Catherine Pozzi

La grande dame brune, brûlée

« Je suis un des points singuliers par où la souffrance de la planète rayonne » (Pozzi)

La grande amour que vous m’aviez donné

Le vent des jours a rompu ses rayons

Où fut la flamme, où fut la destinée

Où nous étions, où par la main serrés

Nous nous tenions.

Mais le futur que vous attendez vivre

Est moins présent que le bien disparu

Toute vendange à la fin qu’il vous livre

Vous la boirez sans pouvoir être qu’ivre

Du vin perdu.

Un jour, ou plutôt un soir, Jacques Bertin me demanda si je connaissais ce poème qu’il récitait. Ainsi j’ai entendu Catherine Pozzi qui n’était alors qu’une belle ombre brune se glissant dans les lettres de Rilke, et les draps de Valéry. Poésie-Gallimard avait réédité ses poèmes en 2002, « Très haut amour » et leur lecture fut surprenante. Le style pouvait semblait désuet, néoclassique, mais une ferveur montait si haut, une voix si pure que l’œil suivait le cœur.

Ainsi j’ai lu Catherine Pozzi. De la glycine s’échappait non pas les vapeurs d’une jeune fille de bonne famille, mais les cris étouffés d’une amante digne de Sapho. Tout coule goutte à goutte, rosée si fragile, larmes si discrètes, que l’on baisse la voix, on détourne le regard pour ne pas gêner. Une voix de pureté est épandue, là dans une simplicité si transparente. On pouvait donc écrire encore comme cela. Hors du temps, hors de l’histoire de la poésie.

Les fées de la richesse lui avaient mis le bandeau de la facilité sur les yeux, elle l’aura arrachée par son ardeur de faire un trou au plafond du ciel, pour voir l’azur, pour voir Dieu. Elle se sera émancipée, elle sera devenue indépendante et cultivée dans un milieu de potiches et de préjugés. Libre, libre elle voulait être. Libre de se consumer tout entière.

Elle ne prenait pas les voilettes de la mélancolie, les affectations des drames, non cette voix était ruisseau, tension vers le haut. Ses paroles d’amour humain très religieuses, ses paroles d’amour divin très sensuelles. Cette brûlure d’amour incendiait et les saints et les hommes.

L’assoiffée d’absolu

Née en plein cœur de Paris, morte dans le même lieu, la même chambre, au numéro 10 de la place Vendôme, elle n’aurait pu n’être qu’une grande bourgeoise cultivée brillant par son élégance et sa culture dans les beaux salons du beau Paris. Mais elle sera cette assoiffée d’absolu nommée Catherine Pozzi, l’ami de Rilke, l’amante torturée de Paul Valéry pendant huit ans d’amour passion, d’amour douleur, d’amour fou. Un journal intime commencé très tôt à dix ans décrit ses stations successives de crises, de doutes, de passion mystique, de découragement, de recherche d’identité.

Rongée d’infini et de béances, elle sera écartelée entre la douleur de sa tuberculose et sa douleur de vivre. Morphine, laudanum, opium seront ses adjuvants pour tenir debout. L’amour sera sa plus forte drogue.

Mariée par lassitude au dramaturge de boulevard, Edouard Bourdet en 1908, vite désillusionnée sur les amours de convention, elle ne revivra par les étincelles des autres que par sa rencontre en 1920 avec Paul Valéry. Jusqu’en 1928, elle mettra l’exigence de son amour absolue au cœur de sa relation. Elle demandait l’impossible pour elle et pour les autres, sa morale exaltée de pureté lui servait de colonne vertébrale. Là où l’on croyait voir une dame du monde en liaison avec un écrivain réputé, il y avait un mélange de Louise Labbé et de Thérèse d’Avila.

Elle ne supportait pas les femmes impures et la cruauté de Dieu. Mais elle adorait la haute couture et l’élégance de luxe : « Il n’y a plus que deux choses qui m’intéressent : le catholicisme et les robes. ».

Atteinte sans doute du syndrome Camille Claudel, elle ne voulait pas signer ses œuvres (Agnès), ni encore moins les publier. « J’ai écrit ce livre pour tous, sachant que nul ne le lirait. Des vers que j’ai fait [Ave] vont paraître dans la Nouvelle Revue Française. Et tous ils croiront que ce sont des vers à quelqu’un. ».

