Antonio Machado

La fraîche fontaine au cœur de l’Espagne

La poésie est parole dans le temps.

(Antonio Machado).

Tout passe et tout demeure Mais notre affaire est de passer
De passer en traçant
Des chemins
Des chemins sur la mer
.

(Antonio Machado).

Antonio Machado est connu sans être reconnu à sa haute valeur en France.

Il était cet homme grand et timide qui arpentait les couloirs des mots et des pensées élevées. : « très silencieux et discret, doux et sévère comme un très vieil arbre d’Espagne ». (Neruda).

Cet arbre dont l’ombre portait fraîcheur à tout un peuple fut pourtant déraciné puis abattu. Son tronc repose à Collioure, ses racines dans cette Castille tant aimée et célébrée (Champs de Castille) :

…Oh terre ingrate et forte, terre mienne !

Castille tes villes décrépites

L’âpre mélancolie

qui peuple tes sombres solitudes !

…Castille de la douleur et des guerres

terre immortelle, Castille de la Mort !

Et Machado avec son éternelle allure de provincial déboussolé, engoncé dans ses costumes raides et noirs, d’un autre âge, aura peuplé de mots ses propres « sombres solitudes ».

L’homme écartelé

La douleur et la guerre l’auront écartelé, coupé de ses sources vives. Écartelé, il le fut :

Entre son frère Manuel tant aimé, qui devint un fervent franquiste, et ses propres valeurs morales qui en firent un poète républicain aux poings serrés.

Entre sa morale et la folle passion pour sa femme-enfant Leonor, si jeune (13 ou 16 ans) qu’il épousa au mépris des lois de sa condition et qu’il perdit encore plus vite qu’Eurydice.

Entre ses règles et sa passion pour une femme mariée Guiomar.

Entre son besoin de paix, lui l’écrivain adulé et consacré, et son engagement sans faille dans la guerre civile, alors qu’il aurait pu fuir facilement à Paris ou ailleurs.

Tout cela est écartèlement, déchirure et combat fratricide qu’il portait toujours en lui.

Brûlures et culpabilités envers sa femme, son amante, son frère, sa patrie. Élans et désir ardent du juste et de la vérité jusqu’au cri. Tout en lui était contraire et exigence.

De ses déchirures, il fit une œuvre de vie.

On connaît sa fuite avec sa vieille mère au travers des Pyrénées (chemin inverse un an plus tard de celui de Walter Benjamin) qui le fera mourir le 22 février 1939, après une nuit dans un froid wagon, à Collioure. Maintenant dans un tout petit cimetière, toujours fleuri en toute saison par des fidèles, avec une boîte à lettres toute simple, bouche vers le temps, pour communiquer avec lui par-delà le néant, comme si la liberté jamais ne devait se faner.

De nos jours Machado représente l’Espagne enfin réconciliée, il en était le dépositaire et il en avait pressenti le devenir hélas commercial :

Je pense à l’Espagne, tout entière vendue

de l’une à l’autre mer…

Il aura aussi ces paroles : « Un pays est toujours une entreprise d’avenir, un arc tendu vers le lendemain ». (Juan de Mairena).

Paroles d’augure, de républicain essentiel, d’un sage lucide, voulant conjurer le chaos.

Plus que bien d’autres, plus célèbres aujourd’hui, il est le poète emblématique des valeurs profondes de l’Espagne, de sang et de soleil, mais pas du noir du fascisme et du « Viva la muerte » des franquistes. Il en connaît les blessures anciennes et nouvelles, et les fleuves, les amours et les oublis. Lui l’humaniste fervent aura par des mots simples, des proverbes et des chansons désigné le chemin. Lui le voyageur, semblable à celui des mythologies nordiques, nous aura avertis qu’il faut savoir attendre le flux de la marée, et qu’il n’est de chemin que nos pas, et nos traces sur la mer.

