Christine Lavant

La stigmatisée de Dieu et de la poésie

Un art comme le mien n’est que vie mutilée. Christine Lavant.

Il y avait dans cette femme des étincelles de Hildegard von Bingen et de Thérèse d’Avila. Autant d’intensité dans la souffrance, pour celle habitant tant bien que mal un corps qui vous crucifie chaque jour, aurait fait d’elle, suivant les époques, soit une sainte, soit une sorcière.

Mutilée fut sa vie, violent et terrible son combat avec Dieu. Catholique mystique et ardente sa vie ne fut pas tiède et le plus souvent emplie de colère et de frustration. Du chemin de croix de sa vie, elle fit une illumination douloureuse. Comme Robert Musil, comme Ingeborg Bachmann son exacte contemporaine, elle était une autrichienne du fond de la Carinthie.

Les stigmates de la vie

Elle aura passé son existence terrestre entre l’écorce et le ciel. Pour une présentation à la radio danoise elle décrit ainsi sa vie:

« Elle naquit Christine Thonhauser à Sankt-Stephan tout petit village rural au fond de la vallée du Lavant, d’où elle tirera plus tard son nom d’écrivain. C’était le 9 juillet 1915, elle était la neuvième enfant d’une pauvre famille. Les enfants tous vivaient dans une seule pièce. Toute sa jeunesse ou presque se passera dans cette chambre. La chambre interdite que l’on ne voyait que dans le miroir était celle des parents. Le père, Georg, était mineur de fond. Sa mère aidait aux travaux des champs et tard le soir cousait et lisait. Déjà à cinq semaines le sceau du destin s’inscrit sur elle : elle est dévorée de scrofules sur tout le corps, et devient presque aveugle. Plus jamais elle ne supportera vraiment la lumière, se cachant sous des turbans. Enfant, elle ne jouera que dans l’obscurité. »

À trois ans la première inflammation pulmonaire, suivie de beaucoup d’autres la terrassera chaque année à date fixe, comme des stigmates. Les médecins la déclarent non-viable. Pourtant elle commence ses études primaires. D’hôpital en hôpital elle aboutit à Klagenfurt en 1924, ville d’Ingeborg Bachmann. Son état s’améliore et pour célébrer la fin de son hospitalisation, elle si frêle entreprend à pied un long voyage de Klagenfurt à Wolsberg avec pour tout viatique les œuvres de Goethe dans son sac à dos. Mais les stigmates réapparaissent en 1927, scrofules et tuberculose pulmonaire. Alors les médecins tentent une expérimentation par exposition très forte aux rayons X. Et cela marche ! Il ne faut pas alors s’étonner que Christine Lavant croie au miracle et à Dieu. En 1929 elle doit interrompre ses études secondaires car le chemin de l’école est bien trop long. Cette situation se retrouvait souvent dans le milieu rural.

C’est alors l’enfermement dans la maison de la famille, elle fait un peu de peinture, d’écriture, de lecture surtout, des travaux domestiques (toute sa vie elle se croira une servante), et du tricot qui lui permettra de survivre plus tard. À l’abandon dans cette maison, elle aura une nouvelle épreuve en 1930, elle deviendra sourde d’une oreille. Dans cette période Christine Lavant lira énormément, ce qu’elle décrira comme des œuvres kitsch. Elle dit avoir été sauvée par la révélation des livres de l’écrivain danois Knut Hamsun, lui aussi chantre du monde rural.

Restée seule à la maison avec ses parents, elle sombre dans de grandes phases dépressives. Elle peint des aquarelles. En 1932 elle recommence un traitement pour ses yeux et après un refus d’un éditeur, elle détruit toutes ses œuvres de jeunesse. Après une tentative de suicide à l’automne 1935, elle demande à être internée dans un hôpital psychiatrique à Klagenfurt.