Cette liaison si longue avec le grand monsieur des lettres françaises que Rilke passa tant de temps à traduire, il fallait la cacher, il fallait la taire. Ce sera son paradis et son enfer. « Venus tout entière à sa proie attachée », elle ne pouvait posséder son amant fuyant. Elle l’orgueilleuse, ne pouvait être que la maîtresse que l’on cèle, que l’on scelle, que l’on dissimule. Après la rupture, elle ne voudra que d’une solitude fiévreuse, totale, noire. « Le prince des poètes » avait la lâcheté des hommes. Il n’en sortira pas indemne lui aussi. Les disputes incessantes, les séparations mille fois consommées, les retrouvailles en pleurs les auront tous les deux dévastés. Car il s’agit plus d’une union mystique que d’une union physique.

« Je ne sais plus si ton bras est autour de mon esprit ou ta pensée appuyée à mon corps qui te cède ».

Tout était déchirure, tout était communion spirituelle. Elle restait lucide face au « diamant » et qui était aussi « petit monsieur sec, informé de partout ». Valéry précautionneux au bord de l’amour comme un héron au bord de l’eau sera pusillanime. Et cette passion ne pourra être qu’un adultère bourgeois.

Une flamme qui marchait

Elle ne croira plus en elle désormais, défaite, à bout de forces.

Elle se niait, se trouvant imparfaite par rapport à l’ardente lumière qu’elle voulait être. Se sachant condamnée par sa tuberculose dés 1910, elle voulait se consumer, éclairer en jaillissant. Elle se lança dans une course poursuite avec la mort qui taillait son chemin de pierres en elle, à grands coups de douleur. Sa séparation d’avec Paul Valéry fut une dévastation, mais aussi la coupure ave les salons littéraires parisiens. Elle terminera sa vie seule avec ses élans mystiques:« On n’arrive au plus haut de soi que contre soi ».
Combat avec l’ange tous ses jours, elle était elle blessée non pas à la hanche mais aux poumons. Et la plus grande douleur qui la transperçait était le doute. Derrière sa belle élégance, une volonté violente la tenait debout. Ravagée de l’intérieur, elle était une flamme qui marchait. « Héroïque comprendre », elle mettait tout son courage à vouloir savoir ce qu’il y a de l’autre côté des choses et des êtres.

À la fin de sa vie, elle affirmait que seuls six de ses poèmes valaient la peine. Elle les choisit avec soin et mourut quelques jours après. Ce sont ceux-ci: Ave, Vale, Scopolamine, Nova, Maya, et Nyx.

« Je-sens-donc-je-suis » fut son ardente devise. mais elle ajoutait « mais je seul ne peut pas sentir »; il lui fallait au moins la dimension de l’univers pour espace à sa pureté immense, que les océans ne pouvaient contenir, encore moins les hommes. L’autre était un tremplin de chair pour connaître les étoiles.

Du fond de sa douleur elle tirait cette force dure, sans concession, elle cravachait sa pauvre carcasse qui ne pouvait suivre. Ainsi elle passera son bac à trente-sept ans passés, la maladie lui ayant fait interrompre ses études. Mais là où on le sait par « La montagne Magique » de Thomas Mann, la tuberculose conduit, avec les antidouleurs associés à un retrait dolent du monde, Catherine Pozzi s’est colletée avec ce monde.

Elle s’élance avec la fureur de ceux qui savent le sablier de la vie presque vide, et dans le plus parfait désordre dans l’étude de l’histoire de la philosophie et des religions, les mathématiques, les sciences. Esprit rationnel et totalement mystique, elle qui croyait dialoguer avec les morts lors de ses transes, elle ne pouvait se résoudre au positivisme, ni en la croyance aveugle en Dieu. Écartelée comme toujours, elle cherchait et se cognait contre les lampes de la vie et du doute. Ses intuitions psychologiques, plus que scientifiques sont un peu brumeuses, et valent plus pour la tension qui les porte que par leur conclusion.

Son ami Rainer Maria Rilke pensait qu’elle avait « une durée d’âme », elle à la vie de météore (née le 1892, morte le 13 juillet 1934). Leur correspondance montre l’envol des deux esprits. Elle parlait parfaitement l’allemand, elle traductrice du poète viennois décadent et tortueux, Stéfan George.

