Bohumil Hrabal
Une trop bruyante solitude
Tous les inquisiteurs du monde brûlent vainement les livres : quand ces livres ont consigné quelque chose de valable, on entend encore leur rire silencieux au milieu des flammes, parce qu’un vrai livre renvoie toujours ailleurs, hors de lui-même.
(Une trop bruyante solitude)
Bohumil Hrabal aimait par-dessus tout le titre de l’un de ses romans, qui pour lui symbolisait le mieux et sa vie et son œuvre. « Je ne suis venu au monde que pour écrire Une trop bruyante solitude, confiait Bohumil Hrabal. Lui, l’écrivain étroitement surveillé par le régime communiste, dictature établie si longtemps en Tchécoslovaquie (42 ans de 1948 à 1990 !), échappait à ses censeurs par la dérision. Et il rendait son exil intérieur bruyant, sa solitude tonitruante.
Il est sorti de l’étroitesse de la vie en sautant par la fenêtre, plus qu’en tombant vers le sol. Comme Deleuze il s’est envolé loin de nos petitesses. Il vole encore non pas pour donner à manger aux pigeons ou pour poursuivre un chat, mais pour nous rendre lucide par son grand rire clair qui passe au-dessus de nous.
Les chemins vers une œuvre sont souvent la rencontre de gens lumineux qui vous donnent soudain la clé pour pousser la porte d’amis inconnus. Il en fut ainsi pour Hrabal grâce à Sylvie Germain qui déclarait : « Il y a donc de très grands écrivains, dont un de mes préférés que je considère comme un des plus grands romanciers du XXe siècle, je ne parle pas que pour la Bohème, mais globalement, Bohumil Hrabal. Je trouve que cet écrivain n’a pas à l’étranger la reconnaissance qu’il mérite. Il y a eu une petite mode après 1989, à l’Ouest pour les écrivains et tout ce qui se passait à, ce qu’on appelait bêtement, à l’Est, c’est-à-dire, en fait, en Europe centrale. Mai cela n’a pas duré longtemps. Maintenant c’est difficile de trouver des œuvres de Hrabal. On n’en parle plus beaucoup. Je trouve cela très dommage. Il était fabuleux Hrabal, je garde une grande admiration pour lui. ».
« Oui, on le lit, dit-elle, mais un peu moins qu’on pourrait le penser. Mais c’est comme ça. La vie littéraire et la popularité de Hrabal évoluaient par vagues. Par exemple, dans les années cinquante, il était interdit de le publier, tandis que les années soixante ont vraiment été sa grande période. Puis les années soixante-dix et quatre-vingt ont été difficiles parce que, parfois, il a pu publier, mais pas toujours ses meilleures œuvres, comme Une trop bruyante solitude et Moi qui ai servi le roi d’Angleterre, qui n’étaient publiées que par le samizdat. Alors, le lecteur normal n’avait pas accès à cette littérature. Enfin, dans les années quatre-vingt-dix, c’était peut-être à la mode de dire que Hrabal était déjà trop vieux. Il n’était pas à la mode. C’était dommage et c’était difficile pour lui, un grand classique tchèque, de ne pas pouvoir publier même dans les journaux et dans les revues parce qu’il n’était pas à la mode. Maintenant, après sa mort, encore une fois peut-être, il est un peu plus à la mode. Mais c’est dommage qu’il ait fallu attendre sa mort pour le récupérer. »
Cette admiration est venue ruisseler sur nous qui avons plongé plus avant dans cet univers fourmillant et labyrinthique. Puis à Toulouse un comédien, René Gouzenne, incarnation troublante jusqu’au vertige de Hanta, lui-même entassant au fil du temps les vieux textes sous la presse hydraulique du temps, cachant deux tonnes de livres au-dessus de son lit, monta Une trop bruyante solitude. Et les fables grinçantes de Hrabal atteignirent au tragique du monde.
Le sentiment, chez Hrabal, de l’absurdité tragicomique du quotidien lui aura fait dresser un inventaire existentiel, un journal plein des collages des mille petits quotidiens, avec la présence poisseuse et obsédante du museau du totalitarisme communiste. Il écrit la vie, la brasse l’a fait s’entrechoquer. Comme des brèves d’un comptoir tragique les mots de Hrabal sont des palabres existentiels. Dans le monde exalté et tragique de Bohumil Hrabal l’inconcevable devient réalité. Hrabal brasse la vie comme on brasse la bière, pour mieux l’avaler. Son enfance passée dans la brasserie de son beau-père, son âge adulte dans les comptoirs lui font aimer ce petit peuple d’ouvriers bavards et grossiers.
