V.G.I.K., où il sera l’élève d’Igor Savtchenko, de Mikhail Romm et d’Alexandre Dovjenko.
Il obtient son diplôme en 1952.
Il commence à faire des films dès 1954, mais il reniera tous ses « essais » jusqu’à l’aboutissement de 1964. Il quittera Moscou pour l’Ukraine à la suite d’un malheur familial. Là il deviendra plus ukrainien que les krainiens, s’imbibant de leur culture, de leur langue et de leurs traditions.
Il est passionné de cultures essentielles comme les cultures ukrainienne, arménienne, et géorgienne, dont il restitue les légendes et les secrets profonds.
Son film manifeste de 1964 en sera pétri. Il avait pour titre « Les ombres de nos ancêtres oubliés » connu sous le nom des Chevaux de feu. Ce film fut un éblouissement, car plus qu’une histoire d’amour impossible entre fiancés de clans ennemis, Paradjanov décrit des rites, des couleurs, des traditions médiévales, la force brute des éléments.
Profitant d’un léger dégel sous Khroutchev, il put réaliser ce film qu’il avait écrit en ukrainien et aussi en dialecte local Gutsul. Le doublage en langue russe l’amena à protester vigoureusement et il fut arrêté en 1968 pour « nationalisme ukrainien » et les studios russes lui furent fermés après sa brève incarcération. Il se tourna alors vers les studios d’Arménie soviétique, mais tous ses projets furent rejetés aussi bien au niveau local (Géorgie, Arménie) qu’au niveau national. Le réalisme socialiste ne faisait pas bon ménage avec la poésie. Son ami Tarkovski est déjà inquiété et son projet des Fresques de Kiev interdit et arrêté (1966) pour « subjectivité bourgeoise et mystique » et « déviation idéologique ».
Il va quitter l’Ukraine pour sa véritable patrie, l’Arménie. Mais il vivra douloureusement le tournage de Sayat Nova.
En 1969 au vu d’un scénario qui semblait sans danger, la vie du troubadour arménien Sayat Nova qui vécut surtout à la cour géorgienne, il fut autorisé à le tourner. Immédiatement interdit ce film fut sauvagement coupé par la censure de plus de vingt minutes, qui en changea même le nom en le rebaptisant La couleur grenade deux ans plus tard. Attaqué pour formalisme, Paradjanov est mis au ban des artistes, le procès souterrain kafkaïen se prépare. Lui, courageux ou inconscient, écrit un vigoureux pamphlet contre l’état du cinéma soviétique. Son « antisoviétisme latent », « son culte excessif du passé » « son surréalisme qui lui fait voir les belles structures sociales comme des chimères » serviront de charges contre lui.
En décembre 1973, Paradjanov, accusé de « trafic d’icônes, de devises, de marché noir, d’incitation au suicide, d’homosexualité, d’agression sur la personne d’un fils de dignitaire du régime, de propagations de maladies vénériennes », il est arrêté, obligé de s’humilier devant ses juges « avouant ses pulsions homosexuelles, mais sans jamais avoir passé à l’acte ». Bisexuel sans doute, homosexuel sans doute pas, et il le niera plus tard avec humour : « Je suis un homosexuel soviétique officiel, mon appétit sexuel a fait souffrir 340 membres du parti communiste soviétique », et il terminait par un bras d’honneur sa déclaration.
En fait le régime soviétique lui reproche de promouvoir un nationalisme dangereux pour lui qui a raboté les consciences et les traditions, l’histoire et l’art. Déjà inquiété en 1948 pour homosexualité, il effraie la bonne morale dite révolutionnaire, mais surtout il refuse de se plier aux normes.
Après six mois de prison préventive il est condamné le 25 avril 1974, après un procès à huis clos, à cinq ans de travaux forcés en Ukraine dans un des camps les plus sévères de la « Kolyma » (le royaume du goulag), le camp de Dnipropetrovsk au milieu des prisonniers de droit commun, des criminels. « Orphée descendu aux enfers » écrira un ami.
Une vague immense de protestation s’élève en Occident où il était connu pour ses deux grands films les Chevaux de feu et Sayat Nova.
