Jacques Abeille
La quête sans fin des marges du monde
Nous ne nous transmettons que des légendes qui nous réconcilient, entre nous et avec la terre, sans nous encombrer de croyances ou de préventions. (Louvanne).
Dans les marges de la littérature il est un écrivain qui nous restitue méticuleusement les marges du monde. Ces marges peuplées de statues vivantes que des jardiniers attentionnés cultivent, de Barbares nostalgiques qui ne font que passer et des belles et farouches Cavalières à l’enfantine cruauté, de femmes cachées aux lourds secrets, de légendes affleurantes. Transparente et clandestine sa voix monte comme fumée sur nos jours trop bien réglés, par-dessus les brumes épaisses de nos technologies, pour nous rappeler le surgissement des images et des visions. Messager des outres–mondes, il dépose ses témoignages anonymes comme rêves incarnés, comme carnets des survivants et retour éternel des contes de la terre, des comptes rendus de nos destinées souterraines.
Lui « l’obscur enquêteur » recueille scrupuleusement les récits et les images pour nous les rendre tangibles, nous qui sommes hors les murs de son imagination ou plutôt, comme il dit, de ses affabulations, de ses romans organisés comme des cérémonies secrètes. Il semble le gardien d’océans intérieurs dont il ne faut jamais dévoiler l’ultime secret.
Il s’agit certainement du narrateur ou plutôt de l’explorateur Jacques Abeille qui se veut anonyme, laissant à la première personne le soin d’endosser la responsabilité et la culpabilité du dévoilement de ces mystères. Ces lointaines contrées aux frontières floues entre nuées et mer étaient sans doute les mers de l’attente et des terres du bout du monde vers lesquelles nous aspirions sans le savoir. Jacques Abeille entrouvre les labyrinthes par son écriture labyrinthique, où nous nous perdons, où nous nous trouvons.
Ces romans brûlent d’un étrange feu blanc, où les énigmes s’avancent secrètes, à moitié dénudées, laissant seulement entrevoir des mondes promis ou à jamais perdus.
Plus vrais que le nôtre, car totalement invraisemblables. Et il nous fait visiter le pays, tout le pays de l’imaginaire.
Aux franges des légendes ses cycles comme celui des Cycles des Contrées posent de nouveaux mythes « devant quiconque sait garder les yeux ouverts ». Et ce cycle est l’œuvre d’une vie.
« Et dans son besoin de gloire, le désir pose l’origine du roman ». (Chroniques scandaleuses de Terrèbre)
Et le désir sous-jacent qui irrigue ses mots pose ces romans des origines.
Quelques stèles pour le narrateur anonyme
Jacques Abeille déjà marqué au fer rouge par la malédiction jetée sur son premier livre les Jardins statuaires, semble porter de nombreux exils sur lui. Exil de la perception, car il est daltonien et fut professeur d’Arts Plastiques.
Il est aussi celui qui est nié dans son identité car dans l’exil de la bâtardise, car doublement bâtard, puis très tôt orphelin. Son nom provient de vrais-faux papiers faits dans la résistance. Puis il est ensuite recueilli par un oncle haut fonctionnaire dont il suit les pérégrinations et les bagages à travers la France jusqu’à l’été 1959, où il débarque à Bordeaux venant de Guadeloupe. Il découvre alors le surréalisme auquel il demeure profondément fidèle, même si son univers est en marge de cette esthétique car il aura « osé commettre des romans », et en plus des romans fleuves ! Il sera l’ami du peintre érotique et provocateur Pierre Molinier et lui-même, entre désir fou et images vibrantes, sera aussi un écrivain érotique sous l’hétéronyme de Léo Barthe. Il a fait des études poussées de philosophie, de psychologie et de littérature, pour finir par nécessité professeur agrégé d’Arts Plastiques. Il est aussi peintre.
Il est né en 1942 et se revendique gascon et non bordelais, car jamais il ne sera admis vraiment dans cette ville.