Ses traductions en français ne rendent pas, paraît-il, le sens aigu de mots quotidiens que cherche sans cesse Hrabal, le beau style édulcore un peu sa perception en France. Mais le flot des paroles de ses personnages tout entier perdus dans leurs monologues, est un flux complexe. Il se sert de faits divers, de son expérience de vie hasardeuse, il emploie l’argot, il est et restera un marginal. Ce n’est pas un écrivain mais un raconteur de vie, de vérités crues, élémentaires et qu’il détourne dans un surréalisme tragique mais toujours grotesque. Ces deux univers, très ancrés dans cette Europe centrale au cœur de la Bohème, voir la musique de Mahler, s’entrecroisent sans cesse. Vers 1950 nul n’écrivait ainsi. Ce journalisme existentiel est la compassion au milieu de la dérision. Et il y a nettement deux écrivains en Hrabal, celui d’avant le communisme écrivain libre et cru, provocateur et utilisant le langage trivial et l’artiste muselé, contraint de ruser avec la censure pour se faire publier. Il saura se cacher dans une solitude pleine de pensées et des fantômes de la liberté.
Pour Milan Kundera, « Bohumil Hrabal est l’une des incarnations les plus authentiques de la Prague magique ; c’est l’incroyable mariage de l’humour plébéien et de l’imagination baroque ».
Hrabal est celui qui déambule dans le jardin du paradis aux fruits amers entre « Palabres et existence ».
L’homme des éclairs du quotidien
La réalité a fait en sorte que je sois un homme des éclairs.
Il emploie pour transcrire les palpitations de la vie, aussi bien les techniques du collage en découpant les ballades sanglantes du réel, que la fantasmagorie des fables de buveurs ou de surréaliste.
« Longtemps les textes que j’écrivais m’ont réveillé la nuit et m’effrayaient à tel point qu’il m’arrivait de bondir hors de mon lit, couvert de sueur. » Voilà ce que l’écrivain Bohumil Hrabal disait en 1989. Il ajoutait quand même : « Mais quand, finalement, le texte se trouvait face au lecteur, celui-ci me souriait à travers les lignes imprimées ; je m’apercevais alors qu’il avait les dents limées, il était apprivoisé. Pour le vrai lecteur, il faut dégainer toutes les phrases sans hésiter, abattre toutes les barrières. C’est la seule façon de procurer de l’étonnement ou de l’indignation au vrai lecteur, de lui donner le désir de tailler une bavette dans un café avec l’auteur ou alors d’aller l’attendre pour lui allonger une dérouillée à le rendre méconnaissable. »
Cet amoncellement fou que fait son héros Hanta, mêlant Schopenhauer et la littérature de gare, est aussi celui que fait Hrabal refusant une hiérarchie entre les livres. Dans ce monde noir, très noir, où seule l’ivresse permet d’oublier, où tout n’est que fables dérisoires et désespérées, il suffit de sauver un livre, n’importe lequel pour sauver le monde. Le couvercle lourd se fendille, le tragique devient risible. Mais Hanta se suicidera quand même.
Hrabal ne connaissait pas Beckett, mais il connaissait Kafka, et aussi le mouvement surréaliste qui faisait surgir le bizarre du quotidien le plus banal, et se fondait sur le hasard créatif. Du plus banal du monde il savait en faire rire et dérision, larmes parfois. Il est lucide donc amer, mais l’emballement débridé de sa prose l’amène au cœur immédiat des sensations, au plus proche des gens, aux portes du bizarre qui s’entrouvrent dans le quotidien. Ce n’est pas le mot seul qu’il cisèle mais la source impétueuse du langage. Il préfère le flux qui vous emporte aux petites gouttes des mots. Son inspiration surréaliste le fait monter à cru et à cheval sur les mots. Hrabal est l’homme des excès et qu’importe que de la boue soit entraînée dans le fleuve du langage, le fleuve doit avancer coûte que coûte. Il fait de chaque livre une force vive, non pas une accumulation de matière épinglée dans le formol du livre.
