Dominique Sampiero
La poésie de l’évidence sauvage
Je retrouve mes larmes comme mes propres enfants, le plus fragile de moi-même ne m’effraie plus, au contraire, je me laisse envahir, et la pluie, au-dedans comme au-dehors, lave ce que je ne sais ni de moi ni du monde, et qui me brûlait le cœur.
Lire Dominique Sampiero est s’embarquer dans les îles sous le vent des mots, voyager entre émotion à fleur de peau et sensualité concrète. Entre larme et sperme, les retrouvailles sont nombreuses. L’homme Sampiero est ainsi fait qu’il peut fondre en larmes contre vous un soir de lecture, ou arpenter le corps immense de la femme dans son écriture.
Il est tout entier dans chacune de ses humeurs. Son écriture est une étreinte. Il fait monter en graine les images par le désir de sa langue.
Certains cisèlent des phrases superbes à déposer près de la cheminée, les soirs d’hiver de l’âme. Leurs mots gardent la pose après eux. Ils ne bougent plus, montrant toujours leur profil le plus avantageux. Ils n’en finissent pas de soupirer, pour enfin minauder.
Ceux de Sampiero bougent encore, se demandent parfois où ils vont et "s’écrivent tôt le matin", pour se fondre dans la rosée. Sampiero ne s’est pas évanoui dans la petite éternité de la poésie. Il s’est colleté au monde, a voulu le rendre plus fraternel et juste.
Il connaît la condition ouvrière, la condition humaine. Fils de cheminot ; très longtemps instituteur, scénariste du quotidien pour Bertrand Tavernier, il ne triche pas, il ne se penche pas du haut de ses talons rouges sur la souffrance humaine.
Il a sa part au milieu de lui, elle sait le rappeler à l’ordre quand il se croit au cœur de la vie.
Sampiero est fragile et transparent. Il sait ce que veut dire aller de nulle part vers nulle part
« Il ne faut pas s’accrocher aux morts, il faut les laisser s’envoler ».
Sampiero laisse s’envoler comme des ballons bleus vers le ciel bleu ses mots. Il les suit un peu du regard et attend qu’un vent propice les ramènent vers son lecteur. Sous la pluie battante des jours, par-dessus les mains coupées de la terre il essaie de dire une phrase après l’autre, doucement avec l’entêtement d’un gars du Nord, lui l’enfant de l’Avesnois. Qui est Dominique Sampiero ?
Une vie construite pierre à pierre, mot à mot
Né le 15 novembre 1954 au Quesnoy, il s’est construit, pierre à pierre, source après source, un nom d’écrivain. Instituteur dans le Denaisis, directeur d’école maternelle, il a derrière lui de nombreux recueils, quelques solides inimitiés, une collection de prix, une réputation de soufre et de mystère, un regard grand ouvert.
Il ne tient pas journal, il ne bat pas tambour, il dit « comme cette nuit tombée du corps », il dit et parfois l’air lui manque devant les paillettes de beauté parfois arrachées au monde si dur. Il veut nous les montrer, en pleurant de ce miracle des gueux des mots. Il a pris le dessus sur le silence, sans réveiller les gens, les gens d’ici, les gens de partout.
Dans son pays d’orages, de pluies traversières et de colère, il sait caresser les visages « inclinés et immobiles ».
Il sait aussi la chasse à courre des mots perdus, comment traquer les images comme un gibier. Comment les ramener à la maison, comment ensuite faire silence autour. On se sèche ainsi de toutes ses larmes, ou l’on s’y noie. Et Sampiero pleure parfois comme un enfant, comme lors de notre rencontre à Toulouse, il ne pleure pas par sensiblerie mais par générosité envers ses semblables, par la joie qu’il a d’être lu et parfois compris.
Son écriture est très sensuelle, sexuelle aussi, poème et prose se confondent comme dans son pays du Nord le ciel et la terre.