Elle oscille entre doute et foi, entre amour divin, amour humain, fol espoir et désespérance. Son besoin de relier l’univers à son moi et à ses mots sera le fil rouge de ses poèmes. Elle rayonne de souffrance mais surtout d’intensité, de ferveur, de sincérité, et la planète rayonne haut et fort.

Sa croisade pour la recherche de la pureté, sa quête du Graal de l’accomplissement sont une folie de la pureté, mais une violente croisade vers l’amour de l’autre. Cet amour qu’elle voulait : « sans habitudes, sans passé, sans péché. ».

Dévorée et dévoreuse, elle allait à l’amour comme à la guerre sainte:

Mais je vais vers un autre amour, dont celui-ci n’était qu’étincelle. Oh, qu’il soit présent ! Qu’il ne permette pas beaucoup plus longtemps que la semblance de l’amour me donne aussi soif, chaque fois qu’elle passe.

Son écriture poétique est classique, non influencée par Paul Valéry. Valéry, « son plus bel échec, sa plus belle chance », ne connaît que la brûlure froide, il ne pouvait comprendre cette femme avec ses stigmates, ses brûlures, son absolu totalement absolu et se heurtant donc au monde réel. Son intransigeance de femme en feu, se retrouve dans ses vers qui cassent le cocon de l’écriture apprêtée de ce début de vingtième siècle. Ils parlent de l’impossibilité d’être dans l’absolu, et de l’impossibilité de ne pas y tendre tout entier.

Toute sa vie elle a joué douloureusement à ce qu’elle appelle « Le jeu de l’âme et du hasard ».

Elle n’a pas perdu.

Voici les six poèmes que Catherine Pozzi voulait que l’on gardât d’elle. Six seulement, pas un de plus. Car Sapho elle-même n’est venue jusqu’à nous que par d’infimes bribes de ses mots. Et il est vrai que beaucoup de ses poèmes n’atteignent pas des sommets, elle le savait.

Son journal est sa véritable création unique, mais était-il destiné à être lu par d’autres ?

Et Catherine était aussi pudique, ne la troublons pas.

Qui écrit cela ? ce n’est personne. Celui qui tend à n’être personne ; de même vous y tendez pourtant, maniaque d’un aspect souscrit d’un nom, car au bout de tout ce n’est pas le surhomme que veut la vie, mais le je-ne-me veux pas.

Si quelqu’un nommé Catherine Pozzi a écrit cela.

« Ce qui ne peut devenir nuit ou flamme, il faut le taire ». Catherine Pozzi était nuit ou flamme, nuit et flamme elle ne s’est pas tue

La grande amour chante doucement encore...

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Vale

La grande amour que vous m’aviez donnée

Le vent des jours a rompu ses rayons —

Où fut la flamme, où fut la destinée

Où nous étions, où par la main serrés

Nous nous tenions

Notre soleil, dont l’ardeur fut pensée

L’orbe pour nous de l’être sans second

Le second ciel d’une âme divisée

Le double exil où le double se fond

Son lieu pour vous apparaît cendre et crainte,

Vos yeux vers lui ne l’ont pas reconnu

L’astre enchanté qui portait hors d’atteinte

L’extrême instant de notre seule étreinte

Vers l’inconnu.

Mais le futur dont vous attendez vivre

Est moins présent que le bien disparu.

Toute vendange à la fin qu’il vous livre

Vous la boirez sans pouvoir être qu’ivre

Du vin perdu.

J’ai retrouvé le céleste et sauvage

Le paradis où l’angoisse est désir.

Le haut passé qui grandi d’âge en âge

Il est mon corps et sera mon partage

Après mourir.

Quand dans un corps ma délice oubliée

Où fut ton nom, prendra forme de cœur

Je revivrai notre grande journée,

Et cette amour que je t’avais donnée

Pour la douleur.

Ave

Très haut amour, s’il se peut que je meure

Sans avoir su d’où je vous possédais,

En quel soleil était votre demeure

En quel passé votre temps, en quelle heure

Je vous aimais,

Très haut amour qui passez la mémoire,

Feu sans foyer dont j’ai fait tout mon jour,

En quel destin vous traciez mon histoire,

En quel sommeil se voyait votre gloire,

Ô mon séjour.