Hrabal aime mettre en relief l’étrangeté et la magie quotidienne au travers de monologues sans fin, où ses personnages proposent des conceptions de la vie originales et pleines de fantaisie. Il appelle cela « palabrer ». En palabrant, les personnages expriment des états d’âme qui révèlent des prises de conscience. Hrabal élimine absolument toute description, le lecteur doit reconnaître les contours du monde et des personnages évoqués au travers d’une avalanche d’informations, regroupées sur le principe de l’association, sans chronologie, et sans relations causales. Les personnages de Hrabal discutent, mais ils ne dialoguent pas, ils soliloquent, s’écoutant eux-mêmes.
Né à Brno, comme Janacek autre grande gueule totalement libre, ou plutôt dans le quartier de Zidenice le 28 mars 1914, Bohumil Hrabal est un personnage picaresque. Il se souvient d’avoir été un enfant timide et peureux, il avait toujours le sentiment de se sentir de trop. À l’école, il avait de mauvaises notes et il a même redoublé deux fois. Cette timidité, cette marginalité l’ont conduit d’abord à la solitude et ont peut-être éveillé aussi son intérêt pour la littérature. C’est dans la brasserie de la ville de Nymburk, où son père était comptable et où il a passé plus de vingt-cinq ans, que Hrabal a fait son apprentissage de la vie. Il était un auditeur passif mais très attentif des histoires qu’on racontait dans la brasserie. Puis il fit des études de droit à Prague.
Les Allemands ayant fermé les universités tchèques dès 1939, il n’obtiendra son diplôme de docteur en droit qu’en 1946. Il n’exercera d’ailleurs jamais le métier de juriste, son université demeurant les brasseries. Il occupe les emplois les plus divers : clerc de notaire, magasinier, télégraphiste, cheminot, ouvrier dans une aciérie à Kladno, employé d’un magasin de jouets, commis voyageur, représentant de commerce en articles de droguerie, feux d’artifice et de Bengale, figurant au théâtre, emballeur de vieux papiers, et je dois en oublier !. Jusqu’à ce que le succès de son premier recueil de nouvelles publié en 1963, à cinquante ans (La petite perle au fond de l’eau), lui permette de se consacrer entièrement à la littérature. Donc il ne devint écrivain professionnel qu’en 1963, dans un pays où l’exercice d’un métier était une obligation légale, sous peine de sanction pour « parasitisme social ». Mais dans sa marmite intérieure tous ses personnages avaient mijoté depuis longtemps. De 1963 à 1968, il occupe le devant de la scène littéraire tchèque. Il est la figure de proue de la bohème praguoise.
« Les livres de Hrabal, ses contes ou ses récits de plus longue haleine se dressent sur le chemin de chaque écrivain tchèque comme des blocs de pierre - il peut tenter de les sauter, de les escalader, de les franchir en rampant, mais il sera toujours obligé de les affronter ».
« Avec son humour, son art narratif qui récupère au profit de la littérature les affabulations fantastiques qui ont cours dans les brasseries populaires, Hrabal est un nouveau fleuron du génie plébéien tchèque ; il réussit l’exploit de faire entrer dans l’imaginaire populaire, à travers son œuvre, non seulement de bonnes doses d’avant-gardisme surréaliste, mais aussi l’héritage de l’expressionnisme existentiel tchèque beaucoup plus désespéré et considéré comme marginal, qu’il revendique haut et clair. » (Vaclav Jamek).
Après 1968 et l’invasion de la Tchécoslovaquie par les Russes, Hrabal est condamné pour pornographie et interdit de publication. Puis, deux livres de Hrabal, déjà imprimés, furent mis au pilon. Entre 1970 à 1976 et puis de 1982 à 1985, Hrabal est prié de fermer sa grande gueule, de rentrer sous terre, aucun de ses livres ne sera publié avant 1990, sauf brièvement par hasard en 1976. Mais lui écrit pendant ce temps ces livres fondamentaux (Une trop bruyante solitude -1976-, Moi qui ai servi le roi d’Angleterre -1976-, Les Noces dans la maison), qui ne seront publiés qu’après 1990 et la Révolution de velours. Il connaît alors la solitude, replié sur lui-même, sans l’apport vital de la vie bouillonnante des autres. Mais son silence était trop bruyant pour les autorités.
Bohumil Hrabal est mort à Prague le 3 février 1997, en tombant ou en plongeant du cinquième étage de la clinique praguoise de Praguois Il avait dressé une table contre la fenêtre et, comme dans toute sa vie, il s’était mis debout.