Il faut savoir l’amour intense que les Espagnols de l’exil portent à Machado et qui nous est masqué par des poètes plus flamboyants et plus diffusés. Il est l’image même de l’exil et de la tolérance. Lui qui ne connut l’exil réel que quelques jours pour en mourir, mais qui aura vécu l’exil intérieur toute sa vie. Sa tombe à Collioure avec sa bouche d’ombres en forme de boîte à lettres est ouverte à toutes les interrogations, toutes les questions. Elle est devenue une sorte de phare qui attire tous ceux qui ont en eux la mélancolie de l’exil, ou qui un jour ont entendu quelques bribes des paroles de Machado. Et toutes les lettres glissées trouvent un jour réponse !

Le flâneur en terre humaine

Il aimait le peuple, les braves gens « qui vivent, qui travaillent, passent et rêvent, et qui un jour comme tant d’autres reposent sous la terre. » (Solitudes).

Sur la vieille mule de la poésie il aura avancé en terre humaine, refusant toute désespérance, sans jamais nier les souffrances. Il se méfiait des cuistres et des imposteurs et se voulait humble.

« Chaque fois que j’ai affaire à des hommes de la campagne, je pense à toutes les choses qu’ils savent et que nous ignorons et combien il leur importe peu de connaître tout ce que nous savons. »

Cet homme contemplatif, pris dans des quêtes impossibles et sans issue, semblait souvent se cacher derrière l’ombre de ses mots.

Il n’avait pas le charisme flamboyant de ses contemporains (Lorca, Alberti, Neruda,…).

Plus âgé, il restait enclos dans ce personnage de petit provincial obscur, de professeur anonyme, qui n’osait pas devenir tribun.

Ses livres majeurs – Solitudes en 1903 à l’âge de 28 ans, Champs de Castille en 1912-, ses écrits philosophiques (Juan de Maurena), ses pièces de théâtre laissent son empreinte profonde sur la terre d’Espagne. Il en est le chantre, de son devenir et de son passé. Il semblait noué à sa terre, avec des passions obscures que seules les pierres connaissent encore.

Hanté par le mal, les fratricides, il quittera peu à peu la poésie lyrique. Professeur obscur de français en province, puis à Madrid en 1936, il va écrire plus de pensées que de poèmes. La guerre civile lui fera sourdre par colère et dignité ses poèmes de guerre.

Fils spirituel de Miguel de Unanumo, le recteur de Salamanque, il sera comme lui « un agitateur de consciences ». Comme Pessoa, la multiplicité des personnes en lui, l’aménera à écrire sous divers noms.

L’intranquillité de l’être était en lui enfouie.

Il se définit ainsi :

« Pour nous, diffuser et défendre la culture sont une même chose : augmenter dans le monde le trésor humain de conscience vigilante ». Il fut un immense pédagogue, ouvert à l’émotion plus qu’à la science universitaire. Que ce soit dans ses écrits philosophiques ou dans sa poésie il avait la vision de l’essentiel et le souci du transmissible, de l’autre. Humble, il parlait aux humbles plus qu’aux savants.

« Écrire pour le peuple, que voudrais-je de plus ? Désireux d’écrire pour le peuple, j’appris de lui tout ce que je pus, beaucoup moins, bien sûr, qu’il ne sait. Écrire pour le peuple, c’est écrire pour l’homme de notre race, de notre terre, de notre langue, trois choses inépuisables que nous ne finissons jamais de connaître. Écrire pour le peuple, c’est se nommer Cervantès en Espagne, Shakespeare en Angleterre, Tolstoï en Russie … »

Ce qui allait dans le sens de son maître « La vérité n’est pas ce qui nous fait penser, mais ce qui nous fait vivre » (Unanumo).

Antonio Machado aura porté cette belle utopie de concevoir une École Populaire de sagesse supérieure. Belle et noble leçon qui devrait guider les actuels élaborateurs de politiques culturelles.

Ainsi sa réflexion sur la poésie demeure aiguë et déterminante :

«...Mais les idées du poète ne sont pas des catégories formelles, des capsules logiques mais des intuitions directes de l’être qui devient, de sa propre existence ; elles sont donc temporelles, jamais des éléments achroniques existentialistes, dans lesquels le temps parvient à une valeur absolue. L’inquiétude, l’angoisse, les craintes, la résignation, l’espérance, l’impatience que le poète chante sont des signes du temps et, en même temps, des révélations de l’être dans la conscience humaine. » (1931 Poétique).

