Eugène Sue
Chirurgien par tradition, romancier par désœuvrement
D’abord, il ne s’appelait pas Eugène, mais Marie-Joseph, en souvenir de sa mère, Marie, et de Joséphine Tasher de la Pagerie, épouse Beauharnais, épouse Bonaparte, qui le tint sur les fonts baptismaux le 26 janvier 1804, quatre mois avant de devenir impératrice des Français. Mais pour renouer avec la tradition paternelle, qui devait faire de lui, non seulement un chirurgien, mais un farouche anticlérical, il préféra plus tard échanger ce prénom doublement compromettant contre celui, plus viril au demeurant, quoique tendre et plaisant aux oreilles des femmes, celui de son parrain, Eugène de Beauharnais.
Car la famille Sue avait des relations. Le père d’Eugène était non seulement professeur d’anatomie à la Faculté, mais chirurgien-chef de la garde consulaire, puis impériale. Il fut plus tard attaché à la maison militaire de Louis XVIII. D’ailleurs, tout le monde était chirurgien chez les Sue, exactement comme, de l’autre côté du Rhin, tout le monde avait été musicien chez les Bach. Le grand-père d’Eugène avait été professeur à l’école de médecine, chirurgien à l’hospice de la Charité, professeur d’anatomie aux Beaux-Arts et médecin de la maison de Louis XVI. Son bisaïeul, professeur de médecine légale et bibliothécaire à la Faculté. On n’en finirait pas de les citer tous : ils furent quatorze de la même famille, en moins d’un demi-siècle et demi, à manier le scalpel et la scie à découper.
Le « beau Sue »
Au sortir du collège, où il s’était fait un ami d’Adolphe Adam, le futur compositeur de « Si j’étais roi » et de trente et un autres opéras un peu moins célèbres, Eugène entre, sur les directives de son père, comme sous-aide chirurgien à l’hôpital de la maison du roi (car, pendant qu’il étudiait, l’Empire était tombé). Étudier, c’est beaucoup dire. Sa véritable nature s’était révélée très vite.
Le « beau Sue », comme l’appelaient ses camarades, n’avait qu’une passion : l’élevage des cochons d’Inde. Il en dérobait au laboratoire paternel et les nourrissait en cachette au collège. Plus tard, il ira souffler leurs femmes aux ministres et aux généraux, et les installera, plusieurs à la fois, dans quelque palais qu’il se sera fait construire en plein cœur de Paris. Il y avait du vrai dans le calembour de ses condisciples : Eugène était beau. « Des yeux admirables, dit son ami Legouvé ; une forêt de cheveux noirs comme le jais, des sourcils pleins de caractère, des dents charmantes dans une bouche très fine. » Eugène le savait. « Dommage, j’ai le nez canaille… » ajoutait-il. Simplement le nez… Il était modeste.
Comme, au bout de peu de temps, il est criblé de dettes et qu’il se met à boire, son père l’oblige à s’engager. Eugène part donc en Espagne avec le corps expéditionnaire français, au secours de Ferdinand VII. Il revient au bout d’un an, sans rien dire à son père, et se lance dans le commerce des vins. Il a 20 ans. Mais la chance est contre lui : un jour qu’il se promène en brillant équipage, son phaéton renverse un vieillard. Celui-ci se relève, s’approche de la portière, brandit sa canne, et reconnaît son propre fils. L’explication n’en fut que plus sévère.
Invitation au voyage
On l’envoie cette fois à l’hôpital militaire de Toulon - toujours comme sous-aide chirurgien. L’année suivante, il présente sa démission pour « affaires personnelles qui l’obligent à quitter le service ». On l’accepte sans peine, car il est, précise la réponse du ministre, « facilement remplaçable ».
De retour à Paris, Eugène s’occupe activement de ces importantes « affaires particulières ». Il flirte avec la comtesse d’Agoult, qui écrira bientôt sous le nom de Daniel Stern. Il est reçu par Mme Récamier. Il écrit des articles de théâtre et de mode. Sa vie devient de plus en plus tapageuse. Un beau jour, le père coupe les vivre et le force à s’embarquer sur le Breslau, comme sous-aide chirurgien, bien entendu.
