Bernard Noël
Ce qui touche au corps
Lettre à Bernard Noël, par Yves Charnet
La mémoire de l’amitié (nous) touche au corps.
J’aime me souvenir - cher Bernard Noël - au moment de commencer cette lettre que c’est à Claude Royet-Journoud que je dois de vous avoir (voici déjà 15 ans...) rencontré. C’était en 1982. J’avais 20 ans. Je désirais vous inviter à une des lectures-débats que, avec quelques camarades, j’organisais dans le cadre d’un groupe rapidement baptisé «Ecriture».
Dans notre impatiente passion de découvrir des écrivains et des penseurs interrogeant la littérature de notre époque, nous avions notamment reçu Michel Deguy, Jacques Derrida, Henri Meschonnic. Déjà je ne concevais pas de devenir professeur de lettres sans ouvrir, en marge de cette pratique, des espaces de dialogue avec ceux qui s’aventuraient en solitaire dans les parages d’une expression créatrice.
Cette étrange frénésie continue de constituer - et jusque dans cette Ecole d’ingénieurs où m’a conduit, en 1996, le hasard des mutations - le point vif de mon rapport à quelque chose comme l’enseignement. Refusant pour lui-même le principe d’une telle séance, Claude Royet-Journoud m’avait incité à m’adresser à vous. Je vous revois dans ma thurne de la rue d’Ulm me parler, je me souviens, des 13 cases du je.
Finalement la soirée prévue fut différée... Je ne sais plus pourquoi... Qu’importe... La violente émotion de notre premier entretien - avec le temps ma fascination pour le corps et la voix des poètes admirés n’a fait que s’aiguiser... - aura initié cette durable écoute de la parole inédite dont, avec une discrète obstination, vous risquez l’articulation dans notre langue.
De l’énergie picturale au rythme verbal. Vous êtes un de ces écrivains que l’on met longtemps à déchiffrer. Chaque livre plante dans la mémoire une banderille douloureusement précise. Une période de cicatrisation est nécessaire pour passer au suivant. Et ressentir organiquement le lien que chaque poème, roman, essai noue avec l’ensemble de ce qui s’impose alors comme une oeuvre dans la bruissante profondeur de laquelle on peut, et comme sans fin, s’enfoncer. Encore aujourd’hui je suis loin d’avoir, comme on dit, tout lu...
Le roman du regard
Parmi plusieurs directions qu’indiquent vos différents volumes, je voudrais privilégier ici un certain transfert de l’énergie picturale vers le rythme verbal qui me paraît constituer un des actes majeurs de cette poétique du regard à laquelle travaillent, dans votre écriture, la prose comme la poésie. 15 ans après notre première rencontre, c’est encore cet aspect qui me saisissait vous entendant lire, l’autre dimanche (16. XI. 97), la Lettre verticale XXVII aujourd’hui reliée dans Site transitoire, livre qui s’arrête sur les monumentales sculptures de votre ami Jean-Paul Philippe. Et dans La Petite Librairie de Montolieu - tandis que, par les carreaux, tremblait la clarté fragilement bleu de cet après-midi de novembre -, c’était, oui, « un chant des yeux » que faisait vibrer, avec sa mélancolique précision, votre voix dont j’éprouvais la scansion comme fraternelle.
De cette « odeur de lumière » qui, par l’émotion des mots, « vient aux yeux », je voudrais tenter, en vous parlant par une lettre, de cerner un peu l’énigme...L’énigme, c’est, oui, cette boucle entre le désir et la peinture - et cette circulation d’énergie lyrique aussi qui, du corps à la couleur, donne, depuis Baudelaire, son animation visuelle à une poésie moderne où vous continuez à écrire, aujourd’hui, le journal (le roman ) du regard.
Il me semble en effet que vous ne vous êtes pas converti, chemin faisant, vers le regard, mais que votre poétique implique, et du premier jour, cette attention portée significativement dès Le Lieu des signes (1971) au « trajet de l’œil ».La rigoureuse insistance avec laquelle, dès l’origine, vous interrogez le phénomène de tracer des mots sur une page fait aussitôt dépendre la littérature d’ « un regard central » dont vous rendez compte en ces termes : « L’écriture chemine depuis la périphérie de la conscience jusqu’à ce centre où rayonne l’œil qui la voit, me voit, se voit me voir, et par conséquent m’écrit. »
Il faudrait prendre le temps de relire vos livres - et notamment les premiers - comme une certaine phénoménologie de la perception visuelle. Notant (toujours dans Le Lieu des signes...) que « la perception » devient votre « nouvel organisme », vous décrivez ainsi cette expérience de la pensée comprise comme le battement d’un œil vivant : « un corps dont jaillissent des mots qui sont ma vie, car n’étant plus séparés de moi, ils sont mon regard même - le regard de l’œil central - et constituent réellement une partie organique de ma vision ». Tout se passe comme si, chez vous, les mots, une fois extraits du corps, se métamorphosaient en une matière voyante, une buée lumineuse qui serait comme le sillage sublime de la vue... Du corps à la vue, une même sueur de sens deviendrait la matière aérienne de la pensée...
