Alain Suied
La poésie dérobée
Le chemin des rencontres est souvent le miracle des tournants. Parfois apparaissent au voyageur, au détour de fleurs et de fossés, les paroles d’un homme dont le nom ne sonnait que comme les lointains clochers des poèmes des autres.
Par lui la transfusion en langue française d’auteurs anglais, Dylan Thomas surtout, nous avait revivifiés, l’évidence aveuglante de la voix râpeuse de Dylan Thomas était enfin là, fumée et alcool compris.
Vous pensiez qu’il avait sans doute fallu consacrer toute une vie à cette osmose, cette plongée dont on ne sort jamais sauf. Cela avait dû être.
Alors la curiosité courtoise vous prit de solliciter le traducteur. Et ce traducteur se révéla un poète, un être proche de Celan, Nelly Sachs, Tsvetaeva, Blake...
Tant de fratrie commune ne pouvait qu’abolir le hasard.
Hanté par les origines et la mise en poussière de ce monde, il se sait l’étranger, le poète, l’errant. Un vent de milliers d’années se lève en lui et se souvient de l’exil et lutte contre l’indicible.
Il a gardé en lui cette pure folie nommée poésie. Elle ne changera pas le monde, mais demeure l’utopie d’être.
Alain Suied avance « ravagé d’espoir ». Tout entier tendu dans la transmission qui passe par les enfants et le sable des déserts. Un peu comme Jabès, il fait du judaïsme une légende écoutée aux ventres des fontaines et des oasis de l’exil. Raconté par des exilés campant aux bords des fleuves de la lucidité
Nous savons que les hommes ne sont audibles que pleins de sable dans la bouche, et que les oiseaux ne chantent quand on les écoute, et que l’on ne va que vers l’autre qu’à vouloir restaurer des bouts de feu de l’origine.
Nos mères rêvaient de jasmin et nous d’un temps moins vide mais l’avenir s’est tu. Maintenant livres refermés nous attendons le tremblement de terre et l’ouverture de l’espace.
La fatalité est en crue.
Alain Suied a tourné ses yeux loin des ponts et des chemins des lourdes pierres du réel que l’on nous fait chaque jour.
Il ne s’est pas enfui dans la mémoire ou dans l’oubli, mais dans un temps prophétique. Des coplas de ses premiers poèmes aux remparts de Gilgamesh ou Babylone de maintenant, il y a beaucoup de renaissances et quelques abandons. Tant de lests jetés pour s’élever vers d’autres ailleurs.
Il ne reste que quelques mots, lourds comme pierres essentielles. Il semble vouloir quitter la poésie pour l’offrande à l’invisible.
L’écriture devient compacte, granitique, coupante, et les images sont refusées pour simplement nommer et ne plus rien associer par correspondance.
« J’écris dans les interstices du Temps.», dira-t-il de son « écriture-passion ». Les illusions du présent le révulsent, mais la délivrance est incertaine, l’effroi initial certain, et « le monstre de sa propre illusion » rit toujours sur votre épaule.
Par les mots qui servent d’appeau à « une invisible présence », les rêves de la poussière se déchiffrent enfin. Et par ce ressassement de questions des fous et des poètes une présence sera bien obligée de se montrer.
Et les ombres capturées parlent entre elles de ce temps qui n’est plus.
Lumière initiale - dont toute poésie est l’intraduisible rappel.
Alain Suied est nommé « poète des origines ». Non pour établir un royaume ou une histoire, mais pour restaurer l’arche du langage.
Celle qui traverse le désert, et qui sait l’énigme. Celle qui émet « la première lueur inconnue » qui nous fera exister.
« Est-ce que nous vivrons dans le monde ou dans son absence ? » est le seul questionnement qui vaille.
En tant que poète, je cherche à formuler l’Origine.
Mais en tant qu’être vivant à une époque donnée, dans une langue donnée, dans des conditions spécifiques, je ne peux que savoir et regretter que l’Origine est déjà perdue, infiniment future, infiniment incarnée dans la messianité d’un seul regard vivant et aimant.
Ainsi va la poésie d’Alain Suied.
Gil Pressnitzer
Présentation
« Est-ce que nous vivrons dans le monde ou dans son absence ? »
Dans une langue dépouillée, qui ne se veut en rien minimaliste, aux contours précis, qui se détachent lumineuse sur un fond métaphysique, Alain Suied a donné une lecture à Ibos. Une voix solennelle, grave, sans ostentation ni effets, a dit la douleur essentielle, elle a parcouru ce chemin individuel ou chacun retrouve l’écho de sa propre interrogation.