En Europe Buñuel, Resnais, Truffaut, Antonioni, Fellini, Visconti, Rossellini, Godard, Aragon, Françoise Sagan, Yves Saint-Laurent, Joseph Brodsky, John Updike, aux États-Unis montent pétition sur pétition et les médias du monde entier résonnent du sort qui lui est fait.
Andreï Tarkovski a le courage d’écrire au Comité Central, en se mettant lui-même en grand danger, cette lettre : «…Artistiquement, il y a peu d’artistes dans le monde entier qui pourraient remplacer Paradjanov. Il est coupable - coupable de sa solitude. Nous sommes coupables de ne pas penser à lui chaque jour et de ne pas découvrir la signification d’un maître.»
Le glacis soviétique ne plie pas, mais réduit sa peine à quatre ans, après avoir tout fait pour le conduire au désespoir et au suicide pendant son enfermement.
Pendant ces années de prison il est transféré d’un camp à l’autre, humilié, battu. Lui résiste grâce à la création et réalise des œuvres d’art. D’abord bien sûr des collages miniatures avec les matériaux de récupération trouvés au hasard des camps. Puis comme le régime s’inquiète des protestations du monde occidental, on le garde prisonnier certes, mais avec une condition moins sévère. Cela lui permettra de trouver d’autres matériaux, de donner des cours aux autres prisonniers qui le vénèrent. Il a écrit sur cette période ces phrases bouleversantes :
« Ma vie sans cette expérience n’aurait été qu’un mirage.... Si l’on est un poète, on peut même créer dans ces conditions. Les prisonniers m’ont procuré un peu de papier, j’ai écrit une centaine d’histoires courtes et six scénarios. Je suis devenu leur confesseur officiel. Ils ont raconté leurs crimes devant moi, leurs amours, leurs relations sexuelles. Leurs histoires tragiques chuchotaient sans trêve dans mes oreilles. C’était des romans ! J’ai d’ailleurs écrit en prison 100 nouvelles et 6 scénarios de films prêts à tourner….. J’ai peint huit cents photos avec le charbon, avec quoi que ce soit, et j’ai travaillé avec des bouts de tissu, avec des morceaux de toile de jute de sac... J’ai donné des cours de peinture, de dessins, de collages aux prisonniers... Les gardiens étaient cruels. Ils m’ont fait creuser, creuser comme si nous étions à creuser pour l’or, transporter des charges lourdes... Un jour, ils ont eu pitié et on m’a donné un travail plus facile. J’ai nettoyé les feuilles... Puis j’ai eu une balayeuse de rue. Être enfermé vous rend pathologique au bout de dix jours, mentalement ou sexuellement. Moi au milieu de ce monde tragique j’ai, dans mon travail, tendu vers une étonnante pureté, une grande spiritualité. Je n’avais qu’un seul choix, soit m’effondrer soit rester un artiste.» (Interview de Paradjanov réalisée par Ron Holloway un peu avant sa mort).
Pris pour un illuminé, un fou paisible, il survit par son imaginaire, dans son imaginaire.
La pression sur le régime devenant trop forte, il est libéré le 30 décembre 1977, après quatre ans et 11 jours de prison. L’action de Louis Aragon et Elsa Triolet auprès de Brejnev aura été courageuse et déterminante, merci à eux au moins pour cela. Il devient « prisonnier sur parole » pendant 11 mois et 18 jours plus tard.
Libre, mais pauvre, sans travail aucun, il s’installe en Géorgie, dans sa maison natale, c’est-à-dire dans la cuisine de sa mère, mais il lui est interdit de tourner le moindre film et encore plus d’émigrer. Il survit en vendant tous ses biens et quelques tableaux, et aussi de l’aumône de quelques amis. Un collage « j’ai vendu ma datcha » illustre ce moment. Il disait à ses visiteurs « Je ne suis qu’un cadavre qui marche ». Et aussi « En prison, déclare-t-il, ma vie avait un sens, il y avait une réalité à surmonter. Ma vie présente n’a aucune valeur. Je ne crains pas la mort, mais cette vie-là est pire que la mort »
Mais la machine répressive ne s’éteint jamais, la notion d’art dégénéré est inhérente à ce régime. Et Paradjanov est poursuivi pour « hermétisme et esthétisme décadent ». Pour corruption aussi !
Il est vite réincarcéré pour la troisième fois en février 1982 dans une prison à Tbilissi.