Pendant l’horrible guerre civile de 1936-1939, il se dressa et se mit tout entier au service de la République espagnole. Avec passion, comme dans un sursaut vital pour lutter contre l’instinct de mort des franquistes. Il vivait avec des principes intangibles :

Pour autant que vaille un homme, il n’aura jamais de plus haute valeur que celle d’être un homme.

Il haïssait l’élitisme et ne croyait qu’en la dignité essentielle, celle de l’humain. Il se souvenait du sol et des senteurs : « mon enfance, ce sont les souvenirs d’un patio de Séville et d’un verger lumineux où mûrit le citronnier »

Une de ses sentences mérite d’être méditée encore et encore :
Diffuser la culture, ce n’est pas distribuer une richesse limitée à la multitude pour que nul n’en jouisse entièrement : c’est éveiller les âmes endormies et accroître le nombre des êtres capables de spiritualité.

Un homme bon, un poète essentiel

Plus qu’un poète, Antonio Machado était un homme bon, un homme simple, un homme essentiel.

L’homme bon est celui qui garde, telle l’auberge du chemin

l’eau pour l’assoiffé, pour l’ivrogne le vin.

Antonio Machado demeure cette simple auberge au bord des chemins de la vie et de la poésie.

Et sa poésie est à son image : elle est bonne, elle est simple et directe, et refuse de se charger du poids des images. Cette absence de flamboyant, ce refus, à la maturité du moins, des tours de magie des couleurs des mots, font de sa poésie une source claire et complice. Beaucoup d’Espagnols se grisent des parures d’autres poètes, mais ce sont les vers de Machado qui sont gravés dans leur mémoire. La fontaine Machado coule encore fraîche et purificatrice.

La poésie de Machado est en fait au plus près de son souffle, sans que l’intuition en soit brouillée par la technique et le théâtre des mots. Elle est dense, grave, dépouillée, directe. Elle est faite pour les âmes simples et naïves que Machado appelait de ses vœux.

« Fuyez la préciosité littéraire, dit Juan de Mairena, qui est la plus grande ennemie de l’originalité. Pensez que vous écrivez une langue mûre, pleine de folklore, de savoir populaire, et que ce folklore fut l’argile sacrée d’où Cervantès tira la création littéraire la plus originale de tous les temps »

Machado, homme bon et honnête, nous a transmis sa poésie bonne comme du bon pain et droite comme lui. Sa poésie est morale.

Elle reste ouverte, vers la mer, vers le mystère de la condition humaine et de la vanité des choses et du savoir.

Sans doute pour toutes ces raisons la poésie de Machado reste-t-elle moins fréquentée, moins célébrée. Elle se cache dans son humilité, elle se dérobe dans son apparente simplicité. Elle se tient à distance, attendant que nous allions vers elle, hantés par la même recherche du destin.

«...pour Machado, poésie et destin scellaient tragiquement leur alliance, après l’usure, après l’errance, dans l’ordre extrême de la nuit ».(Claude Esteban).

Ses proverbes, ses chansons, ses chants d’amour à la rude terre de Castille, ses réflexions philosophiques glissées en quelques vers modèlent encore l’âme espagnole.

Antonio Machado reste un peu le maître d’école, un peu sérieux mais si profond, de bien des générations. Son Université de la Sagesse populaire contenue dans ses textes irrigue d’amour et de tolérance toute une nation. Poète du courage, de la vérité, du respect, il enseigne à vivre, à vivre libre. Il reste « un agitateur de conscience », encore aujourd’hui.