La lecture a débuté comme elle s’est conclue, dans un silence propice à l’attention, par ce texte : « ne crains pas ce qui écoute en nous ». La poésie contemporaine, par une mauvaise lecture des surréalistes, s’est noyée dans les jeux verbeux dénués de sens, qui l’ont éloigné de l’Autre en un renfermement autiste.
Dans ce contexte désespérant, c’est avec bonheur que nous aspirons à pleins poumons ce vent salubre qui se lève avec les textes simples et essentiels de Suied.
Des paroles qui, sans détours, questionnent la condition humaine, expriment la nostalgie des origines et d’un monde où ne somment pas, comme disait Rimbaud. Alain Suied reprend le flambeau où d’autres l’ont abandonné au seuil de la mort, il est fidèle à l’exigence de vérité, de sincérité absolue, de nudité que la poésie authentique porte en elle.
« Nous avons oublié peut-être l’espace originel », alors le verbe, comme un fil d’Ariane, nous y conduira peut-être car nulle certitude péremptoire ne vient bétonner la pensée de Suied. Sa poésie prend le contre-pied des affirmations brutales assénées par tous les spécialistes qui se pavanent à la face de ceux qu’ils méprisent. Nous avons beau subir une civilisation de l’abondance (pour qui ?), de la satisfaction et de la satiété, jamais le fracas médiatique n’étouffera le cri sincère enfanté par la douleur du manque au cœur de la vie. Il n’est pas de bon ton dans les salons et les maisons d’édition parisiennes de briser les murs qui enserrent les disciplines entre elles, à chacun sa chapelle, sa chasse gardée, à chacun son misérable pouvoir et son dérisoire sceptre.
Alain Suied n’a pas établi de frontières entre l’interrogation philosophique, la psychanalyse et la poésie cela lui vaut l’hostilité de ceux qu’il appelle « les policiers de la pensée » qui par panurgisme et pour défendre leurs piédestaux d’une gloire fétide surveillent l’orthodoxie de l’esprit comme l’ancienne inquisition.
Qui sont ils ?
Il nous a vivement recommandé de lire le chapitre de Bourdieu, dans son dernier livre, sur Philippe Sollers, où sont établis les critères de sélection intellectuelle qui ont cours à Paris.
« La lumière a lui dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisi » dit St Jean dans son Évangile, nous vivons une époque où les ténèbres de la falsification médiatique, d’un discours officiel inlassablement répété par les cuistres à la botte du pouvoir économique, a vidé de sens le langage.
Voilà pourquoi la poésie n’est pas une distraction ludique, voila pourquoi la poésie est une forme essentielle de résistance de l’âme. Oui, nous avons perdu quelque chose à la naissance dont nous avons la nostalgie, et non, rien ne peut dissimuler la question du sens de la vie, rien ne peut nous faire oublier qu’absence nous dévore, que « la parole perdue » est encore à dire et à écouter, rien ne peut nous faire oublier la douleur originelle : « le monde est un cri sans écho ni vision ».
La poésie de Suied n’invite pas au désenchantement ou au renoncement, dans la constance de dépasser les faux-semblants et de tuer les fantômes indique un horizon d’espérance : « aime la vérité intérieure des êtres ».
Richard Ober
La tâche prophétique d’Alain Suied
« Le poème, toujours montre le lieu avant le chemin, l’espace sans limite ni centre où le langage n’a plus cours, mais où son objet même est justement figuré : une élémentaire, une originelle Innocence ».
Pour Alain Suied, le poème est bien plus que ce que l’école et la romance nous ont appris à entendre sous le terme un peu fade de « poésie », non pas l’exercice anodin de bricoler avec les mots d’agréables objets, à retenir longtemps dans la mémoire :
« le langage nous ment », c’est au-delà du langage que le poème doit tendre, vers ce que Suied appelle « l’Indéterminé ».