Grâce à une nouvelle campagne occidentale pour sa libération, il retrouve la liberté neuf mois plus tard. Quand il ressort, ses amis découvrent un homme presque fini, diabétique, cancéreux, mais non désespéré. Ses merveilleux amis géorgiens le soutiennent, le réconfortent. Il multiplie alors sa production de collages, de tableaux, de costumes de scènes, de scénarios.
À partir de 1984 sous le régime de la Glasnost de Gorbatchev, et surtout grâce à ses protecteurs géorgiens, Paradjanov est autorisé à travailler à nouveau : il réalise alors La Légende de la forteresse de Suram (1984) presque vingt ans après Sayat Nova !
Puis vint Ashik Kérib (1988) sur une nouvelle très orientalisante du poète russe Mikhaïl Lermontov. Il dédiera ce film à son grand ami le cinéaste Andreï Tarkovski.
En février 1988 il est autorisé pour la première fois à quitter l’URSS, et va participer à quelques festivals en son honneur (Munich, Paris, Londres, Rotterdam, New York…).
Son dernier film Confession, commencé dans sa propre maison en juin 1989, restera inachevé. Son disciple Mikhaïl Vartanov en fera un bel hommage Le dernier Printemps en 1992. À bout de forces, épuisé et malade, il est transporté dans un hôpital à Paris par avion sanitaire. Il ne peut être guéri de son cancer du poumon en phase terminale et demande à être rapatrié à Erevan. Il y meurt à 66 ans une semaine après, le 20 juillet. 50 000 personnes vont suivre ses funérailles.
Il avait quatre films en chantier dont un film sur Longfellow et son univers d’Indiens, une Divine Comédie, et un Faust, et deux autres qu’il voulait garder secrets, « enterrés avec moi ».
Une Maison Musée de Paradjanov sera ouverte à Erevan en 1991.
On peut y voir regroupés par périodes et par thèmes ses travaux d’artisan magique : ceux de la période du goulag, la série des Icônes, les variations d’après Bosch sur « quelques épisodes de la vie de la Joconde », les costumes de scène, les chapeaux, les montages photographiques, les dessins. Partout éclate sa sensualité et sa créativité. Une partie de cette collection fut présentée dans quelques cinémathèques dont celle de Toulouse.
Le « clown triste » de la perestroïka
Je ne suis pas un dissident. Juste un réalisateur qui a été maudit. Je dérange les gens. Je ne suis pas conforme. Sergueï Paradjanov, 1980.
Non Paradjanov n’était pas un dissident, il était pleinement et totalement un rebelle.
Le « clown triste de la perestroïka » aimait-il à se définir et il aura traversé des oiseaux sur la tête, des fleurs dans les cheveux, et mille idées dans la tête, cet archipel du Goulag. Entre la traque incessante, les brimades, l’enfermement, il a su garder son âme d’enfance émerveillée. Bravant l’épouvante et la peur il a continué à dérouler la tapisserie magique de l’Orient, des contes immémoriaux courant sur la terre et fécondés par le vent.
À sa mort certains envoyèrent un télégramme qui parvint en URSS : « Le monde du cinéma a perdu un magicien ». Ils s’appelaient Moravia, Mastroianni, Fellini…
Il croyait à la parole de Dostoïesvki « la beauté sauvera le monde », et il ajoutait : « Seul le bonheur peut submerger le mal ».
Lui qui avait rendu palpable la couleur arménienne et la couleur géorgienne de la terre, pourrait dire comme son héros de Sayat Nova : « Je m’en vais devenir la terre. Je suis las, las. » (Chapitre 12 de Sayat Nova).
Il constatera: « J’ai connu trois despotes, tous vivaient au Kremlin. Je suis le seul cinéaste soviétique à avoir été emprisonné sous Staline, sous Brejnev, sous Andropov, et les films de cette époque étaient les électrocardiogrammes de la terreur, de la peur ». On lui doit d’avoir dynamité les canons du réalisme socialiste avec ce mélange de gouaille, de poésie et de provocation qui le rapprochait de son ami Pasolini.
Plus jamais ne sera comme avant après lui, et lui n’aura fait cela que par instinct, pour sauver les rêves du monde, et non pour le changer.