Il aura vécu les champs rugueux de son Andalousie natale, de sa Castille adorée, la mitraille sur Madrid et dans les corps des hommes. Tout cela il l’a vécu dans ses entrailles, avec les matins d’insomnie, le sang répandu, les pierres des chemins. Cette Espagne recouverte du sommeil noir tombé sur elle, il en a connu la folie et la chute, et il va aller vers son exil qu’il pressentait comme étant sa mort :

Et quand viendra le jour du dernier voyage,

quand partira la nef qui jamais ne revient,

vous me verrez à bord, et mon maigre bagage,

quasiment nu, comme les enfants de la mer.

Ces vers sont gravés sur sa tombe à Collioure.

Quand la chute de Barcelone s’avéra inéluctable et que les troupes franquistes se rapprochèrent, il se mit, avec sa famille et quelques amis, en route pour la France, faisant le chemin inverse que fera plus tard Walter Benjamin. Le 22 Janvier 1939, à bout d’espérance, il se résout à partir avec sa mère Ana et son frère José, de l’autre côté de la montagne, en France. Lui qui se sentait aussi vieux que le sommeil de la terre voulait encore écrire, « travailler » comme il disait. Commence cet exil qu’il avait toujours pressenti, porté en lui comme un fruit mûr, comme le rendez-vous avec sa mort enfin adulte. Parmi ces convois de proscrits, Machado peu à peu, quitte sa terre natale, et de halte provisoire en halte provisoire il arrive à Port-Bou le 27 Janvier 1939. Sans bagages, à pied dans le froid il passe ce col des Balites où même les vignes vertes n’osent passer. En silence, sous le froid, sous la honte de la fuite, épuisé il est convoyé à Cerbère le 28 Janvier. À quoi pensait-il alors lui le sage dans ce wagon glacé qui ne mène que vers le désespoir ? Rejoindre Paris où il avait vécu heureux ? Se laisser dissoudre dans la terre étrangère ? Il griffonne encore quelques mots sur des papiers de hasard qui seront à jamais perdus quelque part dans les chemins de l’exil. Comme plus tard le sac de Walter Benjamin contenant ses derniers manuscrits.

Puis, à bout d’espérance et de forces il se laisse doucement partir dans une humble chambre d’hôtel, l’hôtel Quintana tout près d’un ruisseau mais si loin du Douro, à Collioure et meurt plus tard, vingt jours après, le 22 février sans avoir voulu aller plus loin. Sa mère mourra quelques jours plus tard.

Un dernier poème froissé dans la poche, une petite valise de pauvre perdue, Machado n’aura pas eu le temps de laisser beaucoup de traces terrestres de l’autre côté des Pyrénées.

Il est heureusement vénéré en Espagne.

« Estos dias azules y este sol de la infancia (Ces jours bleus et ce soleil de l’enfance.) »

Ce dernier vers retrouvé par son frère dans une poche de son pardessus est tendu vers ces jours bleus, imprégné des pierres de Castille, des eaux miroitantes du Douro. Il est encore envolée de la mer qui se perd dans la mer, de ce chemin qui n’est que traces de soi-même. Tout Machado est ici contenu avec cette douce et tendre sagesse sans illusion, sa douce et plaintive rêverie :

Tout passe et tout demeure

Mais notre affaire est de passer

De passer en traçant

Des chemins

Des chemins sur la mer.

Toute sa vie il a su attendre le flux de la vie, le flux de la marée, « comme une barque sur le rivage, sans que le départ t’inquiète. »

Il n’attendait ni gloire ni reconnaissance :

Jamais je n’ai cherché la gloire

Ni voulu dans la mémoire

des hommes

Laisser mes chansons

Mais j’aime les mondes subtils

Aériens et délicats

Comme des bulles de savon.

J’aime les voir s’envoler,

Se colorer de soleil et de pourpre,

Voler sous le ciel bleu, subitement trembler,

Puis éclater...

Il voulait vivre à hauteur d’homme, il le fit haut et fort.

Le chemin se fait en marchant

Et quand tu regardes derrière toi

Tu vois le sentier Que jamais

Tu ne dois à nouveau fouler

Voyageur ! Il n’y a pas de chemins

Rien que des empreintes laissées sur la mer

Antonio Machado marche encore vers nous, nimbé de « ces jours d’azur, ce soleil de l’enfance », mais aussi de cette bonté des humbles, du pâle sourire des exilés.

