Bruno Schulz
Les régions de la grande hérésie
Ce n’est pas sans raison que ces rêves d’antan reviennent aujourd’hui.
Aucun rêve, si absurde soit-il, ne se perd dans l’univers. Il y a en lui une faim de réalité, une aspiration qui engage la réalité, qui grandit et devient une reconnaissance de dette demandant à être payée.
(Extrait de La république des rêves)
Bruno Schulz, peintre et poète juif polonais, proclama un jour la république des rêves, terre souveraine de la poésie. Il est maintenant dans les herbes folles de l’oubli et aucune république de rêves n’a vu le jour.
Il aura connu en fait l’enfer du monde et sera tué d’un coup de revolver par un SS en 1942. Sa seule tombe restante est son œuvre graphique et littéraire. Trop souvent comparé à Kafka par son humour décapant, ses vertiges creusés dans le quotidien, il reste un secret pour nous.
Et les admirateurs du dessinateur ignorent le plus souvent l’écrivain, les lecteurs de l’écrivain méconnaissent le peintre. Ses multiples visages sont étranges d’autant plus nous ne connaissons pas tous ses tableaux, (un grand nombre de tableaux à l’huile ont été pour la plupart détruits), ni toutes ses fresques murales.
Les récentes manifestations d’octobre 2004 sur le judaïsme en Pologne ont permis de se souvenir de cet étrange écrivain qui la plupart du temps resta dans sa ville. À la différence de tous les « Ulysse » juifs, il recherchera le sens de la vie sur place, en enseignant modestement et paisiblement le dessin, comme Kafka paisible fonctionnaire rivé à Prague. Il créera un monde étrange qu’il va appeler « Les Régions de la grande hérésie ».
Qui est donc ce peintre et ce poète vénéré par Philip Roth et Tadeusz Kantor ?
Bruno Schulz est né en Galicie autrichienne le 12 juillet 1892.
Ce territoire de nulle part écartelé entre Empire austro-hongrois, Pologne, Allemagne et Russie dont me parlait si peu mon père qui naquit là-bas. Il est devenu polonais par le rattachement à la Pologne de sa ville natale, Drohobycz, après 1918. Tôt attiré par la peinture, après avoir dû interrompre ses études d’architecture à cause de la guerre de 14-18, il devait toute sa vie enseigner le dessin dans le lycée du bourg même où il avait ses attaches et où son père, Jacob Schulz, tenait une boutique de marchand de papier.
Dès le début des années 1920, Schulz réalise un premier cycle de dessins, « Livre idolâtre », qui verse à la fois dans le document, l’érotisme et la caricature et reste un témoignage irremplaçable sur la ville de Drohobycz, sa ville natale aujourd’hui partie de l’Ukraine.
Il est venu à la littérature par hasard : sous forme de lettres qu’il envoyait à un ami pour le mettre au courant, sur un mode très inattendu, de sa vie solitaire, des faits et gestes de ses proches et concitoyens, des menus événements de sa bourgade. Les lettres s’organisèrent bientôt en récits : ainsi parurent en 1934 « Les Boutiques de cannelle » et trois ans plus tard « Le Sanatorium au croque-mort ». Et dès la fin des années 1920, la littérature prend le pas sur le dessin.
Il introduira Kafka en Pologne en 1936 en traduisant Le Procès. Le point haut de son œuvre aurait pu être un gros roman « Le Messie », totalement rédigé, il est à jamais perdu.
Car, lorsque la Pologne est envahie au début de la Seconde Guerre mondiale, Drohobycz est occupée par l’armée soviétique. Il est alors commis d’office à de la « peinture artisanale », commandée par les autorités du moment dans le style du réalisme socialiste : portraits de Staline, scènes de la vie rustique.
Les Allemands se saisissent de la ville en 1941 et Schulz, forcé de déménager vers le ghetto, décide de mettre à l’abri ses dessins, ses écrits et sa correspondance.
Après avoir réalisé, sur l’ordre du sous-officier nazi Feliks Landau, un ensemble de peintures murales, pour la villa de la Gestapo et son manège, des polychromies illustrant un conte de fée pour un petit garçon, Bruno Schulz est finalement abattu en pleine rue par les SS, avec deux cent soixante autres juifs, le 19 novembre 1942, de deux balles dans la tête.
Cette cohabitation durant presque un an avec son assassin qui avait fait de lui un esclave, le temps de la fresque échangée contre un peu de soupe et de pain, nul ne pourra le transcrire.
En 2001, des peintures murales de Bruno Schulz ont été redécouvertes dans l’actuelle Ukraine. Certains fragments ont été transportés en Israël, d’autres sont restés en Ukraine.