La rencontre d’un peintre bien plus âgé qu’elle de trente ans, la rassure. La mort de son père en 1937, et celle de sa mère en 1938, la pousse à épouser Josef Habernig, autant par pitié que par lassitude. Elle n’avait plus de maison et ne vivait que de travaux de tricot qu’elle effectuait jour et nuit, pour des paysans, dans son sombre taudis. Elle survivra ainsi jusqu’à l’âge de 30 ans.

Elle avait suivi le conseil de sa mère qui lui disait qu’avoir un toit sur la tête et un lit pour dormir serait son seul bonheur.

Elle avait ainsi partagé sa vie : le début de la nuit pour tricoter, la fin de la nuit pour lire.

Elle sera la petite fille aux allumettes de la poésie.

La petite fille aux allumettes de la poésie

Perdue au fond de l’Autriche, elle ne suit pas l’actualité qui l’indiffère. Elle se replie totalement dans des lectures mystiques et de traités occultes. Elle acquiert là en autodidacte sa culture religieuse et magique. En se battant pied à pied contre la maladie elle en tire une rage d’écrire qui la fera tenir debout.

« C’est peut-être ce redoublement magique d’une réalité pauvre mais fervente qui est responsable du fait que je sois devenue écrivain »

Le choc de la lecture, en 1945, des derniers vers de Rainer Maria Rilke est une révélation fondamentale, et lui redonne la volonté d’écrire après bien des hésitations. Elle ne savait rien de Rilke et rien de la poésie. Mais sa vie avait basculé, elle sera écrivain envers et contre tout. « J’étais comme une fontaine, que l’on avait massacrée ». Contre l’oppression de devoir tricoter sans cesse, elle érigera les mots des poèmes qu’elle commence à écrire. Son premier livre ne se vend pas, elle continue dans la rédemption des mots. La femme de son docteur ophtalmologiste lui offre une machine à écrire. En une nuit Christine Lavant devient un auteur sans trop le vouloir!

Un de ses manuscrits envoyé par un ami à un éditeur, Brentano, est publié en 1948. On lui demande de prendre un pseudonyme littéraire ce sera Christine Lavant. Elle écrit un conte « l’enfant », puis « la cruche ». Une petite rente versée par la Région de Carinthie et l’état Autrichien lui permettent d’arrêter le supplice du tricot alimentaire. Mais sa vie humble ne changera pas.

Elle commence à prendre confiance en elle et lit ses poèmes en public avec succès. Des prix lui sont décernés (prix Trakl, de l’état autrichien, bien d’autres encore,.) qui lui permettront de réaliser un grand rêve : un voyage en Orient, la Turquie. Elle lit en empruntant des livres à la bibliothèque et découvre ainsi les auteurs américains en traduction.

Son très vieux mari a une attaque et sera hospitalisé. Il meurt en 1964. Par contrecoup Christine sombre à nouveau dans la dépression nerveuse et doit être internée. Elle écrit beaucoup de lettres, préférant cette amitié sans visage et surtout sans corps. Car elle maudissait le sien. En 1966, elle la fille de la solitude et des petits villages, elle tente l’expérience de la vie moderne et s’installe à Klagenfurt, dans une tour impersonnelle. Elle ne tiendra pas et après de nouvelles hospitalisations elle retourne dans son village. Vivant dans une misérable mansarde, en proie à de graves soucis financiers, Elle mourra d’une attaque cardiaque le 7 juin 1973, à Wolsberg, quatre mois avant son amie Ingeborg Bachmann.

Plus tard Thomas Bernhard publiera ses poèmes posthumes et ses « dessins de la maison des fous » en 1988.

Il est difficile de se représenter une telle vie faite de souffrances aiguës, de honte totale de son visage et de son corps qu’elle trouvait dramatiquement laid. Et au milieu de cela, la pauvre paysanne inculte aura écrit les poèmes majeurs de la mystique européenne à l’égal de Saint-Jean de la Croix. Ses transes religieuses, ses élans, ses doutes, ses colères immenses, ses combats furieux, irriguent ses textes.