Sa vie, ses romans sont des palabres, des soliloques bien arrosés de bières, de fraternité de comptoirs de bar, de vie violente et drue et de jupons volant au vent du désir. Dans La chevelure sacrifiée l’annonce par un quelconque commissaire politique que tout sera raccourci grâce au progrès soviétique, qui parlait du temps et des distances, mais l’héroïne Maryska le prend à la lettre et se met en minijupe, rétrécit ses cheveux, coupant par ailleurs la queue du chien. Et le désordre cocasse advint ainsi dans la ville.
Dans Trains étroitement surveillés, tout en magnifiant la résistance et l’héroïsme, il décrit cet adjoint du chef de gare qui profite d’une garde de nuit pour couvrir de tampons les fesses d’une jolie télégraphiste. Dans Une trop bruyante solitude au milieu de l’oppression de la cave et de la presse, surgit l’histoire de Marinette stigmatisée par les excréments.
L’écriture de Hrabal est profondément tendre et lyrique, mais toujours échevelée et d’un cocasse baroque. Là où Kafka utilise l’humour à froid, Hrabal a un humour glouton et dévastateur. Pour lui la littérature n’est pas un acte esthétique, mais un alcool fort, très fort. Il se refuse à faire du roman social, mais il redonne de la dignité à tous ses palabreurs. Et toujours il revient sur un manuscrit, recommençant l’écriture qui pour lui n’avait pas assez emprisonné la vie immédiate. Il écrit ainsi au moins trois versions pour Une trop bruyante solitude, dont la première en vers ! Maniant les collages et les coupures il cerne au plus près l’essentiel : l’élaboration d’une fable contemporaine. Amoureux fou de l’amour fou, vénérant Breton, Soupault et Éluard, il aura dépassé l’automatisme psychique par le retour à l’événement vécu. Il aura orienté lui-même son « destin artificiel » qui lui fera disposer totalement de sa propre vie.
Je commençais à construire ma maison par le toit, j’insistais toujours sur la façade. Et cela m’a pris longtemps avant de comprendre que je devais tout reprendre à la base, que je devais cesser de fuir et me mettre à écrire comme si j’écrivais pour un journal, comme si j’effectuais un reportage sur les gens, leurs conversations et leur travail, en un mot sur leur vie.
Il a voulu écrire le « réalisme total » et se faisant le chantre du monde quotidien et trivial, il le peuple de rêves et de hasards. De l’arrière-salle de l’auberge, il fait un cabaret littéraire. L’onirique transfigure ses héros paumés, marginaux en fables humaines. Ses palabreurs sont finalement des rêveurs impénitents. Les livres de Hrabal sont des livres oraux. Un carnet de bord, un récit de Légende jouée sur des cordes tendues du berceau au cercueil. Il sera surnommé « le maître-griot du quotidien praguois ».
Vaclav Havel écrit : « Hrabal, n’est pas un écrivain qui mène une vie bien remplie afin d’avoir matière à écrire, mais qui au contraire écrit parce qu’il vit ».
L’écriture de Hrabal est unique en ce siècle : la prose de Hrabal est un mélange unique de langue savante, de langage parlé et d’argot. En traquant le récit jusqu’à la dernière goutte et en utilisant habilement, les collages, l’art du montage et le gag, elle se rapproche autant des conversations de bistrot que des œuvres majeurs de l’art moderne. Du cinéma de Chaplin et du théâtre de Samuel Beckett. Ironie cruelle et résistance passive forment cette œuvre de révolte non-violente si profondément tchèque. Il ne sera jamais un dissident proclamé, mais il s’emploie à détruire de l’intérieur un régime vermoulu.
« Avec son humour, son art narratif qui récupère au profit de la littérature les affabulations fantastiques qui ont cours dans les brasseries populaires, Hrabal est un nouveau fleuron du génie plébéien tchèque ; il réussit l’exploit de faire entrer dans l’imaginaire populaire non seulement de bonnes doses d’avant-gardisme surréaliste, mais aussi l’héritage de l’expressionnisme existentiel tchèque » résume son compatriote et écrivain Vaclav Jamek. Pour l’Occident, leur auteur s’imposera, avec Milan Kundera, comme l’immense révélation du roman tchèque. Il sera l’autre grand écrivain de Bohême, celui qui n’a pas voulu émigrer. « On ne compare pas Hrabal à qui que ce soit…On l’aime comme il était dans sa vie et comme il est resté dans son œuvre : loufoque et tragique, avant-gardiste et populiste en même temps ».