L’origine charnelle de l’émotion
Retour vers le corps. Mais n’allons pas trop vite - et retenons, pour l’instant, cette origine charnelle de l’émotion visuelle dont votre lyrisme aura, du premier jour, scandé l’intensité... Non seulement ce motif ne quittera plus votre réflexion, mais vous ne cesserez d’en raffiner l’analyse écrivant, par exemple, dans Journal du regard (1988) : « L’invisible est derrière les yeux, c’est l’épaisseur du corps. » « Pour voir, notez-vous en toutes lettres, il faut faire retour vers le corps ».Ce retour vers la chose charnelle du regard finit par considérer le corps tout entier comme l’organe de la vision : « Jamais assez de peau voyante sur nos yeux »... Les pieds, la bouche, le sexe participe(raie)nt à cette transe du regard extasié... On n’en finirait pas, dans cette patiente méditation de l’œil dans tous ses états, de parcourir, d’un livre l’autre, ce que vous nommez significativement « un circuit d’échange entre la chair du corps et l’air du monde ».
Parfois l’identité du sujet vous semble tenir dans son intimité paradoxale avec l’altérité même de ce qu’il voit : « Je suis la bordure du bleu. / Je suis la bordure de l’air.» L’œil, c’est la pensée dans la chair. Ce que révèlent des expériences extrêmes de la vision : « La tête voit mais ne domine plus. La tête est toute voyante, mais elle est aussi le corps, le bleu du ciel et cette absence de lieu l’augmente de tous les lieux...» Tombant, littéralement, dans son regard, le voyant au corps exorbité « vient se mêler à la substance du visible » Pas de vue, en fait, sans cette projection du corps ; sans cette étreinte du corps avec un dehors à portée de rétines... Pas de vue, non plus, sans cette pénétration de l’air dans la chair, des couleurs dans le cerveau, du vide dans le ventre... Selon cette optique phénoménologique, « le plaisir de voir serait /.../ une harmonie entre l’intérieur et l’extérieur, entre la visibilité de l’étendue du monde et l’invisibilité de l’épaisseur du corps »...
Ecrire la peinture continue, dans votre poétique, cette enquête sur l’origine charnelle du regard. Analyser les effets organiques de la couleur du peintre sur le corps du voyant c’est, bien sûr, prendre acte de cette intrication serrée de la chair et du monde qui, selon Merleau-Ponty, favorise ce rapport d’entrelacs et de chiasmes dans lequel nous vivons notre contact quotidien avec l’invisible. Au seuil de votre récent Roman du regard (1995) vous écrivez - enregistrant la manière dont « la matière visuelle se déverse dans le volume de votre regard »- : « Ceci est le corps de mes yeux ». C’est en ce point que, pour moi, l’émotion de vous lire se fait, soudain, la plus impérieuse. Je ne risque sans doute cette lettre que pour chercher à rendre compte d’un tel tremblement poétique - et de sa contagion, oui, dans ma propre intimité...
Nous habitons, de façon mouvante, en avant de nous... Notre maison (nous) sort par les yeux... La peau, loin de délimiter notre intériorité, favorise une connivence de notre chair avec le dehors fabuleux du monde... Et c’est de cette fable que - sans un mot, dans l’hypnose des couleurs... - nous parlerait justement la peinture...Le toucher des yeux. Voici, selon une précipitation de mots dont vous voudrez bien pardonner les approximations, comment - cher Bernard Noël - vos livres (me) révèlent quelque chose quant à notre énigme d’être au monde par le regard.
Avec Roman du regard votre propre prose affronte un tel « trouble » dans la proximité sidérante des tableaux de Michel Mousseau s’acharnant à peindre sous vos yeux qui suivent, dans l’atelier, le ballet de son corps autour de la toile.
Le toucher des yeux
Vous nommez ce « trouble », je crois, « le toucher des yeux ».
Oui, touchant nos yeux, la couleur superlative des peintres les rouvrent à l’évidence de ce débordement de notre chair sur le monde où frémit, hors de nous, la peau de notre être le plus intime.