Sampiero a beaucoup écrit, sur les peintres, sur quelques poètes (Bernard Noël), sur la mémoire cachée derrière les volets de tous nos villages intérieurs, Il a appris des peintres la lourde matière pour emprisonner le réel et l’invisible. Il connaît le chemin vers les vieux puits, les vieilles tables en bois, les nudités de lait des femmes. Ses livres sont autant l’histoire d’une parole reconquise sur la misère et la haute culture, que du doux envahissement de la poésie. Se taire ou bien parler pour vivre ? :
Celui qui ne parle pas ne sait pas ce qu’il sait. Tout ce qui est su en lui est plus grand que lui.
Mais les mots tressés l’un à l’autre font reculer la nuit.
Les cahiers s’empilent et protègent l’autre côté de la lumière, là où mot à mot je renonce au monde, et pourtant le monde est là, sans tentation, sans désir.
Sampiero parle autant pour les autres que pour lui, cette parole arrachée, soulevée depuis la pâte des jours, il en fait lumière pour tous. Pourtant il sait que « Le ciel est hésitant. Il n’a pas réglé tous ses comptes avec la lumière ».
Il sait que notre société empile les marchandises et les rebutants, ces pauvres types qui mendient leur survie et que personne ne regarde, car nos yeux sont sur les vitrines de la consommation, plus sur les visages des hommes. Ces noyés dans nos rues, dans les métros viendront un jour se venger. Pourtant : « C’est peu de chose un regard mais le monde y tient. ».
Une présence au monde
Nous ne sommes plus regard.
Il va vers les sillons de la vie, la fente des femmes. Son écriture est lumineuse et trace « une petite éternité d’un sourire ». Il se veut à hauteur des frères humains qui en même temps que lui vivent. Sa peur du vide le fait s’avancer dans les bras des villages, sur les genoux des survivants. Dans l’épuisement de l’écriture, dans cette nécessité de tous les jours, mettre bas à des phrases dans ses carnets, il doit y avoir une survie permanente.
Quand dormirai-je comme je vis ? Quand vivrai-je comme je dors ? Uni.
Larmes, visages et sexes traversent ses livres pour s’en aller vers la rivière une torche à la main. Tout livre sera pour lui une étreinte blanche, un lien vers l’invisible. Il semble nous dire :
Que tout soit tranquille entre sueur et larmes à nous qui n’avons pas cru en nos naufrages. La nuit est couverte de lait amer. Les nuits sont couvertes de sans sommeil, leur rosée d’amertume.
Bonne chance au chant qui se soulève !
D’autres devront pourtant s’aimer et rester en vie et les noms perdus se penchent sur nous. Si souvent on veille des miettes de vie déjà mangées par les oiseaux et dans les chambres inoccupées de nos vies ne restent que les lits défaits, les draps froissés.
La neige tombe très tôt cette année. On la voit déjà dans nos têtes. Ces paysages s’enfuyant dans l’éphémère ! Ne rien pouvoir retenir. La tuerie du temps est lâchée. Les portes de personne nous mangent déjà. La lune tire, tire sur ses amarres. Les cordes tiennent bon et hurlent à la fois. La terre alors bascule. Ainsi de nos vies sans doute.
Voici ce qui me passe par la tête en lisant Sampiero. Sampiero marche avec la lampe frontale de l’amour. Il pose des fleurs dans les mémoires floues. Il lave nos visages de nos visages. Maintenant la pluie peut passer
Les chambres de la peau sont ouvertes.
Lire Sampiero c’est comme une enfance revenue près de nous, qui nous jette des pierres, qui nous donne des framboises.
Sampiero revit toujours « la course de l’enfant dans le jardin courant vers le vieillard assis sur le banc, pour savoir son visage, pour savoir son nom ». Ce qui nous est donné à lire est l’histoire de cette course. Entre attente et abandon. Il parle avec « sa bouche de lumière, sa bouche première » faite de la légèreté de la pluie. De la conscience aussi de la gravité des mots et du tragique de la vie qu’il ne faut franchir que soulevée. Homme de transmission, il sait tout de ce devoir sacré:
Que l’homme soit érudit ou illettré, moine ou paysan, lui incombe une tâche identique, celle de s’accomplir et, à sa mesure, de recréer le monde.