Le poète des situations dérisoires, insolites et grotesques et qui aimait tant décrire des scènes pleines de paradoxes, était plus qu’un homme-écrivain, il était un fleuve-écrivain. Il se décrivait comme un débauché de la littérature mais qui avait dû jouer au chat et à la souris avec la censure. Alors lui l’extraverti, le sanguin cheminait en secret et en silence, mais prêt à faire exploser son flot de paroles emprisonné.
Contre la terreur du temps il opposait ses fanfaronnades, ses provocations muettes.
Hrabal nous dit que la vie est invincible, même si le néant est partout présent, et le ridicule au milieu de nous. La vie doit vaincre par l’appétit de la vie que donnent ses romans. La vie doit être irrésistible, même si Hrabal est traversé par bien des courants suicidaires. Le ressort érotique, la force vitale s’échappe de son écriture et lui le flamboyant, le hâbleur nous dit des histoires essentielles pour vivre dans la lucidité. Il nous entraîne dans sa spirale optimiste.
« Hrabal est extrêmement positif, c’est un humaniste. Hrabal est persuadé que n’importe quel être humain, aussi isolé, perdu ou banni soit-il, recèle au plus profond de son âme une partie de Dieu, c’est cette « petite perle au fond », visible seulement pour celui qui sait écouter et observer attentivement, sans conformisme ni préjugé. »
Son œuvre vibre de sensations, d’irréel au milieu du réel, de désirs fous, de déceptions aussi profondes que ses plaisirs. Elle remue encore, elle est incroyablement vivante et extravagante. Elle est le bonhomme Hrabal. Vraiment Hrabal est un homme étonnant, détonnant. Ses livres sont des torrents, il fait bon y boire.
Car il a la sève de la vie.
Gil Pressnitzer
Quelques mots de Hrabal
Ce qu’il y a de beau dans l’ivresse, c’est le lendemain, la gueule de bois : ces remords, cette morosité. La force de la gueule de bois, c’est qu’on voudrait commencer une autre vie.
J’avance dans le vacarme de la rue, sans jamais traverser au rouge, je peux marcher inconsciemment, dans un demi-sommeil au seuil de la conscience, l’image des paquets pressés ce jour-là s’éteint en moi tout doucement, j’ai la sensation physique d’être moi-même un paquet de livres écrasés, je sens brûler en moi une petite flamme, semblable à celle d’un chauffe-eau ou d’un Frigidaire à gaz, la veilleuse éternelle que je ranime chaque jour de l’huile des pensées qu’en travaillant j’ai lues malgré moi dans les livres que j’emporte maintenant chez moi. Ainsi je m’en reviens, semblable à une maison qui brûle, à une écurie en flammes, du feu jaillit la lumière de la vie, ce feu issu du bois qui meurt, la douleur hostile reste mêlée aux cendres, et moi, il y a trente-cinq ans que je presse du vieux papier sur ma presse mécanique, dans cinq ans je prends ma retraite et ma machine avec moi, je ne la laisserai pas tomber, je fais des économies, j’ai même pour ça un livret de caisse d’épargne, on partira ensemble à la retraite... Cette machine, je l’achèterai à l’entreprise, je la mettrai chez moi, quelque part sous les arbres dans un coin du jardin de mon oncle, et là je ne ferai plus qu’un seul paquet par jour, mais alors quel paquet !
Un paquet à la puissance dix, une statue, une œuvre d’art, j’y enfermerai toutes les illusions de ma jeunesse, tout mon savoir, tout ce que j’ai appris pendant ces trente-cinq ans ; je pourrai enfin travailler sous le coup de l’instant et de l’inspiration, un seul paquet de livres par jour, pris dans les trois tonnes que j’ai chez moi, mais un paquet dont je n’aurai pas à rougir, un paquet longuement médité à l’avance ; bien plus, au moment de déposer livres et vieux papier dans la cuve de ma presse, à cet instant de création en beauté, avant le dernier coup de presse, j ’y verserai paillettes et confettis, tous les jours un nouveau paquet et au bout d’un an, dans le jardin, une exposition de ces paquets où tous les visiteurs pourront, mais sous ma surveillance, créer tout seuls leurs propres paquets : quand au signal vert le plateau de la presse s’avance brusquement pour écraser de sa force prodigieuse le vieux papier orné de livres, de fleurs et de tous les résidus qu’on aura apportés avec soi, le spectateur sensible peut vivre la sensation d’être lui-même pressé dans ma presse mécanique.
(Une trop bruyante solitude)
Un genou de femme bien rond est l’autre nom du Saint-Esprit.