Entre Tiflis (Tbliissi) et Erevan, la couleur de la grenade unit les années passées, les enfances, les couleurs et les parfums du monde. C’est Paradjanov qui a coupé le fruit, et la tâche rouge de son jus teint et tient le monde.
L’art de Paradjanov ou le labyrinthe des symboles
Il m’a semblé qu’une image statique, au cinéma, peut avoir une profondeur, telle une miniature, une plastique, une dynamique interne…
Et Paradjanov sera celui qui avec sa « caméra-pinceau » immobilise le temps et prend le cinéma à l’envers. Plus de mouvements de caméra sauf dans les Chevaux de feu, mais une tapisserie médiévale, un livre d’heures déroulé devant nous avec toutes ses enluminures chatoyantes.
Si les Chevaux de feu demeure son film le plus connu, le véritable style de Paradjanov ne se construit qu’avec les films suivants, et ce sont d’eux que nous parlerons surtout. Rappelons que le film l’Enfance d’Ivan de Tarkovski a eu un impact foudroyant sur Paradjanov, son aîné de dix ans, et lui a fait reconsidérer sa manière de filmer en lui faisant découvrir un nouvel espace psychologique.
Le cinéma de Paradjanov est le plus souvent une succession de tableaux vivants.
« J’avais toujours été attiré par la peinture et je me suis habitué à considérer chaque cadre cinématographique comme un tableau indépendant. » déclarait-il dans un entretien. Et il procéda ainsi. Dans sa nouvelle manière de filmer, pas de profondeur d’images, pas de profondeur de champ, tout est plan, tout est frontal et vous regarde fixement. Pas de travellings mais des plans larges et souvent fixes. Des visages également figés vous contemplent jusqu’au fond des yeux. Parfois la caméra tourne, parfois ce sont les objets qui tournent et le vertige nous prend.
Parfois passe un paon, des chevaux blancs, le rouge et le bleu coulent.
La narration, vertu cardinale du cinéma, est ignorée. Tout est encore collage, il tisse des images, il peint des êtres, et des tableaux. Il ignore délibérément la perspective, l’échelonnement et la taille des personnages feront la mise en tableaux et en abîmes.
Comme le mythe de la Forteresse de Souram qui ne sera sauvée de l’effondrement que si un homme s’y laisse emmurer vivant, Paradjanov est emmuré vivant, volontairement, dans ses images, et la forteresse de son cinéma tient pour toujours.
Tout est vision pour lui. Possédé par le visuel, il n’aura tenté que de retranscrire ses rêves, du moins il le disait. Et le poids des symboles est prégnant, fil blanc de ses films. Un mystère demeure toujours dans chacune de ses images. Une sorte d’autobiographie secrète parcourt ses collages et ses films. Ainsi son épouse Nigyar Kerimova, une Kirghize fut paraît-il jetée par ses parents sous un train pour s’être mariée à un étranger au clan, et surtout convertie au christianisme orthodoxe reniant sa foi musulmane. Ceci rappelle un peu les Chevaux de feu.
Hiératique son art passe sans arrêt du réalisme au surréalisme. Ces films sont en fait de superbes collages, des tableaux tissés au-delà du temps. Il est indissociablement peintre et poète. Poète certes avant tout, il est simultanément peintre et poète, et ne conçoit pas les plans d’un film sans se référer à un tableau, et un tableau sans penser à un plan séquence.
Il y a en lui un peintre de la Renaissance qui cherche à rendre compte d’un monde aussi bien intérieur qu’extérieur, l’un dévoilant l’autre. Ainsi en va-t-il de sa peinture et de ses films qui ne peuvent être pleinement perçus sans connaître les uns et les autres.
De lui il reste la trace flamboyante d’une fantasmagorie. Il y a du prestidigitateur, du magicien en Paradjanov. Comme un artiste médiéval, il bâtit à partir de presque rien un imaginaire, une caverne de trésors. Lentement il perfuse l’invisible dans le visible.
Ses sources d’inspiration sont les légendes éternelles gisantes au cœur de la mémoire des peuples. Il emprunte beaucoup à l’art des icônes, de l’art religieux orthodoxe. Il compose ainsi ses plans, s’appuyant sur l’absence de profondeur en fermant la scène par un tapis ou un mur. C’est dans ce théâtre de la contemplation qu’il va placer un à un ses objets, ses personnages, ses animaux, ses symboles.