Et si la vie est courte

et si la mer n’arrive pas à ta galère

attends sans partir et espère toujours

car l’art est long et, d’ailleurs

c’est sans importance. (Conseils)

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Ces extraits proviennent de "Champs de Castille" traduit par Sylvie Léger et Bernard Sesé paru chez Poésie-Gallimard Tous droits réservés © Editions Gallimard

LXXX

Campagne

Le soir meurt

comme un humble foyer qui s’éteint.

Là-bas, sur les montagnes,

il reste quelques braises.

Et cet arbre brisé sur le chemin tout blanc

fait pleurer de pitié.

Deux branches sur le tronc blessé, et une

feuille fanée et noire sur chaque branche !

Tu pleures ?... Entre les peupliers d’or,

au loin, l’ombre de l’amour t’attend.

(Humour, fantaisies, notes)

IV

La mort de l’enfant blessé

À nouveau dans la nuit... C’est le marteau

de la fièvre aux tempes bien bandées

de l’enfant. - Mère, l’oiseau jaune !

Les papillons noirs et mauves !

- Dors, mon enfant. - Auprès du lit, la mère

serre la petite main -. Oh ! fleur de feu !

Qui te glacera, fleur de sang, dis-moi ?

Dans la pauvre chambre une odeur de lavande ;

dehors, la lune ronde qui blanchit

le dôme et la tour de la ville assombrie.

Un avion invisible bourdonne.

- Dors-tu, oh ! douce fleur de mon sang ?

Un cliquetis de vitre la fenêtre.

- Oh ! froide, froide, froide, froide !

Poésies de la guerre (1936-1939)

XLV

Mourir...tomber comme une goutte

de la mer dans la mer immense ?

Ou être ce que jamais je n’ai été :

seul sans ombre et sans songe,

un solitaire qui s’avance

sans chemin et sans miroir ?

(Proverbes et chansons)

XXIX

Voyageur, le chemin

sont les traces de tes pas

c’est tout ; voyageur

il n’y a pas de chemin

le chemin se fait en marchant.

Le chemin se fait en marchant

et quand on tourne les yeux en arrière

on voit le sentier que jamais

on ne doit à nouveau fouler.

Voyageur, il n’est pas de chemin,

rien que des sillages sur la mer

(Proverbes et chansons)

(Traduction Gallimard)

Toi qui voyages, ce que tu crois être le chemin

ne sont que tes pas

rien d’autre

Toi qui voyage, de chemin il n’y a

le chemin naît en marchant

le chemin c’est tes pas qui le font

et lorsque tu te retournes

tu peux voir la sente

que plus jamais tu n’auras le droit de prendre

Toi qui voyage, de chemin il n’y a

rien de plus que des traces sur la mer

(adaptation personnelle)

... L’œil que tu vois n’est pas œil parce que tu le vois, il est œil parce qu’il te voit.… Ta vérité ? Non la Vérité, et viens avec moi la chercher. La tienne, garde-la pour toi.… Dans ma solitude j’ai vu clairement des choses qui n’étaient pas vraies.… Je crus mon foyer éteint et je remuai la cendre … Je me brûlai la main. …

« …rien ne semble nous conseiller la défense de la culture en tant que privilège de caste, la considérer comme un départ d’énergie fermé et oublier qu’en fin de compte, le propre de toute énergie est de se répandre… Dans le pire des cas, car il faut penser, d’accord avec la plus évidente apparence, que le spirituel est essentiellement réversible et ne se dégrade ni ne se dissipe à se propager, mais au contraire s’accroît..Je vous dis ceci, afin que vous ne vous tourmentiez pas trop si les masses, les pauvres déshérités de la culture avaient la folle ambition de s’éduquer et l’insolence de se procurer les moyens de le faire. »

Proverbes et chansons (CXXXVI)

Jamais je n’ai cherché la gloire

Ni voulu dans la mémoire

des hommes

Laisser mes chansons

Mais j’aime les mondes subtils

Aériens et délicats

Comme des bulles de savon.