Sa vie est tellement misérable que personne à ce jour n’a écrit sa biographie, car à tant de malheurs quoi rajouter ou éclairer. Seules ses lettres nous apprennent quelque chose, qu’il est sans doute inutile de vouloir trop fouiller. « Le soi est un secret magnifique au milieu de milliers et une grande misère ne peut être représentée », écrivait-elle.

Christine Lavant demeure un grand mystère et exerce une étrange fascination par ses textes et ses luttes pour l’humanité. Elle reste un chaînon manquant dans la littérature allemande d’après 1945. Elle reste totalement inconnue en France. Ce mystère profond elle le décrivait ainsi :

Longtemps je fus comme pierre logeant

au fond des choses.

mais j’ai entendu la cloche

parlait à voix basse de mon mystère,

le mystère des poissons volants.

ou encore comme ceci :

si tu veux m’atteindre

il faut que, d’une formule très sacrée,

tu conjures ma langue de pierre,

car elle se rend neuf fois par jour

aux enfers pour y brûler un mot.

La mise en magie et en poésie de la vie

Lorsqu’on peut lire, en allemand, ses poèmes un envoûtement s’opère, non par pitié de ce que fut sa triste condition, mais par la profondeur de son chant. Ce n’est pas la faim qui la rendait folle mais sa soif inextinguible d’élévation.

Elle n’a jamais voulu écrire son autobiographie. Elle ne fait référence à sa vie que par allusions discrètes et codées, mais nombreuses. Ses textes ne se veulent pas des autobiographies. Seulement des signes de sa souffrance.

La véritable histoire de ma survie ou plutôt les images en miroir de moi-même, vous les trouverez plus ou moins mises en magie ou en poésie dans mes livres.

Elle avait la bonté des pauvres et l’orgueil des simples. Cet enfant dans son récit auquel la narratrice voudrait donner ses poumons, son cœur, ce fut elle. Elle qui a connu vraiment la misère profonde, aussi bien matérielle que métaphysique, elle fera un journal de bord de l’illumination non pas béate mais pleine de méfiances. Elle aura parlé d’un vaste monde, elle qui sera l’archétype de l’enfermement. L’éditeur de Georg Trakl, Ludwig von Ficker, dira que pour la deuxième fois dans sa vie il avait rencontré un génie. Georg Trakl et Christine Lavant ont en commun leur désespoir, leurs inconsolables besoins d’être, leurs espoirs anéantis, leur nostalgie profonde de la mort. Mais là où Georg Trakl est pervers, Christine Lavant reste une âme pure.

Pour saisir un peu de cette âme torturée jusqu’aux stigmates, il faut prendre conscience du poids de la religion catholique sur sa vie et sur son œuvre. La consolation divine est la seule branche où elle peut se raccrocher, elle doute quand même. La mort semble sa meilleure amie, à qui elle lit ses textes, et la mort approuve, touchée. Elle est tendue comme un arc vers la recherche spirituelle, vers le questionnement de la condition humaine. Elle cherche de l’aide, et elle ne croit plus en l’aide. Pour elle, le Christ est aussi démuni et pauvre qu’elle, et ne peut secourir personne.

Chants de louange et de dévouement profond, la poésie de Lavant veut avant tout servir. Servir Dieu et les hommes. Elle coupée des autres poètes par sa misère profonde est seule et close. Elle se croit muette. Elle connaîtra pourtant Paul Celan et Thomas Bernhard, Hilde Domin et Ingeborg Bachmann. Miraculée de la vie, elle ne voyait que chemin de croix. Elle devait tout rendre aux autres de ce sursis. Par ses textes, mais ils restaient peu lus. Aussi la danse de la folie et de la prison intérieure avait pris possession de Lavant.

Elle voulait peser quelque chose en ce monde et ne pouvait écrire que dans les interstices du poids écrasant du quotidien sans argent. Elle rêvait du Nord, du Danemark et envoyer des lettres là-bas, à une lointaine parente viennoise, Maria West-Crone.