(La chevelure sacrifiée)
Que voulez-vous, nous devons tous y passer et la nature est miséricordieuse, lorsqu’il n’y a plus rien à faire, tout ce qui vit, tout ce qui doit mourir sous peu, est frappé de terreur, c’est comme si les plombs avaient sauté, gens et animaux ne sentent plus rien, plus rien ne leur fait mal, cette peur baisse les mèches de la lampe, la vie n’est plus qu’un vacillement et la terreur la rend sourde et aveugle.
(La chevelure sacrifiée)
Le train entrait en gare. Je montai dans un compartiment, un de ces compartiments mal éclairés, typiques de leur Protectorat, et partis silencieusement. Au moment où je passais devant le chef de gare debout sur le quai, voici que celui-ci balança trois fois sa petite lanterne verte, comme un prêtre qui donnerait l’absoute au-dessus du cercueil. Personne ne jouait à ce moment-là et je partais, moi, au-devant du simple bonheur humain, mettre ma vie en accord avec mes pensées. J’étais assis en manteau et parce que j’avais aussi passé avec succès l’examen d’État de droit historique, j’avais en tête la loi qui voulait que les suicidés soient enterrés à l’écart et en toute discrétion. Et dès lors des centuries de vermisseaux recevraient l’ordre de me croquer les yeux, des divisions entières seraient envoyées contre mes intestins, mes poumons, et plusieurs armées auraient l’ordre de gravir mes os coûte que coûte. Le tout discrètement, à l’écart. Je pensais à cela et j’écoutais se ralentir doucement le battement des rails, car le train s’arrêtait. Il s’arrêta. Alors pénétrèrent péniblement dans le compartiment une femme en noir et un carton. Je me demandai en moi-même : - Qu’est-ce qu’elle transporte, cette bonne femme, mais je déclarai : - Où vous rendez-vous, madame ? Chez moi, monsieur.
Je rentre chez moi, je rapporte des cartons à fruits. Je travaille au verger, monsieur. L’été, je cueille des fruits et l’hiver, je livre. - Cette voix qui sortait de la pénombre avait le ton de la lamentation ou de la jubilation. - Dites-moi, madame, êtes-vous heureuse ? - demandai-je. - Et comment ne pas être heureuse ? C’est ma joie à moi de passer comme ça toute la journée sur mon échelle et cueillir ces beaux fruits et de pouvoir ensuite les mettre un par un dans mon panier. C’est ma plus grande joie. Ça fait déjà vingt ans. - La voix tourmentée jubilait. - Et il ne vous est jamais arrivé de tomber ? - demandai-je. - Il ne manquerait plus que ça ! Pas encore. Et pourtant, je grimpe jusque-là où même mon mari n’ose s’aventurer. Je place l’échelle contre les ramilles et les petites branches et j’évolue en haut des frondaisons. Je dois avoir un ange gardien, - dit la femme en se mettant à rire.
Et vous, où allez-vous ? - dit-elle ensuite en se tournant vers moi. Moi ? Je m’en vais acheter deux rasoirs, - dis-je en faisant claquer ma langue. - Deux rasoirs, un pour mon poignet et un pour la planche de tilleul. - Deux rasoirs ? Et où ça, Monsieur ? - reprit la voix de la femme, pleine de regret d’avoir entamé cette conversation. Je serrai les lames dans ma poche et annonçai : - À Bystrice près Benesov, chère madame. - et pour quoi faire ? - Sur ce, pour des raisons incompréhensibles, je m’emportai : - hélas, ma chère petite dame, je monterai en haut d’une grande échelle et m’y tiendrai une heure durant à attendre. Les ramilles, les branchettes bougeront sous le poids de mon corps.
Puis quelqu’un appellera sans appeler, tirera un coup de fusil sans tirer, mais moi, je m’envolerai, mais pas vers le bas, vers le haut. - Cela, je le criai ou plutôt une voix le cria au-dedans de moi, et je me levai brusquement. La voix de la femme, on ne pouvait pas dire qu’elle fut celle d’une femme, la voix humaine, et on ne pouvait pas dire qu’elle fut humaine, me répondit d’une façon inintelligible. La bonne femme en noir qui aimait tant cueillir les fruits s’évanouit.