Ces « tares » de la vision et de l’affection exacerberont une sensibilité extrême : « J’ai transformé le contraste des couleurs en contraste des valeurs ». Et ce sont les valeurs profondes des mondes, le rendu des choses qui échappent aux autres, qu’il aura rendu en plus de trente ans d’écriture au long cours dans ses traversées des territoires en tant que scrutateur, explorateur et narrateur.
Il se pose la question du transfuge, de celui qui n’existe que dans les marges du monde, cherchant toujours sa langue maternelle.
Cela lui donnera une vision aiguë des secrets intérieurs du monde et il deviendra « l’archiviste de ses propres textes », de ses propres légendes. Comme il le dit de Pierre Molinier il y a une profonde présence de l’exil dans son œuvre. Il va écrire dans les marges de ce monde cruel et inique, et la fuite dans l’imagination sera pour lui un moyen essentiel de survie. Deux textes l’auront fait vraiment romancier: Les Jardins Statuaires en 1975 et 1976, et le Veilleur de Jour, écrit un an après. Et tout cela portait en germe ce questionnement: l’attente du Barbare, donc aller vers l’existence de l’Autre. Là où d’autres se sont arrêtés à cette imminence, Jacques Abeille, comme pour un acte de transgression les fait advenir. Les Barbares commencés en 1977 et souvent repris, dont lors d’une résidence à Montolieu en 2003, seront parmi nous en 2006. Et là encore la carte des Contrées s’élabore dans la genèse du livre, à fur et à mesure. Tout un édifice s’élève ainsi pour cette noble raison: « J’écris parce que j’ai besoin de rêver un peu plus que les rêves nocturnes. »
Ce citoyen anonyme qui est le narrateur est à la fois voyageur et scribe est le passeur entre l’auteur et le livre. Car Jacques Abeille se donne plus au livre qu’aux lecteurs.
« Je ne pense jamais au lecteur, mais je dialogue avec le livre, et j’essaie d’être un bon père pour lui, pour qu’il soit lui-même.» Le livre qui pousse comme les statues est le premier servi, pas le lecteur. A lui de vouloir jouer ou pas avec le livre écrit.
Si le narrateur n’est pas nommé, c’est parce qu’il n’est pas l’auteur, il n’est pas Jacques Abeille. Il est celui qui parle la langue des Barbares, celui qui note précieusement le manuscrit, comme pour une filiation possible, une sorte de rapport d’ethnologue des rêves d’ailleurs.
Genèse d’une légende noire
L’exemple du livre maudit entre tous, Les Jardins statuaires, permet de suivre le cheminement de l’écriture de Jacques Abeille. Ce livre est le fondement et la clé du cycle des Contrées. Il est né comme une petite fable métaphorique avec la vue d’un pays où pousseraient des statues vivantes comme des légumes. Elle aura rempli quelques feuillets portés pendant dix ans avant de devenir un monde car « on écrit un roman avant que de le commencer ». Jünger et ses Falaises de marbre, Buzzati et son Désert des Tartares, Gracq avec le Rivage des Syrtes étaient les ombres errantes et complices. Ce monde des jardins apparaît alors que le premier projet était un projet urbain, il reviendra dans le Veilleur de Jour par ses bâtiments en forme de labyrinthe.
Ce livre « est un chapelet de catastrophes ». Écrit en 1981, il sera publié par Bernard Noël chez Flammarion en 1982. Mais Bernard Noël quitte Flammarion. Six ans après la publication le directeur décède, et Jacques Abeille reprend sa liberté. Les éditeurs pressentis, deux, font faillite alors que les contrats étaient signés. Julien Gracq qui a aimé ce livre, et se dit émerveillé « par son écriture de plasticien », l’envoie aux éditions José Corti. Ce courrier n’arrivera jamais.
La republication chez Flammarion disparaît dans la destruction de l’entrepôt. Joëlle Losfeld le republiera en 2004. Mais sous la pression de la maison mère, Gallimard, les rééditions des autres publications ne se feront pas. Ainsi près de 25 ans de malédiction se sont abattus sur cet étrange livre lui faisant une légende noire et sulfureuse. Ce livre est donc devenu culte.