Cette fille de Carinthie aura eu comme première paroles les images de la poésie. Elle aura mélangé la faim qui tenaillait son corps à sa mystique torturée. Sa solitude atroce, sa souffrance et sa laideur avec ses rêves.

Mon sommeil est parti dans l’eau, son manteau et ses souliers, la mort me les a jetés par la fenêtre, attachés à une pierre.

Rêves bien inquiétants au demeurant, parcourus de magie, de frénésie religieuse avec le sarcasme et le doute toujours présent. Pauvre, logeant dans des mansardes, elle aura formulé les plus belles énigmes de son temps, en une langue simple, concrète, mais totalement étrange. Elle aura hurlé contre le silence des autres et de Dieu.

« Personne ne me parle », criait-elle dans ses poèmes.

Il est temps de l’entendre.

sources :

- en allemand de U. Schneider, A. Steinsiek

Ilija Dürhammer / Wilhelm Hemecker

- en français les étoiles de la faim de Christine et Nils Gascuel, Orphée

Gil Pressnitzer

Choix de textes

traductions personnelles

1

mon sommeil est parti dans l’eau

son manteau et ses souliers

la mort me les a jetés par la fenêtre

attachés à une pierre.

Alors il ne me reste plus qu’a marcher

comme une somnambule

çà et là dans ma chambre

et voir mes yeux s’emplir

de l’image de l’eau.

Mon sommeil est passé devant moi

je dois encore remettre en place

son manteau de plomb et ses souliers étincelants

je dois aussi remâcher la pierre

du dernier rêve

après quoi je pourrai le suivre

(anthologie posthume 1978)

2

de toute joie tu m’as arrachée

mais malgré tout, exactement, très exactement,

je souffrirai encore ici-bas

tant que cela m’agréera, Seigneur,

tu m’as en mise condition d’orgueil sauvage

et du courage le plus en colère en face de toi.

Lève ta main et écrase-moi par terre,

je n’en rebondirai que plus haut,

et à jamais tu m’auras devant les yeux,

moi ta petite boule rouge et en courroux.

Chaque endroit me repousse vers toi,

parce que tu m’as chassé de cet unique endroit,

où j’étais un cœur et joyeuse et douce comme un oiseau

pour me rouler en boule

et me rejeter dans l’éternelle souffrance

(anthologie posthume 1978)

3

toujours parfaitement exact est le désespoir !

jour à jour à la même heure

il apparaît sans la moindre feinte

et me terrasse d’un coup.

alors autour de moi montent les étincelles

mon cœur hèle tous les anges,

mais le ciel est une mer

et Jésus monte dans ma barque

très loin à l’autre bord du monde,

là-bas où sont tous ceux qui savent aider,

et aboie alors mon dernier espoir

sur le rivage face aux vents contraires.

je perçois alors que personne ne m’entend,

et ramasse en silence les étincelles,

mon cœur - qui me conjure en pétillant-

devient étape par étape une pierre à feu.

(la coupelle du mendiant, 1956)

4

dure nuitée au-dessus du lieu

attire ta mort en passant près des citernes

dans chaque main une blessure salée

dans chaque œil une figue sucrée

et le temps au fond du palais.

Dans les rochers la flûte déjà pousse,

dans la tente de la nuitée, la corde est déjà là

dure, très durement torsadée,

qui noue le chemin du retour.

(la coupelle du mendiant, 1956)

5

Détruis en moi les plantes vivaces de la mélancolie

et sème trois graines du pavot blanc en mon cœur,

j’ai tant besoin de rêves plus légers

et de pouvoir passer le pont.

Tu es bien celui qui m’a appelée

avec le son qui n’a pas de nom, comme les oiseaux appellent,

ou la glace en mars prête à se briser

et l’enfant encore dans le corps de sa mère - ?

je ne sais rien encore de ton rivage,

si ce n’est que des noms affluants nous séparent

et que tu cherches les noyés

avec le filet du Jugement.