C’est alors l’Asie, l’Amérique, les Antilles : la découverte d’un monde insoupçonné. Eugène est émerveillé par la mer, et il ramènera de ses voyages un goût violent, démesuré, pour l’exotisme. Mais voici bientôt le revers de la médaille : il est à peine revenu à Brest qu’éclate la guerre contre les Turcs, à propos de la Grèce. La flotte franco-anglaise appareille pour la Méditerranée. Le choc a lieu le 20 octobre 1827, à Navarin, non loin des côtes grecques. La bataille fut longue et sanglante. Eugène, mort de peur, s’est réfugié au fond de la cale. On vient l’en tirer, car on a besoin de ses talents ; les blessés sont nombreux. Alors il retrousse ses manches, et officie. « Il fallait le voir opérer, raconte un témoin : toute la maladresse d’un novice, jointe à l’aplomb d’un vieux chirurgien… » On dit qu’il fit à lui seul autant de victimes que les Turcs…
Portrait d’un sybarite
Dès son retour en France, Eugène démissionne et regagne Paris. Il n’en finit plus de raconter cette formidable bataille, et d’exhiber les trophées ennemis, dont il a rapporté de pleines caisses. Et sa vie orageuse recommence. Il n’a qu’une ambition : vivre comme ces princes indiens qu’il a entrevus jadis, juchés sur des éléphants peints. Vivre vautré sur des coussins somptueusement brodés, s’entourer de femmes et de serviteurs, manger dans de la vaisselle d’or, éblouir les sots, exciter l’humeur des jaloux…
Un caprice pourtant : la littérature. Il n’a rien d’autre à faire. Il donne des articles de mode et de « théorie élégante » au Voleur de Girardin. Il compte sur deux choses pour être célèbre : le luxe scandaleux dont il va s’entourer, et sa plume. Or, voilà que son grand-père, puis son père, meurent, en lui laissant une fortune colossale. Il lui faudra huit années pour la dilapider - la femme d’un banquier l’y aidera. Mais quelles années !… Il se fait construire le palais oriental dont il rêvait. Il nage dans l’opulence, festoie, fréquente les cercles les plus huppés, participe à la fondation du Jockey-Club. Avec cela, « ancien régime » jusqu’au bout des ongles : il se fait appeler « baron Sue ».
Et pour se délasser, il écrit. Des comédies d’abord, puis, en 1831, son premier roman, Plick et Plock, et Atar Gull, « roman maritime ». Le succès est immédiat. On parle de lui comme d’un Fenimore Cooper français. De 1837 à 1840, il écrit quelques romans historiques, puis des romans de mœurs, dont Arthur. Avant même que ne paraissent ses chefs d’œuvre, Les Mystères de Paris et Le Juif errant, l’Europe entière salue en lui l’égal d’un Dumas et d’un Balzac…
Coup de barre à gauche
Mais une série de petites aventures allaient bientôt changer la destinée de notre écrivain royaliste. Laissons Eugène de Mirécourt raconter, en termes délicats, l’incident : « Eugène Sue, gâté par ses triomphes, avait la funeste manie de vouloir exercer sur toutes les femmes le droit de conquête. Il ressemblait à Don Guzman et ne connaissait point d’obstacle. Admis chez une très noble duchesse, et prenant ses bontés pour de tendres avances, il croit avoir touché son cœur, se précipite à ses genoux, lui adresse une déclaration brûlante et s’oublie dans son enthousiasme amoureux jusqu’aux témérités les plus coupables. La duchesse se lève et sonne ses gens. Deux domestiques robustes, galonnés sur toutes les coutures arrivent à cet appel. Vous allez, dit la grande dame, prendre Monsieur au collet. Puis vous le conduirez jusqu’à la porte de l’hôtel. Elle accompagna ses paroles d’un geste impérieux. L’ordre reçoit son exécution et, dès ce jour, Eugène Sue devint archidémocrate et socialiste à tout rompre… ».