« Dans chaque toile, dites-vous justement, il y a un peu de ça : un bout de monde à partir duquel on sent le monde entier. »
C’est la troublante continuité de nos yeux et du dehors que, écrivant la peinture, vous ne cessez - cher Bernard Noël - de faire jouer. Ainsi, dans l’atelier de Michel Mousseau, vous exposez de nouveau cette énigme dont je parlais en commençant ma lettre : « Vos yeux remontent vers les couleurs : vous pensez que leur rayonnement pourrait faire la même chose, et qu’alors vous verriez leur propagation vers la peau de vos yeux. » Trouvant sa vraie place dans l’acte de peindre, Michel Mousseau, comme pris sur le vif dans l’atelier, manifeste que cette place que nous occupons n’est pas seulement notre corps, mais aussi cette agitation autour de notre boule de chair en mouvement : sa place « est autour du peintre, il la projette. Elle est l’espace de la vue qu’il a, et qu’il veut réaliser. »
De même, en avant de nous, le tableau nous rappelle, par une attirance éblouie, que notre corps s’ouvre jusqu’à sa rayonnante dimension. Comme dans le désir, oui, le corps de l’autre m’apprend - distance traversée - comment mon corps va au-delà de mon corps. Rapportant des propos du peintre dans l’atelier, vous transcrivez ainsi la parole vive de Michel Mousseau : « Je ne sais pas ce qui se passe, ni comment, mais il est évident qu’une peinture nous touche au corps. Les Delacroix, par exemple, au Louvre, c’est incroyable l’amour qu’ils éveillent en moi. Et il ne s’agit pas du sujet, rien que par la couleur, les rapports de couleurs : il suffit de se planter devant, et voilà c’est un emportement. »
Nous avons - peintre, voyants - cette « jubilation charnelle » en partage. C’est celle de notre pensée organiquement déployée dans l’espace grâce à cette projection de notre intimité vers le dehors dont l’il est comme l’origine et le témoin... Cet espace énerg(ét)ique où, dites-vous, « gravite le rouge »... « Et que dire, concluez-vous, de son rouge ? Sinon que votre regard en prend la couleur »... Sinon que la couleur est le corps, oui, de mes yeux...
Si la peinture vous est devenue si chère - de plus en plus précieuse, me semble-t-il, avec les années -, c’est parce qu’elle manifeste, et dans son principe même, cette impossibilité de séparer « l’il et la main, le geste et la pensée » dont vous faisiez déjà l’éloge dans Trajet de Jan Voss (1985). Ainsi vous fascine chez Jan Voss cette manière dont « la ligne rend sensible l’espace » : « Et voici que l’il pénètre - sent qu’il pénètre - dans ce qui d’ordinaire lui est un milieu indifférent. » « Rendu au vif des sensations par ce signe révélateur d’espace », l’il soudain réveillé « noue une proximité à distance » : « Il matérialise un toucher de l’il qui est notre intimité extérieure. »
Cette interaction de l’il et des choses poursuit dans la peinture l’émouvante coopération de la chair et du monde dont le sujet fait l’épreuve dans l’acte même de percevoir. « Obligeant l’espace à se développer au-delà de nous et vers nous » les signes de Jan Voss donnent corps à « l’espace qui se dégage en nous du fait que nous regardons » : « Cette réciprocité suppose que rien n’interrompt la pénétration mutuelle, et donc que tout advient en réalité dans un espace continu. Le regard ne s’ouvre pas dans nos yeux, il ouvre nos yeux à l’air du monde - à la continuité en nous de cet air-là. »
Le corps du peintre a cette vocation spécifique de donner à voir précisément l’exemple de la relation organique qui, au-delà des limites mêmes de notre peau, nous rend à l’invisible compacité du monde, cette présence. J’aime que, à propos de votre ami Voss, vous confessiez votre fascination pour cette "intimité qui, pendant l’action de peindre, se répand entre le peintre et sa toile de telle sorte que cette courte distance n’est pas de la distance mais de l’union.Il n’y a pas, précisez-vous, de reflet du peintre sur sa toile ; il n’y a qu’une présence - une sorte de corps virtuel que le spectateur vient étreindre de face.