Détruis en moi les plantes vivaces de la mélancolie,

ses fruits sont faits de plomb fondu

et s’égouttent sous forme de noms -

ton filet va brûler.

(la coupelle du mendiant, 1956)

6

qui donc m’aidera à me priver de nourriture cette nuit

et toutes les nuits, qui viendront peut-être encore ?

la lune ronde décrit un grand arc

qui s’en va très loin de moi, je lui suis déjà trop maigre.

Comme j’aimerais laisser tomber mes yeux

de cette fenêtre comme des cailloux,

pour qu’un ivrogne, là en bas de la rue,

les enfonce profondément dans la première neige.

Même en tant qu’aveugle je saurais

encore tout et que toujours

à nouveau je te verrais t’en aller, car des étincelles montent de mes larmes

comme des étoiles de la faim.

(fuseau dans la lune, 1959)

7

de tels jours il ne peut y avoir de vie,

sans doute mon destin déjà dans le corps de ma mère

s’est-il séparé de moi et s’en est allé

- plus courageux que jamais ne le fut -

rejoindre pour moi l’étoile la plus abandonnée par Dieu,

et qu’il y est resté, se couchant pour s’endormir,

et sans doute finit le rêve, de ce qui doit m’advenir,

avec ses tempes rayonnantes.

traître chez moi, je me laisse souvent emporter par le vent

près du foyer des Réels,

je me laisse cuire, je me laisse éplucher

et recracher dans le feu ou dans l’eau salée

par les amers Déçus. là je me demande souvent, si Dieu me connaît,

si des esprits gardiens se soucient des gens comme moi

et si le très saint noyau de l’âme

n’est que pour les bien portants

qui s’acharnent avec leurs dents sur les noix

et non pour propre destin que celui des étrangers.

Dans le feu et dans l’eau nul ne peut penser clairement -

pardonne-moi Dieu le Père, Fils de Dieu et esprit de Dieu !

vous êtes, n’est ce pas, la trinité, je suis si seule

et personne là-haut n’éveille mon destin.

(le cri du paon,1962)

8

le courage, je l’ai fait sortir de l’esclavage,

la peur je l’ai éclairée en la raccompagnant chez elle,

le calme du vent renverse le mur,

je suis libre et déjà je pousse des racines.

Celui qui maintenant vient me demander un toit,

il devra endurer le tremblement des saules.

lui viendrait pour

s’arrêter de trembler, je l’ai fait pour le feuillage,

le toit je l’ai désarmé,

une lumière éternelle brûle au travers du bruissement de l’infini

sourde je suis dans chaque ramification.

Qui encore viendrait me tenter avec Dieu,

devra endurer la vengeance de Dieu.

(anthologie posthume 1978)

9

je veux de la douleur enfin tout savoir !

anéanti le linteau de verre du dévouement

et emporte l’ombre de mon ange.

Là-bas je veux aller, là où ta main se dessèche,

dans la cervelle des fous, dans la cruauté

des cœurs soucieux, qui mordus par la colère

se déchirent eux-mêmes, pour répandre à l’intérieur

du sang du monde la fureur démente.

Mon ange va, il porte la tente des grâces

sur ses épaules, et de ta braise

une étincelle a maintenant liquéfié tout verre.

je suis empli d’orgueil et je mâche

ma fière et folle vaillance, mon dernier quignon de pain

de toutes les récoltes du dévouement.

Plein de grâce tu fus, Seigneur, et fort intelligent,

car j’ai bien failli anéantir le linteau de verre,

je veux maintenant chasser mon cœur avec les chiens

et les laisser le déchirer, pour épargner à la mort

cette sale besogne.

Sois donc remercié - j’en ai assez enduré.

(fuseau dans la lune, 1959)

10

toi le chef des gardiens des errants,

je ne sais pas, comment tu te nommes,

rien, quel cri pour te louer

et si tu supportes aussi encore les vibrations

des sauts du cœur.