Il fut l’ami de Witold Gombrowicz, de Kantor et de Witkiewicz qui l’admiraient, de Thomas Mann aussi, lui pourtant qui ne croyait pas beaucoup en ses romans.
Les deux faces d’un même miroir
Sa vie sera en fait secrète et angoissée, et sans le travail du poète polonais Jerzy Ficowski, il ne resterait rien de Schulz après la destruction du ghetto. Toute son œuvre est écrite en polonais et non pas en yiddish, qu’il parle très bien ainsi que l’allemand, et il ne cède pas aux facilités de son compatriote Isaac Bashevis Singer en parant d’anecdotes truculentes et inventées un monde proche de la légende.
Il dessine un monde vivant avec ses rabbins, ses marchands, ses prostituées, dans un style proche de Marc Chagall à Vitebsk. Isaac Bashevis Singer dira plus tard : « Parfois il écrivait comme Kafka, parfois comme Proust, et il a fini par atteindre des profondeurs auxquelles ni l’un ni l’autre n’avaient accédé ».
Écrivain solitaire écrasé de solitude, amoureux fou des femmes et homme constamment blessé « à la recherche d’un complice, d’un être proche », Schulz aura marqué son immense place dans la littérature polonaise et européenne seulement à partir de deux minces livres, mais quels livres !
Ce ne sont pas des romans mais des recueils de nouvelles, et l’on en sort terrassé. Mais avant tout il dessine. Et le dessin est premier chez Schulz permettant d’éclairer son écriture et réciproquement, comme les deux faces d’un même miroir. Ses dessins, à usage privé, abordent surtout des thèmes érotiques, fétichistes, voire sadomasochistes. Les œuvres graphiques de Bruno Schulz n’ont été connues que récemment. Witkiewicz les appelait « des poèmes de la cruauté des pieds et des jambes ».
« Maîtresses-femmes à fouet », femmes idoles, vieux juifs bouffons, autoportraits en avorton, spectres sombres, tortueux, grinçants, coupants, « débris d’un miroir cassé », tels sont les motifs de ses dessins. On a dit qu’ils étaient quelque part entre Goya et Klossowski.
Il est très singulier car il entremêle l’art et la littérature, illustrant les propos de ses livres.
« L’art assigne des tâches à l’éthique, et non pas le contraire ».
Sa santé était fragile, et il vivait modestement. Sa vie, banale en somme, excepté sa fin tragique, est la source de ses observations car il enlace le réel et l’imaginaire, or nous ne connaissons pas son réel. Cette ville de province de Drohobycz, « étrange, perdue, essayant d’être à elle seule un monde » forme la trame de son univers. Il y plane des oiseaux inquiétants. Schulz ne quittera guère cette ville que pour ses études (architecture à Lvov en Ukraine, dessin et peinture à Vienne) et de courts voyages (Paris, Stockholm).
Il me semble que le monde - la vie - n’a d’importance pour moi qu’en tant que matériau de création. À la minute où je ne peux pas utiliser la vie pour mon œuvre, elle devient pour moi ou effrayante ou dangereuse, ou aride à en mourir.
Bruno Schulz avait besoin de Drohobych, sa source unique et mythologique, ses coffres à histoire de l’enfance perdue, pour alimenter son œuvre – des visages de ses concitoyens que l’on retrouve dans ses gravures, aux histoires des « Régions de la grande hérésie » où se mêlent le réel et la fantasmagorie, dans un monde qui s’en va en miettes. Et il n’aura de cesse que de mystifier la réalité pour créer son univers. Il érige cette « banqueroute de la réalité » qui fait qu’un homme à quatre pattes devient un chien et inversement.
C’est aussi dans le royaume obscur et cruel de l’enfance que Bruno Schulz trouvait son inspiration et aussi dans son vécu de tous les jours : les boutiques de cannelle magiques, les ruelles en labyrinthe, les façades lézardées de la rue du Crocodile, lieu d’élection pour le trafic et la prostitution.
Toujours pris dans l’angoisse de l’insécurité, il s’enfuit dans une écriture presque messianique parce qu’elle annonce les malheurs à venir. Son écriture très en avance sur son temps est incroyablement moderne avec son foisonnement de détails, et ses mystères baroques, ses fantasmes de proliférations, de métamorphoses.
Il faut dissiper l’ombre écrasante de Kafka qui le recouvre.
Il est effectivement l’auteur de la première traduction polonaise du Procès de Franz Kafka en 1936. Comme chez Kafka la personne terrible du père plane fortement, et le thème obsessionnel des mannequins répond à celui des falots personnages de Kafka.