Le champ de sa caméra ne bouge pas, c’est le monde qui peu à peu le remplit. Et ce monde est muet. Il n’y a quasiment pas de dialogues dans les films de Paradjanov. Des panneaux d’intertitres comme pour les films muets, des musiques traditionnelles sont les seuls vecteurs de la narration.
Lenteur et contemplation, beauté de l’immobile, temps scellé, répétitions incessantes, font des films de Paradjanov des objets du fond des âges. Paradjanov, comme son ami Tarkovski, a le sens du sacré, l’intuition de la transcendance. Sa mystique orthodoxe n’est qu’un élément à savoir et non à partager, ses images hallucinées vont bien au-delà des dogmes et des croyances. Le monde des esprits est plus présent que celui des saints, et la sensualité puissante qui irrigue ses films n’en font pas des œuvres pieuses. Et la matière étroite de l’écran d’un film éclate pour un flux lyrique et émotionnel intense.
Je suis celui dont l’âme est tourmentée, fait-il dire à son double, Sayat Nova.
Il n’aura pas de disciples: Je ne cherche pas à fonder une école et enseigner quoi que que soit à qui que ce soit. Quiconque cherche à m’imiter est perdu !. Seules les incandescences de ses films parlent pour lui et de lui. Ses personnages qui vous regardent droit au fond des yeux, le regardent aussi s’en aller sur les chemins de la mémoire et de l’imaginaire et ils font s’envoler des colombes.
Quelques images de ses films
Paradjanov était une sorte de lutin barbu qui savait à la fois se faire aimer et respecter sur les lieux de tournage. Il pouvait être malicieux et fantasque, mais quand il disait « moteur » il devenait habité par la force poétique qui le guidait. À première vue on peut ressentir un bric-à-brac assez kitsch, avec cette profusion d’objets, d’images naïves. Mais tout est pensé, ordonné, dessiné et Paradjanov laisse peu de place à l’improvisation. Son univers est particulier, et n’a de références que dans le premier Tarkovski et aussi chez Pasolini.
À la question « Sergueï Paradjanov, pourquoi filmez-vous ? », il répondra « Pour sanctifier la tombe de Tarkovski ».
Il tourne le dos au réalisme, et remplit de «non-réalité» tous ses films. S’il s’appuie sur une histoire, il la dévide et ne reste qu’un livre d’heures, une non-narration. Des chapitres guideront ou perdront le spectateur.
Les quelques extraits de ses premiers films montrent déjà une profonde rupture avec le dogme en cours du réalisme soviétique. Ses documentaires recèlent son style à venir jusqu’à l’apothéose des Chevaux de feu, son neuvième film : mouvements de caméra, présence du mystère.
C’est par les Chevaux de feu qu’il fit irruption dans le monde occidental. Au cœur des violences, des superstitions, de la nature aux aguets, de l’eau omniprésente, va se dérouler un drame, ou plutôt un rituel ancestral. Celui de l’amour et de la mort. Mais le film déroule aussi l’incompréhension des couples, en faisant mourir très vite l’héroïne au tiers du film et installant un remariage glacial entre hantise et possession. L’étoile qui fait des signes entre les amants est leur signe de reconnaissance par-delà la mort. Elle balise le film et à la mort d’Ivan, les mains du fantôme de sa fiancée s’allongent à l’infini pour le rejoindre, et il peut enfin mourir en criant. Cette image d’une beauté prodigieuse, ne fait que succéder à tant d’autres. Ce film est une partition extraordinaire de couleurs, de tableaux, d’émotions. Quelques images rémanentes le parcourent: les brebis objets de tendresse et cause de la mort de Maritchka, les larmes et la pluie, les arbres qui protègent et qui tuent et se dénudent soudainement à la mort d’Ivan.
Les douze chapitres sont le chemin initiatique du film : Les Carpates, terre des Goutzouls, Ivan et Maritchka, le pré, solitude, Ivan et Palagna, la vie quotidienne, Noël, demain le printemps, le sorcier, l’auberge, la mort d’Ivan, la pietà.
Les chevaux de feu ne s’oublie jamais une fois que leurs sortilèges ont parcouru l’écran de nos jours.