Seigneur d’aide, tu observes en cachette

déjà la fuite

et te glisses-tu inconnu

dans les luttes de mes mains ?

sais-tu, comment chantent les anges,

quand on se sert de la jambe du sommeil

comme marteau ou pierre, pour briser

son emprisonnement ?

connais-tu la force des images

sur les raies et la parole

sur le lieu des nervures nouées ?

combien déjà si loin es-tu parti

du berceau de mes doigts,

toi étranger patron des gardiens ?

La lune, le soleil des chiens,

me bafoue, quand je suis allongée,

ratatinée et déployée,

glacée jusqu’aux os et brûlée.

11

alors c’est cela l’illumination ?

on apprend à compter les bouffées de son souffle,

pendant que l’on épluche les pommes on t’observe,

et à chaque heure du repas

on roule soi-même, pour toi, son cœur au travers de la porte.

Déjà de la seconde fontaine de mes yeux

monte aussi une étoile de la faim,

fleurit vert, meurt rouge, et tombe en noyau

noir dans la mauvaise graine.

une épine traverse

mes jambes crucifiées presque déjà boiteuses,

la langue à un goût d’ergot

et ni faim ni soif ne peuvent l’apaiser.

Ensuite s’élève au cerveau

une jeune lune à la maigreur de chaume -

Si tristement passe l’illumination.

(fuseau dans la lune,1959)

12

souvent il me semble, que la terre

se retire maintenant de ma vue dans la légèreté de son souffle,

et à la place apparaît un paysage étranger,

comme une pictographie, autour de chaque vision.

je sais encore parfaitement les noms de tant de choses

et je dis : Nuage, vent de rosée, poirier, Lune ! -

mais à chacun s’attache la même douceur,

comme avant seulement l’image de ma mère morte.

et aussi cette nouvelle contrée est fermée,

comme un jardin, qu’un maître habiterait,

et qui m’attendrait pour des temps bien plus tardifs.

cela me laisse dans un isolement encore plus total,

cela me soulève hors de moi-même,

pour accomplir des actes familiers dans cet espace,

dont la terre se retire dans la légèreté de son souffle.

(fuseau dans la lune, 1959)

13

à présent il est tard et tôt en même temps,

on devrait penser au sens de cela,

à ce qui fut jadis et viendra plus tard

et constamment brûle dans le foyer de la fontaine.

le village appartient à la mer des mondes,

comment pourrais-je conserver ma part ?

un grain de givre rugueux fond déjà

au coin de l’œil, sans sel.

sans doute qu’un bâton de gui

m’accordera librement une baie ?

la peur du crabe est accroupie dans l’arbre

et dévore ensemble le tôt et le tard.

le sauveur ne descendra pas de l’arbre,

son salut appartient au monde entier

et transforme ma marche pleine de vertiges

en un raide chemin de croix.

Je dois revenir au travers du tard et du tôt,

mais je ne sais où rentre,

car je ne peux réfléchir

à cela, à ce qui te brûle avant et après.

(le cri du paon,1962)

14

seulement à la troisième bourrasque de vent noire comme nuit

elle accepta de se changer

en une chose sans haut ni bas

dans la corde sans commencement ni fin

au milieu de l’angoisse de mort.

Au matin deux étoiles changèrent de place

vers l’unique endroit au bord de la terre,

où le ciel commençait doucement.

Par-dessus cela roulaient beaucoup d’yeux humains

dans des peaux de hérissons, sur le chemin

qui ramène à la terre.

vraiment il ne restait qu’à l’ envoûtée

rien que la corde et le coupant de la lune.