Le thème de la loi écrasante, religieuse et familiale, l’atmosphère de rêve éveillé leur est commune et les métamorphoses sont présentes chez les deux. Mais là où Kafka travaille à la pointe, à l’épure, Schulz lui a l’écriture enflammée, presque baroque et il dépeint un monde onirique, fantasmagorique, inquiétant. Le grotesque est toujours là, même dans son œuvre graphique.
Une sensualité parcourt ses dessins et ses écrits et la femme érotique et lointaine à la fois est sans arrêt présente, belle et inatteignable. Kafka écrit et Schulz voit en tant que peintre. La femme semble trôner comme une déesse cruelle devant des hommes pacotilles.
Ce sont les parentes, les servantes, les collégiennes qui laissent leur sillage d’odeurs et de désirs. Et puis il y a aussi ce trait essentiel de Schulz : beauté et pacotille sont infiniment proches, l’envers nécessaire l’un de l’autre, le contraste vital.
La réalité dégradée
Il est étrange de comprendre comment un petit provincial qui n’aura pratiquement jamais quitté sa bourgade peut accéder à l’universel. Dans sa ville vivaient 17 000 Juifs, dont la plupart sont massacrés dans le camp d’extermination de Belzec et dans la forêt de Bronica pendant l’occupation allemande. Il l’avait pressenti et d’ailleurs l’aura vécu, lui aussi « juste » assassiné. La folie du monde est dans la folie de son écriture.
Son besoin essentiel de la caricature provient du décalage entre la vie et le réel.
Plus que de Kafka il faut rapprocher Schulz de Kantor qu’il aura totalement imprégné. L’univers sombre et foisonnant de l’un marquera l’autre.
« La vision de Schulz a pesé sur la manière de penser de toute ma génération », expliquait Kantor en 1975, voyant en lui l’un des créateurs de la « réalité dégradée », concept essentiel à tout l’art de l’Europe centrale. De même l’« appareil photo-mitrailleuse » de son autre spectacle Wielopole-Wielopole, sort tout droit d’une des illustrations de Schulz pour le Sanatorium au croque-mort.
L’univers inquiétant et bouffon de Schulz traverse toutes les pièces de Kantor.
Sa vision du monde a totalement inspiré «La Classe Morte» de Tadeusz Kantor, son grand admirateur qui a fait sienne cette phrase de Schulz :
Il me semble que le réalisme, en tant que tendance exclusive à copier la réalité, c’est de la fiction, il n’y a jamais rien eu de tel. Le réalisme est devenu cauchemar et épouvantail pour les non-réalistes, un vrai Satan moyenâgeux peint sur tous les murs avec des couleurs criardes...
Aussi il refuse les portraits psychologiques, le lyrisme, ses personnages sont des marionnettes comme plus tard chez Kantor.
Il a décrit avec un humour terrible ce qu’il appelle « Les régions de la grande hérésie » dans un précis de décomposition de la société occidentale, plongée dans un maelström de perversions fatales et bouffonnes. Dans ses romans, il ne prétend qu’ « exploiter les miettes, les rogatons du temps » et comme chez Kantor la mort semble chez lui plus un objet trouvé qu’autre chose. Il reste comme un visionnaire pressentant la tourmente.
La poésie sombre qui coule de ses écrits est d’une puissance exceptionnelle. Pour de nombreux artistes contemporains comme le cinéaste Wojciech Has (La Clepsydre, 1973) ou le chorégraphe Joseph Nadj (Les Philosophes, 2002), l’œuvre de Schulz continue de résonner dans le temps présent.
Le temps décrit par Schulz n’est plus, lui demeure.
«Plus je lis Schulz, confiait Isaac Bashevis Singer, autre écrivain juif de Pologne, à Philip Roth, plus je le préfère à Kafka.».
À vou s de voir.
Dans une œuvre d’art, le cordon ombilical qui la relie à l’ensemble de nos problèmes n’est pas encore coupé, le sang du mystère y circule encore, les vaisseaux sanguins plongent leurs extrémités dans la nuit ambiante, ils en reviennent emplis d’un liquide sombre. (Bruno Schulz).
Gil Pressnitzer
Bibliographie sommaire
Les Boutiques de cannelle, Denoël, 1983
Le Sanatorium au croque-mort, Denoël, 1983
Correspondances, Denoël, 1991
Œuvres complètes. Collection « Des heures durant... », Denoël, 2004
Le Livre idolâtre. Albums et Beaux Livres, Denoël, 2004