Ainsi le poème est-il à sa manière méditation, pleine d’une tendresse filiale, sur ce « nom manquant » qui constitue le cœur même de la spiritualité judaïque. Et c’est un chant adressé à l’autre, à l’Ouvert, à cet éternel interlocuteur des poètes que célèbrent Rilke et Hölderlin. « Voici l’Ouvert, nous dit Alain Suied, voilà la tâche colossale du poète aujourd’hui, après la vertigineuse trahison de l’homme par l’homme, de la société par la société, après l’horrible certitude que l’homme peut décider de détruire l’homme et le monde... »
Tâche prophétique, dans la plus haute tradition du Livre, toujours vouée à l’échec par l’insuffisance du langage, par la pesanteur des conformismes sociaux, toujours à recommencer. Là est l’enjeu du poème : « situer la parole au cœur même de sa fragilité - n’être qu’un pont entre deux univers contradictoires : le réel sans formule et l’arbitraire trop humain du discours. »
Gérard Pfister
Choix de textes
Les deux textes suivants en disent long et nous les placerons en exergue, en respectant les majuscules dont Suied faisait grand cas:
L’ÉTRANGER, LE POÈTE
Une légende Hassidique raconte qu’un
étranger cherche son chemin pour sortir d’une ville
dont il ne parle pas la langue.
Toute la journée, il erre et nul ne le
comprend,
nul ne le dirige sur la bonne route...
Le soir venu, un autre étranger - qui ne
parle pas sa langue
ni la langue de la ville - le
rencontre et lui indique le bon chemin pour sortir de
la ville...
Le poète propose un chemin...mais
aujourd’hui, qui l’écoute ?
L’espérance est dans les cœurs...
__________________________________________________________
LA PAROLE ET SON OBJET
Lettre à Pierre Dubrunquez
21.12.1999
J’écris dans les interstices du Temps.
Dans l’entre-deux où l’objet et la parole se rencontrent ou seulement se croisent - dans l’illusion de se confondre - ou se devinent parallèles sans lien ni contact ?
J’écris dans un temps dérobé : dérobé au Social, à la vie quotidienne - j’écris « à la dérobée »!
Le soir, après une journée de « travail », entre les « obligations » de la vie associative ou « professionnelle », sans disposer vraiment d’une « marge » pour ce « travail » et cette « obligation » : écrire une parole poétique.
Devenir un individu. Devenir humain.
Écrire une « parole » - mieux : casser l’écriture par l’irruption de la voix ! Comme un témoignage casse une « version » convenue d’un fait qui se donnait comme établi.
Écrire CONTRE - contre l’autorité de "l’écriture" (au sens où elle se donne comme discours de pouvoir - sans discontinuer...) et écrire pour la vérité, vers la vérité - vers la possibilité d’un « objet » à la parole...
Écrire une parole - pour laisser une trace - une trace de qui s’évade sans fin - ou sans recours. Dilapidée aussitôt : la parole.
J’écris même quand la vie passe devant moi et que tout me manque (papier et stylo) pour écrire...J’écris même quand je rêve soudain une parole intense et signifiante et que le réveil m’en prive. J’écris même quand je traverse les épreuves de ma vie, de mes choix et que tout me manque (force et volonté)...J’écris même lorsque l’Indicible impose à ma vue un horizon sans limites...
J’ÉCRIS DANS LES INTERSTICES DU TEMPS INVENTE PAR LA SOCIÉTÉ HUMAINE.
DANS L’ENTRE-DEUX OU L’OBJET EST ABSENT, ÉLOIGNE, INACCESSIBLE ET LA PAROLE ILLUSOIRE, INCERTAINE, INADÉQUATE - ET OU POURTANT ILS SE RENCONTRENT, ICI ET MAINTENANT ou un jour prochain dans le cœur de l’autre - qui est leur but et leur lieu, leur seuil imaginaire, transitoire mais voué à la seule chance d’une TRANSMISSION.
J’écris dans l’utopie de l’Être.
La blessure à Babylone
à l’occasion de la Nouvelle Année Juive
L’Exil n’est pas le prix de la Liberté.
Souviens-toi : les eaux se sont ouvertes
et tu es devenu adulte au désert.
Souviens-toi : le Temple fut détruit
et nulle manne plus jamais
ne t’a nourri.
Souviens-toi : l’Empire s’est écroulé
et tu as retrouvé la seule lumière
et pourtant
tu n’as jamais vu se refermer
la blessure à Babylone.
Entre le Nom perdu et l’Innommable
souviens-toi :
l’Exil n’est pas le prix de la liberté.