Quand je serai pour moi—même perdue

Et divisée à l’abîme infini,

Infiniment, quand je serai rompue,

Quand le présent dont je suis revêtue

Aura trahi,

Par l’univers en mille corps brisée,

De mille instants non rassemblés encor,

De cendre aux cieux jusqu’au néant vannée,

Vous referez pour une étrange année

Un seul trésor

Vous referez mon nom et mon image

De mille corps emportés par le jour,

Vive unité sans nom et sans visage,

Cœur de l’esprit, ô centre du mirage

Très haut amour.

Escopolamine

Le vin qui coule dans ma veine

A noyé mon cœur et l’entraîne

Et je naviguerai le ciel

À bord d’un cœur sans capitaine

Où l’oubli fond comme du miel.

Mon cœur est un astre apparu

Qui nage au divin non pareil.

Dérive, étrange devenu !

Ô voyage vers le soleil —

Un son nouvel et continu

Est la trame de ton sommeil.

Mon cœur a quitté mon histoire

Adieu Forme je ne sens plus

Je suis sauvé je suis perdu

Je me cherche dans l’inconnu

Un nom libre de la mémoire.

Nova

Dans un monde au futur du temps où j’ai la vie

Qui ne s’est pas formé dans le ciel d’aujourd’hui,

Au plus nouvel espace où le vouloir dévie

Au plus nouveau moment de l’astre que je fuis

Tu vivras, ma splendeur, mon malheur, ma survie

Mon plus extrême cœur fait du sang que je suis,

Mon souffle, mon toucher, mon regard, mon envie,

Mon plus terrestre bien perdu pour l’infini.

Évite l’avenir, Image poursuivie !

Je suis morte de vous, ô mes actes chéris

Ne sois pas défais toi dissipe toi délie

Dénonce le désir que je n’ai pas choisi.

N’accomplis pas mon jour, âme de ma folie, —

Délaisse le destin que je n’ai pas fini.

Maya

Je descends les degrés de siècles et de sable

Qui retournent à vous l’instant désespéré

Terre des temples d’or, j’entre dans votre fable

Atlantique adoré.

D’un corps qui ne m’est plus que fuie enfin la flamme

L’Âme est un nom chéri détesté du destin —

Que s’arrête le temps, que s’affaisse la trame,

Je reviens sur mes pas vers l’abîme enfantin.

Les oiseaux sur le vent dans l’ouest marin s’engagent,

Il faut voler, bonheur, à l’ancien été

Tout endormi profond où cesse le rivage

Rochers, le chant, le roi, l’arbre longtemps bercé,

Astres longtemps liés à mon premier visage.

Nyx

A Louise aussi de Lyon et d’Italie

Ô mes nuits, ô noires attendues

Ô pays fier, ô secrets obstinés

Ô longs regards, ô foudroyantes nues

Ô vol permis outre les cieux fermés.

Ô grand désir, ô surprise épandue

Ô beau parcours de l’esprit enchanté

Ô pire mal, ô grâce descendue

Ô porte ouverte où nul n’avait passé

Je ne sais pas pourquoi je meurs et noie

Avant d’entrer à l’éternel séjour.

Je ne sais pas de qui je suis la proie.

Je ne sais pas de qui je suis l’amour.

Bibliographie

Très haut amour : poèmes et autres textes, éd. Claire Paulhan, Lawrence Joseph, Paris, Gallimard, « Poésie », 2002.

Agnès, prés. Lawrence Joseph, Paris, La Différence, « Littérature », 1988 / « Minos », 2002.

Peau d’âme, prés. Lawrence Joseph, Paris, La Différence, « Philosophia perennis », 1990.

Œuvre poétique, éd. Lawrence Joseph, Paris, La Différence, « Littérature », 1988.

Catherine POZZI, Journal : 1913-1934, éd. et annot. Claire Paulhan, préf. Lawrence Joseph, Paris, Ramsay, 1987 / Seghers, 1990 / C. Paulhan, « Pour mémoire », 1999.

Catherine POZZI, Journal de jeunesse : 1893-1906, éd. Claire Paulhan (collaboration Inès Lacroix-Pozzi), Lagrasse, Verdier, 1997 / Paris, C. Paulhan, 1997.

Catherine POZZI, Rainer Maria RILKE, Correspondance : 1924-1925, prés. Lawrence Joseph, Paris, La Différence, « Littérature », 1990.

Poèmes, Gallimard, « Blanche », 1987.