Ajoutons qu’il fut également éconduit par une petite-nièce de Mme de Maintenon, qu’il avait demandée en mariage. Bref, personne n’ignorait que le baron Sue était un faux baron et, tout riche qu’il était, les nobles aimait bien qu’il gardât ses distances…
Au service du peuple
Il conçut alors une terrible vengeance. On allait voir ce qu’on allait voir ! Puisque la noblesse le rejetait, il allait mettre sa plume au service du peuple. Il milite aussitôt à « La Phalange » et à « La Démocratie pacifique », deux feuilles d’extrême-gauche. Il tire à boulets rouges sur l’aristocratie, il prêche la révolte et l’anarchie… Mieux encore. Il conçoit un roman populaire. Lui qu’une mauvaise odeur ferait presque tomber en syncope, il décide d’aller explorer les bas-fonds de la société. Il se déguise en ouvrier pour aller dans les bouges. Il fréquente les prostituées, se lie avec des souteneurs, visite les hôpitaux et les prisons. Change-t-il pour autant son genre de vie ? Pas du tout. Sentant le vin et couvert de plâtras, il rentre au petit matin dans son palais, se lave, met du linge propre. Douze servantes vêtues à la grecque ¬- c’est un euphémisme !¬ - sont là pour l’accueillir. Puis un domestique lui apporte sur un plateau d’or ciselé une paire de gants beurre frais, qui lui est absolument indispensable pour écrire. Il en change d’ailleurs à chaque chapitre. Et il fait savonner les pièces de monnaie qui traînent dans ses poches.
Les « mystères » de la vengeance
Le 19 juin 1842, Les Mystères de Paris paraissent en feuilleton dans le Journal des débats. Le feuilleton est un genre nouveau, inventé par Eugène Sue lui-même, semble-t-il, pour la parution, en 1838, dans Le Siècle, de son Journal d’un inconnu. La publication des Mystères durera jusqu’en octobre de l’année suivante. Ce n’est plus du succès, c’est du délire. De Louis-Philippe aux ouvriers, tout le monde lit les Mystères. L’ouvrage devait avoir la valeur de deux volumes : publié en librairie, il en occupera dix. Le Journal des débats décuple son tirage. Une pluie d’or tombe sur l’auteur, qui depuis 1838 ne vivait plus que de sa plume. Balzac s’indigne d’une telle richesse, « moi qui en aurait tant besoin… » soupire-t-il.
Si Eugène Sue, ancien prince de la jeunesse dorée, devient l’idole des faubourgs, la haute société, elle, frémit sous l’ampleur du scandale. Car Eugène est allé jusqu’au bout de sa vengeance. Ses anciennes maîtresses, dont la duchesse de Lucenay et la comtesse d’Harville, se reconnaissent sous des aspects peu flatteurs. On proteste contre cette « œuvre crapuleuse », contre ces « infamies caractérisées ». Les Mystères sont attaqués en chaire. En vain. Rien n’y fait. Le succès grandit de jour en jour. On vient réveiller l’auteur pour connaître la suite des aventures de Rodolphe, du Chourineur, de la Goualeuse, de Couche-tout-nu, de Bacchanal, de Nini-Moulin, de Basquine, de Djalma… Comment expliquer un tel succès ? Il y a d’abord l’imagination débordante de l’auteur et sa puissance de travail.
Mais aussi le fait qu’il aborde tous les problèmes de l’heure : prostitution, exploitation de la femme, de l’enfant, de l’ouvrier, divorce, législation pénitentiaire, etc. Il le fait sans ordre, sans logique. Il ne disserte pas, il n’analyse pas. Peu importe. Il est, malgré lui, l’écho sonore des classes les plus déshéritées. Il aide les gens du peuple à prendre conscience de leur véritable condition. Et de partout, d’Allemagne, de Pologne, de Russie, d’Autriche, d’Angleterre, les lettres affluent : elles émanent d’un simple ouvrier comme d’un mouvement révolutionnaire.