La revue improbable N°28, août-septembre 2003
____________________________________________________
L’enfant lesté d’ancêtre
L’enfant dans la chambre d’hôpital
le vieillard submergé par son propre corps voient
la violence absurde et féroce se jeter contre
leurs rêves troués d’absence.
Qui donne leur souffrance en pâture
et à quelle Force innommable ?
Illusion !
Nous avançons au-dessus des abîmes
nous avançons et jamais ne revient
la vision première, le mirage
de l’amour,la promesse
ravagée d’espoir.
Qui nous offre la délivrance
et par quelle Force invincible ?
_________________________________________________________
SANG D’ETOILE
Tu viens des étoiles
et ta parole de lumière
brille
- un défi au néant
ou l’ultime feu d’une mémoire
abolie ?
Tu reviens
des étoiles
et ton regard enfin
s’ouvre
sur la lumière perdue
mais future
de notre exil inassouvi.
________________________________________________________
EFFROI
Sur le corps est écrit
l’effroi
sans lettres de sang
ni de capitulation
l’effroi initial
le premier abandon
le silence des espaces
et soudain se détache
un visage, un geste
un sein, un appel
on ne sait
et soudain le corps
saigne une demande
jamais éteinte.
Ose écouter ton effroi :
il te ramène au seuil de la vérité
ouverte, libre, à toi seul déchiffrable.
_____________________________________________
A LA SECRÈTE PRÉSENCE
à Eliane Amado Lévy-Valensi
À chaque instant
nous construisons
une forme virtuelle.
À chaque instant
le corps murmure :
"elle n’existe pas".
À chaque instant
s’ouvre et se ferme
la porte du rêve.
À chaque instant
l’être s’échappe
de nos silences.
À chaque instant
la parole nous éveille
à la secrète Présence.
_________________________________________________________
ARCHE DE L’AMOUR
dédié à Dany et François
Au cœur du temple en secret
elle veille : présence invisible !
Qui es-tu, matière du rêve ?
Une parole qui ne se livre pas ?
Un regard qui se dévoile ?
Une main a construit l’arche
mais nul ne verra
briller l’infini
qui s’ouvre et s’éteint
dans sa nuit.
Au cœur de l’arche, en secret
il s’éveille : amour invincible !
Qui es-tu matière du rêve ?
Un chant qui cherche son diapason ?
Une énigme qui ne se dévoile pas ?
Une loi a voulu l’arche
mais nul ne verra
briller l’infini
qui s’ouvre et nous ouvre
à sa joie.
_______________________________________________
POÈME
pour Stéphane et Vincent
Toutes les langues disparaissent
tous les monuments tombent en poussière
tous les regards se perdent
dans les galaxies de l’espace inconnu
pourtant tu dois écouter la poussière
elle te dira
l’amour vibrant, l’amour premier
l’amour qui sait combattre les ombres
et garder au fond du cœur
la mélodie de l’univers
pourtant tu dois écouter la poussière
elle te dira
l’amour sans mots, l’amour sans mensonges
l’amour qui sait retrouver la langue oubliée
des galaxies
l’amour qui fonde la joie
même sur les rêves de la poussière.
_________________________________________________
De l’autre côté
1
Attention, de l’autre côté
il n’y a rien. J’en reviens.
Ni désir, ni rêve ni même leur retour.
Et la terreur d’exister a joué son dernier tour.
J’en reviens. De l’autre côté
il n’y a plus de liens.
Il y a un visage.
Il n’a pas d’ombre ni de reflet.
2
Il y a un visage.
Je suis égaré dans sa lumière.
Je dois revenir
du côté des vivants.
Je traverse la frontière
et je cherche ton regard absent.
De l’autre côté sauvage
un feu m’a brûlé.
C’était la griffe acérée
de tes yeux sans partage.
3
De l’autre côté, il n’y a rien
ou peut-être une blessure ?
Un regard oublié, qui revient
ou sa mélancolie sans mesure ?
Je me penche au bord du vide
et soudain ton absence a un poids.
C’est une trace inaperçue, ride
sur la face des eaux une voix
qui souffle soudain du passé
le vent muet de l’autre côté.
______________________________________________
Le regard traverse
toutes les dimensions du temps
tous les silences de l’espace
le regard sans chair
traverse les générations
jusqu’au premier désir
inconnu.
Es-tu cette pure offrande ?
Le regard ne sait pas voir.
Il accueille l’horizon
il scrute le passé
et il donne le monde
mais il ne voit pas
la demande peut-être
inutile.