(le cri du paon,1962)

15

avec des noyaux d’yeux jaunes et rusés

avec des cheveux tourbillonnants magnifiques

épis inclinés

s’avance mon Dieu avec l’enfant et les années d’allégresse

et toutes les étoiles mendiées,

dans un pays derrière sept fois du brouillard.

sous le garrot je m’étouffe encore et toujours

et je frotte les lanières sur la pierre des peines,

elle est trop naïve pour servir un outil

à mes membres désespérés.

la lune monte et descend comme une folle

comme une pierre à aiguiser comme une faucille comme un sabre turc,

elle pourrait m’aider, mais elle désire

la même paire d’yeux rusés

sous la magie savante de l’épi,

qui attrape et dompte et enchaîne.

le soleil aussi en compétition avec pluie et vent

me jette vers mon Dieu, dont les traces de pas

sont déjà en pleurs et dispersées par le vent et prises dans les orties.

(le cri du paon,1962)

16

la nuit passe devant moi étrangère

dans la lumière de la lune et dans l’obscurité

le vent, qui m’arrache des branches,

me laissa à nouveau libre, chagrinée,

et ne me donna aucun nom.

une pierre avec l’amen du feu

me raconte presque tout d’une étoile

et qu’elle-même dans son intérieur

contenait le grand Seigneur.

alors je me levais et lissais respectueusement tous les bogues devant moi

et je priais la pierre : laisse-moi me réchauffer un peu en toi !

mais elle répondit : réchauffe-toi toi-même !

et elle brûle en retournant à en elle-même

et elle n’est plus sur terre.

Ainsi cela se passe avec chaque objet,

et même l’arbre où je suis pendue

préférait porter des corneilles et des corbeaux.

17

je veux partager le pain avec les fous,

chaque jour prendre un morceau de la grande épouvante,

et aussi entendre la cloche de ces cœurs,

là-bas, où niche la colombe

et y trouve un maigre refuge

dans le désert au-dessus des eaux.

Longtemps je fus comme pierre logeant

au fond des choses.

mais j’ai entendu la cloche

parlait à voix basse de mon mystère,

le mystère des poissons volants.

j’apprendrai à voler, à nager

et laisserai la petite pierre parmi les pierres,

et la mélancolie se coucher dans la nacre,

mais j’éleverai la colère et la misère.

mes ailes sont plus vieilles que ta patience,

mes ailes ont volé au-devant de mon courage,

qui prend sur lui la folie.

je veux partager le pain avec les fous,

dans le terrible désert de la colombe,

où la cloche partage en trois la grande épouvante

pour que trois fois sonne ton nom.

(fuseau dans la lune,1959)

18

je t’ai plongé dans ma colère !

maintenant tu es fait d’acier par-dessus la terre

et en dessous cognent tes racines

doucement au travers du crissement des pierres.

Ne m’apporte pas de blé ! je ne t’ai point fait d’acier

pour devenir rassasiée ou endormie,

à moi revient la moitié de cette pomme,

qui mûrit dans les branchages de l ’arbre à couleuvre.

Épée ou lilas - tu n’es des deux que la moitié !

je veux projeter en haut ton tranchant

et devenir sœur tendrement avec la terre

et chercher Dieu, comme il me cherche.

Il t’a trois fois plongé dans mon cœur

et t’as ordonné de le contredire -

mais moi je t’ai trempé dans l’acier de la colère;

Porte la moitié de ma pomme à son Fils!

(fuseau dans la lune,1959)

19

dans les vertèbres rougeoie une lumière qui monte,

devant les yeux une nuit jaune genêt,

le sommeil se tient odorant et oint,

dans l’antichambre de son hommage,

et attend de-ci de-là

le temps du rêve devenu fou.

L’artère du cou, apparentée à la lune,

coupe en deux et en quatre mot après mot,

le cerveau tremble des temps de la faim,

et tombe duveteux comme le barbe de Judas

À travers la lumière jaune genêt.

À travers la lumière de genêt

de l’échelle de Jacob

le soleil monte et descend et monte

avec des joues tachées de tâches noires,

avec des violents battements d’ailes,

qu’aucun rêve ne rend fou.

Le sommeil tourne odorant et oint,

son regard fermé à clé

vers un nouvel arbre de Judas.