Après les Chevaux de feu si cher à notre mémoire, un tout autre Paradjanov, moins fiévreux avec sa caméra, apparaît avec ses images hiératiques, et seul Ashki reprendra la danse folle de la caméra lors des retrouvailles des amants.
« A présent Les Chevaux de feu représente pour moi un monde qu’il est indispensable d’abandonner » déclara-t-il, en 1966 et effectivement Paradjanov va créer un autre cinéma.
Suivant un peu la nouvelle de Mikhaïl Kotsioubinski, Sayat Nova est ce film étrange, hymne à la nature et à l’amour et aux livres, d’une nouveauté totale. Grande fresque chatoyante, il s’agit d’une chorégraphie lente et prenante.
Ce film est une procession de visions.
Sayat Nova est le plus emblématique de l’art de Paradjanov. L’orgie de mouvements a cessé, le lyrisme est secret, les couleurs ordonnées, posées une à une.
« Sayat Nova est devenu Couleur de la grenade mais tout le film tourne autour du poète. L’idée du film m’appartient, c’est une création personnelle tant dans les costumes que dans la musique même. Parmi tous mes films, c’est peut-être celui qui s’approche le plus de l’œuvre que je souhaitais recréer. L’important n’est ni le titre ni la stylistique mais ce que ressent le réalisateur.»
Comme les Chevaux de feu, Sayat Nova est découpé en 12 chapitres annoncés comme à l’ancienne par des panneaux.
« Avec les intertitres, j’appuie ma dramaturgie. Ainsi, j’explique au spectateur l’épisode suivant. Je ne peux pas tourner sans ces intertitres ». Les voici :
1- La couleur de la grenade
2. Tu conserveras le livre avec soin et tu le liras, car il est l’âme et la vie.
3. Avec les couleurs et les parfums du monde, mon enfance a créé une lyre et me l’a offerte.
4. Nous nous cherchions l’un dans l’autre.
5. Dans cette vie belle et sereine, il m’est seul donné de souffrir.
6. Comment sauverais-je de tes blonds incendies la forteresse en cire de mon amour ?
7. Va et cherche refuge dans l’amour immatériel
8. De ce monde, nous venons à toi, Seigneur, nous offrant comme autant de victimes innocentes.
9. Dans la vallée ensoleillée des années passées vivent les regrets, les amours, mon enfance.
10. Tout m’a semblé simple et extraordinairement grossier et j’ai compris que la vie m’avait quitté.
11. J’entends les cris de l’espoir et des retrouvailles, mais je suis las
12 Je m’en vais devenir la terre. Je suis las, las.
Film énigmatique, sans dialogues, avec des personnages androgynes dont il ne faut pas chercher le sens si ce n’est dans l’illustration du parcours de Sayat Nova, de l’enfant au moine, en passant par le tisserand, le troubadour, l’amoureux. Les livres sont en fait les personnages principaux, avec leurs pages battues par le vent, les textes de Sayat Nova qui s’incrustent dans l’écran. Des chevaux, des moutons, des poulets décapités éteignant les cierges, des paons et des pans de murs, tout cela fait une décoration plus réelle que l’irréel qui est montré. Les symboles sont les êtres vivants qui habitent ce film. Aucune profondeur de champ ne permettra la moindre échappée. Le destin du poète, Aroutine Sayadian, qui prit le nom de Sayat Nova se joue dans le vase clos du monde.
Paradjanov en parle ainsi:
« Il m’a semblé qu’au cinéma, une image peut être statique, comme l’est une miniature, mais aussi avoir une profondeur intérieure, une plastique et une dynamique internes. C’est pourquoi Sayat Nova est différent des films précédents. Quand je suis venu aux miniatures arméniennes, religieuses, pleines de spiritualité et de poésie, leur statique a éveillé en moi une étonnante vénération. C’est ainsi que je procède avec le film que je suis en train de tourner. Je sais que la dynamique au cinéma est l’idée même du cinéma, et que le statique apparaît soit comme une faiblesse, soit comme un signe de fatigue. Ce n’est pas de la fatigue, c’est tout le contraire : c’est de la passion. Créer une dynamique dans l’image statique ». [...] Je ne comprends pas moi-même mes propres films. Quand j’ai fait Sayat Nova, le ministre m’a appelé de Kiev et m’a dit : Qu’est-ce que tu as tourné ? On n’y comprend rien ! Peut-être avons-nous inversé les bobines ?’ Et moi, j’y comprends quelque chose ? J’ai tourné ça, c’est ça mon cinéma ».