Les trois Eugène
Eugène se partage maintenant entre trois personnages. Et c’est vraiment le génie de cet homme, égoïste, orgueilleux, écrivain vulgaire et médiocre politicien, que d’avoir su mener jusqu’au bout, avec une déroutante virtuosité, cette triple existence. D’un côté, il s’encanaille, apprend l’argot, se fait passer pour peintre en décors et fréquente les bas quartiers de Montparnasse. De l’autre, il fait de la politique : du socialisme, il évolue peu à peu vers le fouriérisme absolu et Le Juif errant, qui paraît en 1847, est un tableau idyllique de la société communautaire. Le succès égale celui des Mystères.
Les libéraux belges frappent une médaille en l’honneur d’Eugène, et le livre est distribué gratuitement au peuple. Pendant ce temps, l’auteur fait sa propagande électorale : les élections der 1848 approchent. Il fonde une feuille, Le Républicain des campagnes, qu’il distribue gratuitement au peuple. Il se présente dans le Loiret. Il est battu. Mais deux ans plus tard il est élu député de la Seine. Plusieurs tendances se partagent alors la gauche : le communisme « icarien », le communisme parcellaire, le communisme phalanstérien de Fourier. Sue est pour les solutions extrêmes. « On appelle socialistes, dit-il dans un discours véhément, des gens qui, douloureusement frappés par l’atroce misère où sont plongés le plus grand nombre de nos frères, ont cherché, cherchent et ont trouvé le moyen d’assurer le bonheur de l’homme par son travail. Et les socialistes les plus redoutés sont les communistes, parce qu’ils veulent le bonheur de tous… »
Enfin, quand il n’est ni à Montparnasse ni à la Chambre des députés, Eugène est chez lui, en son palais oriental. Il vit en pacha socialiste, en Mahomet occidental. Comme au temps de sa jeunesse, il invente des sujets de dépense avec autant de facilité que des sujets de romans. « Personne n’a droit au superflu si quelqu’un manque du nécessaire… » ose-t-il s’écrier un jour à la Chambre…
Et il était sincère. Le luxe lui était aussi nécessaire que l’eau et que l’air. Et il écrit, il continue d’écrire des romans démesurés. Il a avec le Constitutionnel un contrat de quatorze ans : 100 000 francs par an. Mais quand paraissent Les Sept Péchés capitaux, le directeur se reconnaît dans le personnage principal de « La Gourmandise ». Sue ne veut pas changer une ligne. On le chasse. La Presse et Le Siècle se partagent alors la publication de ses œuvres, que Sainte-Beuve traîne systématiquement dans la boue. De Mirécourt affirme, du vivant de l’auteur, qu’on n’en parlera plus dans vingt-cinq ans…
Mais l’Histoire avance à grands pas. Quand le prince Napoléon, le petit-fils de sa marraine, est élu à la tête de la République, il le traite de « président ridiculement incapable ».Le 2 décembre 1851, il proteste violemment contre le coup d’État. On l’emprisonne au Mont-Valérien et on le condamne à l’exil. Napoléon III le gracie. Eugène refuse la grâce… Il part pour la Savoie, qui n’était pas encore française. Ainsi mourut à Annecy, le 3 août 1857, Eugène Sue, qui avait été chirurgien par tradition, devenu romancier par désœuvrement, pittoresque bourgeois gentilhomme qui s’était fait socialiste pour se venger des femmes…
Michel Roquebert, août 1957
Bibliographie
Arthur, romain contemporain (1839)
Mathilde, romain contemporain (1841), l’édition de 1845 est illustrée par Célestin Nanteuil
Les Mystères de Paris (1842-1843)
Le Juif errant (1845)
Les Sept Péchés capitaux (1847-1852)
Mystères du peuple (1849)
La Marquise Cornélia Alfi (1852)
Le Juif errant, réédition de 1983, éditions Robert Laffont, collection « Bouquins »
Les Mystères de Paris, réédition de 1989, éditions Robert Laffont, collection « Bouquins »