(Extrait du premier chapitre de Caïn, récit existentiel)
Ce n’est que dans un éclair, ou, pour être plus précis, par l’entrebâillement d’une porte claquée que j’aperçus encore mon suicide, et il était si bon et si doux. Toutes les autres morts étaient brutales et injustes. Le Christ lui-même m’apparut comme un agent de la circulation, comme un employé des postes triant le courrier. En eût-il par milliers, de ces bras et de ces jardins autour de son Sacré-Cœur, il ne pourrait en rien me venir en aide. Il ne ferait que pointer son doigt vers le haut. C’est la volonté du chef, pas la mienne. Mais je me dis : - je crois en toi, Christ Jésus, parce que tu es un mendiant tout autant que moi, parce que je suis un mendiant tout autant que toi. D’une voix sourde je m’adresse à toi et c’est avec la même surdité que tu vas vers un Père sourd. Tout comme si, d’un mouvement en angle droit, l’agent faisait signe à une voiture d’aller d’une rue à l’autre.
Je crois un toi, mon pauvret, car ton sang a giclé tout comme le mien sans que personne ne puisse te débarrasser de cette pensée que tu souffrais en innocent. Qu’il soit fait non pas selon Ta volonté, mais… Moi non plus, je n’ai rien fait à personne. Je ne voulais que me réjouir en ce monde avec ma fiancée avec laquelle je me suis fait une enfant. Je voulais qu’il ne soit pas une vallée de larmes, mais le paradis dont Tu nous as chassés brutalement. Et c’est de cela, cher Christ, que Ton père m’a donné le salaire et que les vapeurs de mon sacrifice retombent à terre sans même que je sache pour prix de quoi, sans même que je sache pourquoi. - Puis, les spirales et les cercles me visitèrent. Je tirai le médaillon de dessous ma chemise, l’arrachai et le jetai dans le champ de trèfles.
Seule la terre, verte et fraîche, ne m’avait jamais rien promis, toujours prête à m’apporter la joie du chant des oiseaux et la grâce des formes et des couleurs. Je rampai avec peine vers le bord de la route et je regardai, étant tout proche de la mort, le paysage du soir. Un train sortait de ma gare, le tender était illuminé car le conducteur était en train de charger la chaudière. C’était le train qui conduisait Másà à la maison. Ses yeux étaient clairs et indulgents et son col était net comme le croissant de la lune qui venait d’apparaître. Je roulai à nouveau au fond du fossé. À chaque souffle du vent, une floraison de pétales me tombait sur la figure. Je frappai des pieds comme un petit enfant et le monde disparut.
(Extrait du dernier chapitre de Caïn, récit existentiel)
À cette époque, quand je pressais des livres dans ma presse mécanique, quand dans un cliquetis de ferraille, je les écrabouillais par une force de vingt atmosphères, j’entendais des bruits d’ossements humains, comme si je broyais à la moulinette les crânes et les os des classiques écrasés dans ma presse, comme s’il s’agissait des phrases du Talmud : « Nous sommes semblables à des olives, ce n’est qu’une fois pressés que nous donnons le meilleur de nous-mêmes. »
(Une trop bruyante solitude)
Suivez attentivement ce que je vais vous raconter. J’étais à peine arrivé à l’hôtel À la Ville dorée de Prague que mon patron me prit à part pour me dire, en me tirant l’oreille gauche : « Maintenant que tu es groom chez nous, rappelle-toi bien ceci : tu n’as rien vu, rien entendu ! Répète ! ». Je répondis donc que dans son établissement, je n’avais en effet rien vu ni rien entendu. Mais le patron de poursuivre, en me tirant l’oreille droite : « Or rappelle-toi aussi que tu dois tout voir et tout entendre ! Répète !»
(Moi qui ai servi le roi d’Angleterre)
« Je suis un enfant illégitime, avoue-t-il. Un beau dimanche matin, ma mère a annoncé à ses parents, avec beaucoup de ménagement, qu’elle était enceinte et que son ami ne voulait pas l’épouser. Mon irascible grand-père nous a traînés dans la cour, ma mère et moi ; il a sorti son fusil et a crié en morave : « Mets-toi à genoux que je te tue ! ». Heureusement, ma grand-mère, qui avait le sens de l’à-propos, est sortie à ce moment-là dans la cour et a dit : « Venez manger, la soupe va refroidir. »
Souvenirs de Hrabal
Mon véritable père, c’est mon oncle Pépine. Il était tout le temps à nous raconter ses histoires. Il était obsédé ; il les reprenait sans cesse, et sans cesse nous nous tordions de rire. Ceux qui ont eu la chance de connaître ma muse, mon oncle Pépine, peuvent parler de sa puissance de conteur et de la magie poétique qui assaillait les cafés et leurs belles jeunes filles quand l’oncle Pépine était là, ou quand il parlait, comme ne le font que les poètes ou les prophètes dans les rues, avec ses concitoyens. J’ai commencé à écrire parce que m’est revenu en torrent tout ce que j’avais entendu à la brasserie, les histoires de l’oncle Pépine, qui m’étaient entrées dans le sang.