Chacun de ses livres est « une sorte de présence au monde où le plus important est de parler aux autres. »
Alors il se bat contre la violence et la dictature du langage, contre l’oppression des cultures majoritaires, pour qu’aucun grain ne soit perdu.
J’écoute le bruit que fait mon sang, et la pluie battante. Je recrache le goût de la terre. J’attends la nuit pour me délivrer encore de toutes ces forces.
Sa fièvre lyrique veut que nous passions notre main de lecteur sur le front brûlant de ses livres.
Germes et eaux vives sont ici offerts, une fraîche évidence.
Gil Pressnitzer
Choix de textes
Elle coiffe la neige. Elle peigne de très longs cheveux qu’elle a eus, très jeune, tout blancs. C’est son immensité apprivoisée, couchée, soyeuse, au bout des doigts. C’est tout son amour devenu cette grande eau calme, sa chevelure. Elle coiffe la neige comme un hiver reçu en pleine poitrine, elle coiffe toute sa mort comme une présence dont elle n’a plus peur, dont elle n’a plus rien à craindre, à dire ().
Le ciel et l’étreinte
« Un visage d’enfant est comme un miroir. Tout brûle, la tristesse, la sagesse. Et de ces feux monte un éclat de rire. Une fraîcheur. L’enfance passe de l’orage à l’averse, de la face grimaçante au sourire de béatitude, comme si l’argile de son front était pétrie par l’eau, l’air, les doigts de la lumière. La pauvreté parfois y creuse des cernes.»
En la vacuité l’écriture est au carrefour des contraires, quelque chose se noue en l’âme de l’écrivain, son écrit lui survit dans les songes du lecteur. Étrange alchimie des mots en vérité qui vous transportent, qui, à la lecture, vous semblent des ports inabordables, et deviennent tout à coup, quand la plume s’agite à son tour sur la page, des havres où puiser l’essence de notre humanité. On se laisse alors bercer par ce rêve qui nous traverse des origines à nous-mêmes, chaque page tournée s’inscrit en lettres de feu dans nos aridités désertiques. Chaque livre devient de la sorte le livre à lire pour notre survie.
entretien avec Bernard Noël
« La poésie chuchote le lieu. Mais l’arbre aussi. L’insecte. Le caillou. Le nuage. L’eau. Le feu. L’abeille et le pollen. Tous chuchotent les uns dans les autres et continuent de pleurer, de se croire seuls, séparés, abandonnés, jusqu’au moment où le lieu à nouveau les traverse, puis se traverse lui-même. Genèse et apocalypse se sourient. Dehors les chiens, les sorciers, les impurs, les assassins, les idolâtres et celui qui s’est plu, un jour, à créer le Ciel et la Terre ! Dehors celui qui dedans se tait puis tout à coup s’exclame et parle à notre place par notre bouche. Dehors celui qui se trompe pour aimer l’homme dans son erreur et toute présence dans son envers. Dehors enfin tout le dedans et sa Toute Splendeur de vacuité. »
Celui qui dit les mots avec sa bouche (éditions L’Arbalète/Gallimard)
Tu dis « n’écris jamais une phrase dans sa
fatigue, sache te taire quand cela commence,
aime ta maladresse, laisse-la t’accomplir.
Les pages de soleil aveuglent, brûlent les
lèvres. Endors-toi, confie ta vigilance, les
mots connaissent le chemin sous le ciel. Par le
trou de ta mort, une langue ouvre les paupières. Écoute la fin de tout, la mesure dérobée. L’espace de nouveau s’unit à la salive.