De même, en avant de nous, le tableau nous rappelle, par une attirance éblouie, que notre corps s’ouvre jusqu’à sa rayonnante dimension. Comme dans le désir, oui, le corps de l’autre m’apprend - distance traversée - comment mon corps va au-delà de mon corps. Rapportant des propos du peintre dans l’atelier, vous transcrivez ainsi la parole vive de Michel Mousseau : « Je ne sais pas ce qui se passe, ni comment, mais il est évident qu’une peinture nous touche au corps. Les Delacroix, par exemple, au Louvre, c’est incroyable l’amour qu’ils éveillent en moi. Et il ne s’agit pas du sujet, rien que par la couleur, les rapports de couleurs : il suffit de se planter devant, et voilà c’est un emportement. »
Nous avons - peintre, voyants - cette « jubilation charnelle » en partage. C’est celle de notre pensée organiquement déployée dans l’espace grâce à cette projection de notre intimité vers le dehors dont l’œil est comme l’origine et le témoin... Cet espace énerg(ét)ique où, dites-vous, « gravite le rouge »... « Et que dire, concluez-vous, de son rouge ? Sinon que votre regard en prend la couleur »... Sinon que la couleur est le corps, oui, de mes yeux...
Si la peinture vous est devenue si chère - de plus en plus précieuse, me semble-t-il, avec les années -, c’est parce qu’elle manifeste, et dans son principe même, cette impossibilité de séparer « l’œil et la main, le geste et la pensée » dont vous faisiez déjà l’éloge dans Trajet de Jan Voss (1985). Ainsi vous fascine chez Jan Voss cette manière dont « la ligne rend sensible l’espace » : « Et voici que l’œil pénètre - sent qu’il pénètre - dans ce qui d’ordinaire lui est un milieu indifférent. » « Rendu au vif des sensations par ce "signe révélateur d’espace », l’œil soudain réveillé « noue une proximité à distance » : « Il matérialise un toucher de l’œil qui est notre intimité extérieure. »
Cette interaction de l’œil et des choses poursuit dans la peinture l’émouvante coopération de la chair et du monde dont le sujet fait l’épreuve dans l’acte même de percevoir. « Obligeant l’espace à se développer au-delà de nous et vers nous » les signes de Jan Voss donnent corps à « l’espace qui se dégage en nous du fait que nous regardons » : « Cette réciprocité suppose que rien n’interrompt la pénétration mutuelle, et donc que tout advient en réalité dans un espace continu. Le regard ne s’ouvre pas dans nos yeux, il ouvre nos yeux à l’air du monde - à la continuité en nous de cet air-là. »
Le corps du peintre a cette vocation spécifique de donner à voir précisément l’exemple de la relation organique qui, au-delà des limites mêmes de notre peau, nous rend à l’invisible compacité du monde, cette présence. J’aime que, à propos de votre ami Voss, vous confessiez votre fascination pour cette "intimité qui, pendant l’action de peindre, se répand entre le peintre et sa toile de telle sorte que cette courte distance n’est pas de la distance mais de l’union.
Il n’y a pas, précisez-vous, de reflet du peintre sur sa toile ; il n’y a qu’une présence - une sorte de corps virtuel que le spectateur vient étreindre de face.
Le commerce visuel
Relation érotique à l’espace et aux couleurs, la peinture met sous nos yeux cette énergie libidinale qui circule, en fait, dans la moindre perception et dont la poésie (cette émotion, oui, dans le corps des mots...) articule la vitalité lyrique. Le toucher des yeux constitue bien une manière pour notre corps de faire l’amour avec l’altérité charnelle du monde. Ainsi, chez le dernier Matisse, « la beauté des Nus Bleus » consiste, selon vous, à figurer par des papiers découpés des corps d’espace qui portent leur intériorité à l’extérieur et abolissent par là toute différence entre dedans et dehors...(...)
M’orientant maintenant vers la fin de cette lettre, je voudrais souligner comment, dans La Chair du regard, cette admirable méditation consacrée à Masson (1993), vous analysez comme énergie libidinale cet appétit venu soudain au bout de /la/ vue.
L’intelligence du désir. Dans cette perspective le commerce visuel s’avère en effet inséparable d’ « une trace de chair et de violence » à la « sensualité » de laquelle vous trouvez quelque chose de pensif». Rien ne me trouble plus, entre les lignes de vos livres, qu’une pareille tentative de restituer par des mots cette compréhension non-conceptuelle du monde dont notre peau, notre cœur nous révèlent - frissons, soubresauts... - la muette évidence. C’est l’intelligence même du désir que contient ce quelque chose pensif qui transperce parfois notre être - par quelle brusque émotion ? - soustrait aux grilles des catégories.