(le cri du paon,1962)

20

j’ai banni ton ombre et la mienne

dans la noisette habilitée

pour qu’elles puissent attendre le Jugement Dernier,

pour qu’elles se souviennent des nuits les plus anciennes

afin de vouloir leur guérison.

Quand maintenant le soleil pénètre dans la chambre,

le front de la nuit s’incline étonné

dans mon miroir aveugle

devant mes multiples espoirs.

J’espère sous le noisetier,

j’espère par-delà le toit en mousse

j’espère si fort et si haut et si fort

que mon ouïe en carillonne fort.

21

depuis aujourd’hui mais pour toujours

depuis aujourd’hui mais pour toujours

je sais cela: la terre est vraiment chaude - ;

je remets les orties dans le feu

et le hérisson dans ses piquants.

Depuis aujourd’hui tout est mon ange gardien

et tout le monde entier un berceau de prairies,

dans lesquelles nous précipite le vent pour nous secouer tous ensemble

et nouer nos souffles.

Autres traductions

J’ai souvent l’impression que la Terre

se dérobe à ma vue dans un souffle

et qu’un paysage étrange la remplace

telle une idéographie, autour de toute vision.

Je dis : Nuage, Rosée, Poiriers, Lune ! –,

mais à chacun s’attache la même douceur

qu’avait jadis l’image de ma mère morte.

Et la nouvelle contrée aussi est close

comme un jardin qu’habiterait un Maître

qui m’attendrait pour bien plus tard.

Cela me laisse dans un isolement si total

que je me soulève parfois hors de moi-même

pour accomplir quelque action familière dans l’espace

dont la Terre se retire dans un souffle

Christine Lavant, « Fuseau dans la lune », 1959, in Les Etoiles de la faim, choix et traduction de l’allemand par Christine et Nils Gascuel, Orphée/La Différence, 1993

dans les vertèbres monte une lueur,

devant les yeux une nuit jaune genêt,

le sommeil se tient, oint et parfumé,

dans l’antichambre de son acceptation,

et fait les cent pas, attend

le temps du rêve affolé.

L’artère du cou, cousine de la lune,

coupe chaque mot en deux, en quatre,

le cerveau tremble de famines,

et tombe floconneux comme barbe de Judas

À travers la lumière jaune genêt.

À travers la lumière de genêt

monte et descend et monte encore sur le chemin de Jacob

le soleil aux joues tâchées de noir

au violent battement d’ailes,

qu’aucun rêve n’affole.

Le sommeil oint et parfumé, tourne,

son regard recroisé d’énigme

vers le nouvel arbre de Judas.

extrait de « le cri du paon »,1962 in Les Étoiles de la Faim, choix et traduction par Christine et Nils Gascuel, Orphée :La Différence, 1993

Bibliographie

bibliographie en français :

les étoiles de la faim, Christine et Nils Gascuel Orphée1993, plus disponible

L’enfant, Éditions Lignes, Léo Scheer 2006.

bibliographie en allemand :

Das Kind. Salzburg-Wien: Otto Müller Verlag, 2000.

Das Wechselbälgchen,, Salzburg: Otto Müller Verlag, 1998.

Herz auf dem Sprung. Die Briefe an Ingeborg Teuffenbach,, Salzburg: Otto Müller Verlag, 1997.

Die Schöne im Mohnkleid. Erzählung, Salzburg: Otto Müller Verlag, 1996.

Kunst wie meine ist nur verstümmeltes Leben. Salzburg: Otto Müller Verlag, 1978.

Nell. Vier Geschichten, Salzburg: Otto Müller, 1969.

Der Pfauenschrei. Gedichte, Salzburg. Otto Müller: 1962.

Wirf ab den Lehm, Graz und Wien: Stiasny Verlag, 1961.

Spindel im Mond. Gedichte, Salzburg: Otto Müller, 1959.

Die Bettlerschale. Gedichte, Salzburg: Otto Müller, 1956.