Le livre n’a plus besoin de mots. »
Tu dis « apprends-moi » et je ne peux
t’apprendre qu’à franchir, à t’abandonner à la patience, à l’endormi, à la
véranda de la parole. Je ne peux t’apprendre que l’immense plateau et ses
très hautes voix, la montagne de la brebis qui parle, le rythme chaud. Peu de choses en somme, mais venues
de très loin.
La fraîche évidence (Lettres vives)
La parole est inquiétante en cela qu’elle dérobe
ce dont elle semble nous convaincre. Mais il faut
à chaque fois donner une forme, inventer un achèvement, dans la honte de ne savoir rien faire d’autre.
Évidemment ce sont les lèvres, la forêt, l’écluse,
et on y entre à ne répéter que soi, à faire des
gestes maladroits, à tourner comme un derviche, à
heurter chaque fois son corps aux parois, en se
blessant, il fait si blanc dans ce ventre.
Mais cela n’apaise, ne résout rien. Ces lèvres-là
sont muettes, elles sont comme une ride à la surface
de l’eau.
On murmure, on résonne, on ne franchit jamais le
seuil.
La branche n’a pas grand-chose à dire mais sa
parole sent le lilas.
La claire audience (Cherche-midi)
Il suffit de poser le oui bien à plat devant soi, sur la table
ou la page, peu importe, un oui en forme de fruit, de
pas-grand-chose, bouquet de fleurs, d’éteules, miettes de
nuages sur un buisson, grain de blé, brin d’herbe, un oui
qui ne se voit pas, qui ne croit en rien d’autre que lui-même,
décision simple, geste intérieur, comme aller au-devant,
ouvrir grand les portes, les fenêtres, la phrase ensuite s’occupe du reste.
Je cultive ce oui depuis mon enfance. On a tenté de me l’arracher De le recouvrir et de l’enfouir
Y renoncer, alors que je
ne sais encore rien de lui, ni son nom ni sa forme, eût été
m’aveugler du dedans, me crever les yeux de l ’âme.
Ce oui ne m’a jamais quitté. Je ne peux pas dire grand -
chose à son sujet. II a parfois un visage de femme. D’autres
fois, c’est un parfum. Une façon de marcher dans l’herbe, la
campagne, le vide dans les poches.
l’idiot du voyage (éditions L’Arbalète/Gallimard)
Bibliographie
Chez Verdier
Lumière du deuil, 1997
Le Dragon et la ramure, 1998
Chez d’autres éditeurs
Les encombrants, Grasset, 2009
Le rebutant – Gallimard, 2003
Le ciel et la terre – Folio
L’odalisque - Flammarion 1999
Contes de la page claire, poèmes, Alfil, 1999
Le Ciel et l’étreinte, poèmes, Lettres Vives, 1999
Ça commence aujourd’hui, scénario, Mango, 1999
Le Temps captif, Flammarion, 1999
La Chair de l’image, avec Patrick Devresse, Paroles d’aube, 1999
Épreuve de l’air, poèmes, éditions du Laquet, 1998
La Chambre au milieu des eaux, poèmes, Lettres Vives, 1998
L’espace du poème, entretiens avec Bernard Noël, POL, 1998
Retour au sang, poèmes, Lettres Vives, 1997
Les Pluies battantes, poèmes, Lettres Vives, 1996
Centre ville, poèmes, Paroles d’Aube, 1995
Lettre par la fenêtre, poèmes, Dumerchez, 1995
La Claire audience, poèmes, Cherche-Midi, 1995
La Fraîche évidence, poèmes, Lettres Vives, 1995
Histoires à deux.Ou presque, nouvelles, La Bartavelle, 1995
La Vie pauvre, poèmes, La Différence, 1992. Prix Max-Pol Fouchet
Terre pour une légende, poèmes, Cheyne, 1991. Prix Kowalski
L’Homme suspendu, éditions Kupfermann, 1989
Pluriel Silence, Unimuse, 1988
Sève, la nuit des Sources, Cahier Froissart, 1987