J’aime les voir s’envoler,

Se colorer de soleil et de pourpre,

Voler sous le ciel bleu, subitement trembler,

Puis éclater. (I)

...À demander ce que tu sais

Tu ne dois pas perdre ton temps

Et à des questions sans réponse

Qui donc pourrait te répondre ? (VIII)

...Chantez en cœur avec moi :

Savoir ? Nous ne savons rien

Venus d’une mer de mystère

Vers une mer inconnue nous allons

Et entre les deux mystères

Règne la grave énigme

Une clef inconnue ferme les trois coffres

Le savant n’enseigne rien, lumière n’éclaire pas

Que disent les mots ?

Et que dit l’eau du rocher? (XV)

Champs de Castille

CXXIII

Une nuit d’été

- la porte et la fenêtre

de ma maison étaient ouvertes

la mort entra dans ma maison

De sa couche elle s’approcha

- sans même me regarder,

de ses doigts très fins

elle brisa

une chose si ténue

Muette et sans me regarder

la mort passa de nouveau

devant moi. Qu’as-tu fait ?

La mort ne répondit pas.

Ma petite fille demeura tranquille,

mon cœur plein de douleur.

Ah ! ce que la mort a brisé

était un fil entre nous deux!

Autobiographie

I

VIE

Je suis né à Séville une nuit de juillet 1875, dans le célèbre palais de las Dueilas, situé dans la rue du même nom.

Mes souvenirs de la ville natale sont tous d’enfance, car à huit ans je m’en fus à Madrid, où s’étaient installés mes parents, et je fus élevé à l’Institution libre d’enseignement. Pour ses maîtres je garde une vive affection et une profonde gratitude. Mon adolescence et ma jeunesse sont madrilènes. J’ai voyagé un peu en France et en Espagne. En 1907 j’obtins une chaire de langue française que j’occupai pendant cinq ans à Soria. C’est là que je me suis marié: c’est là qu’est morte mon épouse, dont le souvenir m’accompagne toujours. Je fus muté à Baeza, où je réside aujourd’hui. Mes passe-temps préférés sont la promenade et la lecture.

1917.

II

De Madrid à Paris à vingt-quatre ans (1899). Paris était encore la ville de « l’affaire Dreyfus » en politique,

du symbolisme en poésie, de l’impressionnisme en peinture, du scepticisme élégant en critique. J’ai connu personnellement Oscar Wilde et Jean Moréas. La grande figure littéraire, la grande autorité consacrée était

Anatole France.

De Madrid à Paris (1902). Cette année-là j’ai connu à Paris Rubén Darlo.

De 1903 à 1910, divers voyages en Espagne Grenade, Cordoue, les terres de Soria, les sources du Douro, des villes de Castille, Valence, l’Aragon.

De Soria à Paris (1910). J’assistai à un cours d’Henri Bergson au Collège de France.

De 1912 à 1919, de Baeza aux sources du Guadalquivir et à presque toutes les villes d’Andalousie.

Depuis 1919 je passe la moitié de mon temps à Ségovie et à Madrid l’autre moitié, approximativement. Mes dernières excursions ont été à Avila, Leon, Palencia et Barcelone (1928).

1931.

La suite sera une vie à Madrid où le surprend la guerre civile. Son engagement au côté de la vie, et donc de la République, contre les forces de la mort franquiste. Il connaîtra la douloureuse séparation avec son amour, Doña Guiomar réfugiée au Portugal.

La suite et la fin sera l’exil.

Bibliographie

Champs de Castille - Solitudes, Galeries et autres poèmes - Poésies de la guerre, traduits par Sylvie Léger et Bernard Sesé, préface de Claude Esteban, Gallimard, 1973, coll. Poésie/Gallimard, 1981.

De l’essentielle hétérogénéité de l’être. Éditions Rivages, 2002.
Juan de Mairena. Maximes, mots d’esprit, notes et souvenirs d’un professeur apocryphe, traduit de l’espagnol par Catherine Martin-Gevers, Anatolia/Éditions du Rocher, 2009