Es-tu cet obscur oubli ?
Dans le noir de la pupille
le regard, est-ce un miroir
est-ce un jeu d’ombres
est-ce un reflet de la mémoire ?
Le regard est-il une parole
sans langage, un cri
sans témoin, pure offrande
ou pur oubli ?
Tu existes à travers
le temps et l’espace
tu existes dans le regard
de la première lueur
inconnue.
________________________________________________________
Bonjour, pauvre visage
1.
Bonjour, pauvre visage
si tu as choisi, dans
la rigueur du matin, de revenir
dans l’être
si tu portes, sur le front
la rosée des morts
comme si le combat
de la nuit avait
noyé les ombres
comme si
tu reprenais pied
dans l’apesanteur du vivant.
Tu portes les marques
les traces, les éclairs
de mémoires inconnues.
Tu sais, par l’âme ou le cerveau
que des rires et des cris
ont martelé ta face.
C’était un autre jour
c’était une autre langue
dans le premier éclat de l’univers.
Et si tu écoutais vraiment
la rumeur du Temps
tu pourrais presque saisir
le fantôme de nos vies.
Bonjour pauvre visage
si tu as choisi, dans
la candeur du matin, de revenir
dans l’être
si tu portes, sur le front
l’absurde ignorance des vivants
comme si le combat
de la nuit avait
déçu les ombres
comme si
tu perdais pied
dans l’océan de la vérité.
2.
Le métier d’être :
on ne voulait pas l’apprendre
On ne se voyait pas
emportés par le fleuve du Devenir.
Ni menacé par les tourbillons
de la perte.
Mais sont venus
les fantômes au milieu
des rires et des flots.
On ne se voyait pas
dépossédés par le fleuve de la Naissance.
Ni emprisonnés par un lieu
inexistant.
Mais sont venus
les symboles au milieu
des cris et des blessures.
Le métier d’être :
il est toujours inachevé.
C’est pour donner un visage
à tous nos regards perdus.
C’est pour se rejoindre, un jour
au bord de l’infini
au bout de nos métamorphoses.
_____________________________________________________
Copla
J’ai vu ta mort
dans le regard
où tu m’offrais
ta demande secrète
tu as vu mon amour
dans le silence
où j’ai partagé
ta blessure secrète
chacun trouve
ce qu’il ne cherche pas
chacun donne
ce qu’il ne possède pas
j’ai vu ta mort
dans le pays
où tu revivais
ton enfance secrète
tu as vu mon secret
dans l’amour
où tu as réalisé
ma demande oubliée
chacun reçoit
ce qu’il n’a pas demandé
chacun donne
ce qu’il n’a pas reçu
tu as vu ma mort
dans la perte
où j’ai rejoint
ton amour désincarné
De chute en chute
De chute en chute
de silence en silence
tu tends les mains en vain.
Les eaux se séparent
et tu tombes dans la poussière
du désert. Tu viens toujours
de naître.
De brûlure en brûlure
de soleil en soleil
tu tends la main en vain.
les cœurs se séparent
et tu tombes dans la matière
du vide. Tu viens toujours
de naître.
De rêve en rêve
de réveil en réveil
tu tends la main en vain.
Les vies se séparent
et tu tombes dans les abysses
de l’absence. Tu viens enfin
de naître.
La revue improbable N°22, septembre 2002
Ombres capturées
D’un autre monde recevons-nous
les signes indéchiffrables et la mort
n’est-elle qu’un code inconnu?
Ombres, je connais votre pays.
Je parle votre langue étrangère,
enfant, j’ai dû ramener à l’épaule
un frère, une femme capturée
qui m’en veulent peut-être
et réclament votre royaume oublié.
D’un autre monde et pourtant familières
les ombres ont la teneur des rêves
et le grain des peaux ressouvenues.
Ombres, je connais votre pays,
j’ai dû parler votre langue perdue.
J’ai partagé le pain de l’étoile
équarrie.
La revue improbable N°24, décembre 2002
Sur la traduction
à Pierre Brunel
Tout signe est d’emblée une traduction. Un signe regarde le monde ou un objet du monde et le laisse entendre à une personne, à un habitant du monde, à un humain déjà prisonnier de la trame infinie de l’inconscient. Entre réel et inconnaissable, le signe traduit ce que nous pouvons savoir de la Chose. Elle a le vrai, le terrible « savoir » : la Chose est liée à la mort, à l’indicible. Nous nous rapprocherons de son royaume d’Absence et de destruction sans l’atteindre et pourtant sans lui échapper. Une langue humaine ne modifie pas les conditions élémentaires de notre approche dépendante et inqualifiée.