Il en donne aussi cette description :
« Je pense que Sayat Nova est comme une splendide boîte à bijoux, extérieurement sa beauté emplit les yeux, vous découvrez ses belles miniatures. À l’intérieur vous voyez encore plus d’objets persans .»
Ce film est un livre d’heures comme une série d’enluminures médiévales, réalisé par un moine-copiste à moitié fou de divin et de poésie.
La Légende de la Forteresse de Suram, est l’adaptation d’un conte populaire géorgien du Moyen Âge. Autour de cette parabole de la forteresse qui s’écroule à chaque fois qu’elle est reconstruite et qui veut son sacrifice humain pour durer, Paradjanov poursuit sa nouvelle approche de la beauté : plans fixes, intertitres, costumes et tapis, teintures et couleurs répandues.
Il y parle aussi de la liberté, de la voyance, du destin et surtout du sacrifice et de l’héroïsme. L’inversion des valeurs et des personnages est troublante, Vardo la belle fiancée, allant consulter la voyante, et prenant sa place après sa mort.
C’est donc elle qui va annoncer la divination au fils de son fiancé Dourmichian, enfin de retour riche alors qu’il fut esclave.
Ce fils Zourab, comme une sorte de sacrifice d’Isaac, sera le prix à payer pour les richesses accumulées par son père, et pour la fiancée délaissée. Et dans cette mort les anciens fiancés se contemplent.
Autant Sayat Nova est complexe, énigmatique, autant ce film est linéaire et simple, étrange et prenant.
Et cette image qui nous reste encore où Zourab, dépouillé de tous ses vêtements, se retire du monde des vivants devant le tailleur de pierre et un joueur de cornemuse, et se revêt du casque des héros, et alors passent les chevaux muets. Tout est accompli.
Achik Kérib, conte d’un poète amoureux, d’après Mikhaïl Lermontov, est serein et apaisé dans l’œuvre de Paradjanov. Ce conte l’avait subjugué quand il avait sept ans et c’est son enfance qui revient en couleurs chatoyantes, comme un théâtre projeté.
Il s’agit d’un simple conte amoureux qui finit bien.
Achib Kerib aime la fille d’un riche marchand. Pauvre, il aura mille jours et mille nuits pour revenir riche et couvert d’or. Son odyssée s’achève sept ans plus tard, après bien des épreuves, des tribulations, des persécutions, quand l’intercession divine lui permet de revenir à l’ultime jour rejoindre celle qui l’aime et qui l’espérait encore malgré l’annonce de sa mort et ses noces en cours avec le rival. Une chorégraphie du bonheur scande leurs retrouvailles et Paradjanov retrouve le climat des Chevaux de feu avec les tournoiements de caméra dans le jardin. Dans ce film heureux, conçu comme un livre de miniatures persanes, les couleurs envahissent l’écran, des couleurs primaires, sans nuances. Dans ce déluge de sentiments il faut noter que Paradjanov a choisi un voyou, voisin kurde, pour jouer le rôle du poète errant et pauvre. Dans cette pluie de grains de riz les paroles ne sont pas essentielles et des intertitres guident le sens. Autant que l’amour absolu ce film porte sur la purification, et sur le pouvoir des Orients sur notre imaginaire. Tout est chant et danse, tout est enivrant, excessif et saturé, comme dans un conte de fées oriental. Les anges volent et entraînent les hommes.
« J’aime profondément ce film et je voudrais mourir juste après. Je l’ai dédié à mon ami Andreï Tarkovski »
À la fin du film, la caméra apparaît dans le champ et une colombe vient s’y poser. L’ombre de Tarkovski ? Le chemin final de Paradjanov ?
S’il fallait donner une dernière piste, cela serait celle-ci : Tous les films de Paradjanov sont couleurs de merveilleux et de mystères et les personnages n’existent que s’ils s’inscrivent dans ces tableaux où nichent les oiseaux et l’au-delà.
Une mise en images des pensées
Je fus formé à dessiner mes pensées, ainsi tout passe d’abord par des images jetées sur du papier, librement sans entraves ensuite vient le défi de les rendre au cinéma, et Paradjanov les recompose dans sa vérité intérieure, et non dans une réalité cinématographique.