Le milieu des aciéries était fascinant ; l’acier produisait des reflets énormes, les coulées sortaient du four, rougeoyantes, et l’acier qui se déversait dans les cuves jetait des étincelles qui volaient dans toute l’aciérie. Quant à moi, tout docteur en droit que j’étais, je me fondais romantiquement dans ce milieu magnifique. La réalité a fait en sorte que je sois un homme des éclairs.
L’écrivain doit être, en premier lieu, lecteur de lui-même. L’écrivain doit se distraire en écrivant. Par ses textes il doit découvrir des choses qu’il ignore et non pas exprimer son moi exorbité.
A l’escabeau s’agrippe un vieillard en blouse bleue et en escarpins blancs, un brusque battement d’ailes dans un nuage de poussière, Lindbergh a traversé l’Océan.
J’arrête le bouton vert ; dans la cuve pleine de vieux papiers, je m’arrange une petite tanière, eh oui, je reste un gaillard, je peux être fier de moi, n’avoir honte de rien... Tel Sénèque entrant dans sa baignoire, je passe une jambe, j’attends un peu, l’autre jambe retombe lourdement, je me roule en boule, pour voir, puis à genoux, j’enfonce le bouton vert et me blottis dans le capiton de livres et de papier, dans une main je serre fort mon Novalis, le doigt posé sur la phrase bien-aimée, aux lèvres un sourire béat, car je commence à ressembler à Marinette et à son ange... Voici que j’entre dans un monde totalement inconnu, je tiens le livre, la page... Tout objet aimé est au centre du paradis terrestre, c’est écrit... Et moi, plutôt que d’emballer du papier vierge au sous-sol de l’imprimerie Melantrich, j’ai choisi ma chute, ici, dans ma cave, dans ma presse, je suis Sénèque et Socrate, voici mon ascension et, même si la paroi me plaque les jambes sous le menton ou pis encore, je ne me laisserai pas chasser du paradis, je suis dans mon souterrain dont nul ne peut m’exiler, on ne me fera pas changer de place, la tranche d’un livre me transperce les côtes, une plainte m’échappe, me suis-je soumis à la torture pour y découvrir l’ultime vérité ?
Le poids de la presse me plie en deux comme un canif d’enfant... En cet instant, je vois ma Tsigane, cette petite dont je n’ai jamais su le nom, je vois très nettement le Mont-Chauve, nous lançons le cerf-volant dans le ciel d’automne, elle tient le fil... Je regarde tout en haut, le cerf-volant possède mon visage douloureux et la Tsigane envoie un message le long du fil, d’en bas je vois qu’il progresse par saccades, le voici à ma portée, je tends la main... Il y avait écrit, en grosses lettres enfantines : ILONKA. Oui, c’était son nom, maintenant, j’en suis sûr.
(Une trop bruyante solitude)
Bibliographie en français
Rencontres et visites, textes de jeunesse, Robert Laffont, 1997
Moi qui ai servi le Roi d’Angleterre, Le livre de Poche, 1981
La petite ville où le temps s’arrêta, roman, Seuil/Points, 1985, 1992
Trains étroitement surveillés, roman, Gallimard, 1984, 1987
La chevelure sacrifiée, roman, Gallimard, 1987, 1994
Tendre barbare, Le livre de Poche, 1988
Vends maison où je ne veux plus vivre, nouvelles, Seuil/Points, 1989
Les noces dans la maison, roman, Seuil/Points, 1990
Une trop bruyante solitude, roman, Seuil/Points, 1997
Lettres à Doubenka, Seuil/Points, 1991
Les souffrances du vieux Werther, 10/18, 1996
Peurs totales : Cassius dans l’émigration, Critérion, 1991
Les millions d’Arlequin, roman, Le livre de Poche, 1991
Les Palabreurs, nouvelles, Seuil/Points, 1995
Les imposteurs et autres nouvelles, Albin Michel, 1996
Ballades sanglantes et légendes, L’Esprit Des Péninsules, 2004