Telle - et même marquée du sceau d’une improbable « trahison » - nous apparaîtra - du Poème original déjà détourné de sa propre authenticité - toute traduction poétique : un signe - comme venu, revenu d’un pays lointain - qui est aussi notre intériorité. notre humanité. notre parole - exactement fondée, comme la traduction, sur son impossibilité même.
Traduire le poème d’une autre langue, c’est d’abord transmettre la parole d’un poète qui a fait œuvre contre sa langue, ailleurs et autrement, dans les parages où l’objet même lui semblait se trouver - dans les ombres et les lueurs du réel. C’est aussi, dans un rythme, dans un imaginaire, dans un écho différents, re-trouver, re-donner l’objet entre-vu, inter-dit, traduit de l’éternité inaccessible et de l’intériorité infiniment lointaine.
Traduire le poème, c’est aussi, chacun le ressent, baigner, un instant presque baptismal, dans l’âme d’une autre langue, d’un autre lieu - dont le poète aura - dans son étrangeté, dans son individualité propres - traduit - comme par inadvertance - le tremblement d’être, la coloration unique, la commune et secrète... évidence.
D’un autre temps, d’une autre langue, d’un autre lieu, le travail de traduction du poème se verra étrangement proche et familièrement distant si l’ego, la fausse-parole, la fausse-écoute de l’ego du traducteur s’éloignent de la vraie rencontre que la parole poétique offre en parfaite générosité. Et sera créée dans l’autre langue - que l’on dira nôtre - un poème nouveau, différent, étranger mais terriblement proche (comme l’être est terriblement proche et étranger) du poème original. proche en ce qu’il nous dira la source du poème sans en effacer le mystère - qui fut celui de sa lecture première.
Étranger en ce qu’il nous dira l’aventure imprévisible de la parole, du souffle de la parole passant de l’autre côté de la signification - sur l’autre versant des mots, dans le réel - et d’abord dans le réel d’une autre langue... Traduire un poème - ou traduire le poétique ? Tel poète de telle époque, de telle forme de pensée et de tel état de sa langue - qui sait si quelqu’un de sa propre langue peut reformuler son intention, sa créativité, sa vérité de dire et de vision ?
Nous devons rappeler quelque chose de son intraduisible même - non l’époque, non la pensée, non la langue exactement - mais ce que le poème et le poète y firent résonner d’étonnement fertile. A ce titre « la traduction » sera (impossible) fidélité et (possible) trahison - mais réparées par le poétique même, lui jamais aboli. Traduire les poètes anglais et américains (ou anglophones) n’a pas été un choix : ce fut une demande d’André Du Bouchet et de Louis-René des Forêts, pour « L’éphémère », de présenter des traductions de S.T. Coleridge. Quelle plongée en milieu inconnu : la parole d’un autre... On voulut bien reconnaître mon travail - mais il fallut plusieurs fois « revenir sur le métier » : juste apprentissage ! Enfin, ce fut prêt. Et ce n’est jamais prêt.
Il faut espérer d’autres approches, d’autres traductions, encore et encore de ces poèmes ! Puis vinrent Dylan Thomas, William Blake, John Keats, William Faulkner et bien d’autres. Pour chacun, ce fut le même et différent affrontement : passer au crible et restituer tout de même... Pour chacun, c’est le même espoir : que le poétique traverse l’intuition du poète-traducteur comme il magnifia la parole du poète inspiré qui donna au monde, à travers sa langue, un peu de la lumière qui, toujours, manquera et régnera : de nous manquer justement ! Lumière initiale - dont toute poésie est l’intraduisible rappel.
Alain SUIED
Bibliographie
Le silence (Mercure de France),
La lumière de l’origine (Granit)
Le premier regard (Arfuyen)
L’Éveillée (Arfuyen),
Laisser partir (Arfuyen)
Le pays perdu (Arfuyen)
Ce qui écoute en nous (Arfuyen)
Traductions :
Dylan Thomas : Vision et prière Gallimard
William Blake, les chants de l’innocence et de l’expérience Arfuyen
John Keats Odes Arfuyen