« Diriger c’est mettre la vérité mise en images : tristesse, espoir, amour, beauté … À ceux qui demandent est-ce une construction ou la vérité, je réponds, c’est la vérité, la vérité comme je la perçois.»
« Tu conserveras le livre avec soin et tu le liras, car il est l’âme et la vie (titre du chapitre 2 de Sayat Nova)
Ainsi nous ferons avec les films de Paradjanov.
« L’homme n’est pas le créateur de son propre langage, il en est la créature, aussi Serge Paradjanov est une des plus grandes créatures du langage cinématographique. Le langage cinématographique appartient à quelques-uns, d’abord au cinéma et les auteurs en sont leurs serviteurs, Paradjanov en fut un dévoué serviteur, un talentueux serviteur plus que beaucoup d’autres » disait Godard qui ajoutait « Dans le temple du cinéma il y a des images, de la lumière et de la réalité. Serguei Paradjanov fut le maître de ce temple.» À condition de reconnaître que la non-réalité de Paradjanov est une réalité autre qui échappe à nos sens, ce jugement est juste.
« Je suis un artiste graphiste et un metteur en scène qui cherche à façonner des images » Et ce que l’on appelait ses « icônes-séquences » sont là tapies dans nos mémoires, incandescentes, énigmatiques, profondes. Nous n’aurons jamais fini d’épuiser la richesse jusqu’à la saturation de ses images. Mais plus que « ces boîtes à bijoux », plus que leur profusion matérielle, c’est leur richesse spirituelle qui continue à nous aveugler.
L’art de Paradjanov est ce croisement improbable sur la table d’opération de l’écran de cinéma entre l’art religieux orthodoxe et les collages surréalistes. Cela donne une contemplation active du monde.
Le cinéma de Paradjanov n’est pas un continent, mais une île où tous les mystères s’ébattent librement sans avoir à se justifier aucunement.
Gil Pressnitzer
Un poème-hommage de Serge Venturini
pour Sergueï Paradjanov
(1924-1990)
Les cris des hirondelles peuplent tes rêves d’enfant.
Les cloches sonnent le printemps à toute volée.
Les pages des livres claquent sur le toit des églises.
Ses yeux, amandes noires, poison de ton âme.
Le vent souffle, tes mains caressent les pierres noircies.
Des pieds pourpres écrasent les grappes de raisin mûr.
Sur le poignard d’or coule le sang de la grenade.
Or, le vin du calice arrose la terre avec le sang du coq.
Tu avances sur la grand-route, deux anges vont devant.
La main de ton assassin te rendit à la vie éternelle.
Et, les yeux noirs d’une femme de Tiflis te regardent.
Elle te parlait à livre ouvert, sa main posée sur un crâne.
Ta main lâcha le calice, ton sang se répandit sur les dalles.
Vin noir, rare et précieux, ton sang. Amer comme ta vie fut amère.
À ta mort des larmes perlèrent des croix des khatchkars.
Ta bouche ouverte semblait figée, d’ultime parole.
Une grande bougie brûlait le ciel noir de corbeaux.
Des voix cristallines de jeunes filles chantèrent à l’unisson.
Puis dans l’air, l’on entendit le froissement de tes ailes.
Papillon, tu planes dans ton monde nouveau, Sayat-Nova.
Serge Venturini
Filmographie principale
1961 : Rhapsodie ukrainienne
1962 : Une fleur sur la pierre
1964 : Les Chevaux de feu (Les ombres de nos ancêtres oubliés)
1967 :Hagop Hovnatanian (documentaire sur un peintre arménien, court-métrage)
1968 : La Couleur de la grenade (Sayat Nova)
1984 : La Légende de la forteresse de Souram
1985 : Arabesques sur le thème de Pirosmani (court métrage)
1988 : Achik Kérib, conte d’un poète amoureux
1992 : Paradjanov: Le Dernier printemps (segment La Confession) inachevé et mis en hommage par Mikhaïl Vartanov.
Bibliographie
Sergueï Paradjanov par Patrick Cazals, éditions Cahiers du cinéma
Un site tenu par son proche ami Mikhaïl Vartanov, : www.parajanov.com/