« L’intensité déchirante» de la peinture de Masson tient de même à ce que, touchant « un sexe dans nos yeux », elle suscite dans le corps du spectateur troublé « un élan organique semblable à l’appétit sexuel » L’énergie picturale en pénétrant activement la chair du voyant touche à ce qui met en branle le désir même du sujet. « Homme qui peint » Masson vaut, dans votre poétique du visuel, par sa capacité subversive à mettre en œuvre « une sorte de matérialisme charnel qui replace enfin l’esprit parmi les activités du corps». «Inventeur inconscient du dessin automatique », Masson proposerait, selon vous, une re-définition de l’automatisme physique pur" compris, après l’expérience du surréalisme, comme « le fonctionnement réel de la pensée à travers l’agitation qu’elle communique au corps ». D’une telle agitation vous voyez le modèle dans cette électricité charnelle dont vous paraissent parcourus les dessins que le peintre commence à jeter sur le papier, en 1923.
S’acharner à peindre ainsi implique, pour Masson, « la coulée gestuelle d’une décharge d’énergie analogue à l’éjaculation ». Sensible à ce « caractère éjaculateur du geste »pictural, vous valorisez dans l’automatisme physique le fait qu’il « ramène au jour la matière dans l’épaisseur de laquelle, au fond du corps, le psychique et l’organique ne sont pas encore séparés ». Le sexe, l’œil, la main : ces parties intensives du corps se trouvent donc ré-introduites dans la circulation d’énergie lyrique dont le désir anime l’acte poïétique tel que, entre peinture et écriture, votre poésie n’aura cessé d’en relancer le furieux mouvement.
C’est de cette vitalité débridée propre au phénomène de la création, quand elle branche ainsi l’art sur l’existence, que j’aimerais que nous reparlions - cher Bernard Noël - lors de votre venue en février prochain, quand vous rencontrerez à la librairie Ombres blanches et à SUPAERO ces jeunes lecteurs que j’essaye de susciter à Toulouse par un enseignement de la littérature qui se voudrait résolument en prise sur la rage d’écrire malgré tout dans une société dévitalisée, vous l’avez montré mieux que personne, par la castration mentale.
Enseigner notre « extrême contemporain » (comme dirait Michel Deguy...) - provoquer, oui, la rencontre avec le corps et la voix des écrivains - pareille passion (pour tous et pour personne ?) continue sur le mode risqué de l’échange cette amitié particulière qu’est, vous savez, la lecture quand elle nous touche au corps... Quand elle fait bouger la pensée dans notre corps où les mots redeviennent compacts comme des mottes de chair...Quand la poésie surgit dans les intervalles du discours - bousculant nos savoirs par l’énergie du souffle retrouvé...
En une fin de siècle où le libéralisme solde nos existences à la foire de la marchandise généralisée, il me semble que nous n’avons pas d’autre recours que de répliquer à cette aliénante vulgarité par une crispation de cette énergie baroque dont le désir déchaîne les figures sur le théâtre organique de notre intimité. C’était déjà l’intuition, vous savez, de Baudelaire quand, dans Le Mauvais Vitrier, il oppose à la compulsive agitation de ceux qui prennent part frénétiquement au commerce du monde « des natures purement contemplatives et tout à fait impropres à l’action, qui cependant sous une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois avec une rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes incapables. »
Dans l’impudeur de l’aveu, je voudrais donc achever cette lettre en vous remerciant d’être aujourd’hui - cher Bernard Noël - un écrivain intempestif qui (comme Artaud ou Bataille, naguère...) continue de prendre le risque de capter dans votre action poétique une force forcenée - cette espèce d’énergie qui jaillit, rappelait prophétiquement Baudelaire, de l’ennui et de la rêverie.
Oui, vous remercier, de n’avoir jamais cédé dans votre intraitable obstination à rappeler « le caractère illusoire de toute activité sensée, qui ne civilise l’énergie vitale que pour en masquer la folle gratuité ». Moderne, au sens baudelairien de ce mot étrangement galvaudé, votre geste fait encore sien cette « folle énergie » dont la dépense capricieuse fascine et inquiète le narrateur du Mauvais Vitrier
Interrompant ici cette lettre, je vous quitte en me réjouissant de vous retrouver en février prochain dans la chance des rendez-vous... Nous prendrons le temps de marcher dans Toulouse, cette cité dont l’éclat rose, orangé presque, me touche au corps... Je vous montrerai l’endroit, quai de Tounis, que je préfère... Il y a, entre ciel et pierres, des étoiles liquides quand, depuis le Pont-Neuf, on regarde, le soir, la Garonne...
Il y a, entre fleuve et ville, cette correspondance organique dont l’énergie ranime les promeneurs mélancoliques... Il y a l’invisible qui circule entre les choses... Comme le blanc entre les mots... Comme l’air entre les êtres... Comme le vide, vous savez, entre les couleurs...
Yves Charnet
Toulouse, 8-12 décembre 1997 (Tous droits réservés)
- Ce qui nous touche au corps, Lettre à Bernard Noël, in Prétexte, n°15, 1998.