Comment s’est-il constitué ? Par accident tout simplement. Un jour vers 20-25 ans, sur un chemin de campagne des Landes, Jacques Abeille rencontre un ami paysan, Félicien Laborde, en train de biner son carré de courges dans son jardin potager. Ces courges avec leurs formes foisonnantes semblent des sculptures en devenir. D’où une idée obsédante d’imaginer des jardins où pousseraient des statues vivantes soignées, élevées par des jardiniers. Cela va incuber pendant 10 ans dans la pénombre de ses rêves. Une situation dramatique et douloureuse (rupture conjugale) lui fait retrouver dans son refuge sordide d’une chambre d’hôtel, le petit carnet avec les quelques notes griffonnées jadis. Jacques Abeille explique que dans cette métaphore transparente des statues vivantes se trouve la métaphore essentielle de la création. Sa croissance difficile, tous les soins à apporter, et puis enfin l’émergence de l’œuvre. Et alors les trois possibilités qui s’ouvrent :, soit l’œuvre est ratée, soit elle est réussie et il faut s’en séparer pour la mettre sur le marché, soit elle est tellement réussie qu’elle écrase son créateur. C’est d’ailleurs toute la problématique de la création.
Presque 50 pages sont ainsi écrites jusqu’au moment où Jacques Abeille se pose la question : mais où sont les femmes ? Elles ne pouvaient être que cachées. Et sa quête des femmes va l’amener d‘énigmes en énigmes, de métaphores en métaphores, de rivières de mots en mers intérieures. Ainsi 470 pages s’écriront en un été en Corrèze, dans un tourbillon d’images et de personnages. D’un simple conte philosophique on est donc passé à un délire romanesque écrit d’un seul jet. Ces mondes invraisemblables auront pris vie et prolifération monstrueuse. Ainsi s’opèrent les romans de Jacques Abeille. Ses livres semblent contenir leur propre origine. Ils poussent en eux-mêmes comme les statues vivantes, provenant du fond des temps.>
L’écriture de Jacques Abeille
L’écriture de Jacques Abeille frappe par sa fluidité, sa limpidité, sa splendeur. Elle se souvient sans doute du Rivage des Syrtes de Julien Gracq qui trouvait que les Jardins Statuairesétait l’œuvre d’un plasticien autant que d’un écrivain.
Elle peut aussi se refléter dans l’ombre du Désert des Tartares de Buzzati, et de certains romans de Melville. Elle semble longuement travaillée, ciselée. Ce n’est pas le cas bien que le résultat final y fasse penser par sa limpidité cristalline. Non car Jacques Abeille est en révolte contre le « bien écrire » contre l’oppression de la langue française bien pensante. Il fonctionne par impulsion, par jet, par effet d’entraînement à ses propres affabulations. Il opère par tonalité, par gammes de couleurs, par tissage. Il garde toujours la volonté consciente du flux narratif : « il faut que le roman coule » dit-il. Sa narration est toute personnelle et cela donne un style propre que l’on retrouve tout au long de ses odyssées du Cycle des contrées dont la pierre angulaire demeure les Jardins Statuaires. L’origine des statues est aussi l’origine de son écriture.
Généralement tout ici se dit à la première personne, le dit clinique d’un narrateur explorant un monde étrange et dont il veut rendre compte scrupuleusement. Il procède par images, par la précision notariale des détails. Son système romanesque est basé sur la création d’images, clé du partage des rêves. C’est le grand écart entre une écriture non lyrique, descriptive presque scientifique, et l’imagination brûlante qu‘elle évoque, qui fait des livres de Jacques Abeille une expérience unique profondément troublante. Elle procède avant tout de la vision.
Il s’en explique ainsi : « Et les images demeurèrent comme la fin des traces et les germes de la terre. Et il y eut un temps et un espace. Quand il y eut des images et des choses, il y eut l’ombre et la lumière qui les engendrent, les lieux et les moments des unes et des autres, et les frontières énigmatiques de l’absence furent marquées. » (Les Carnets de l’explorateur perdu, édition Ombres ).
Il semble avoir écrit involontairement ces longs fleuves de mots, ces méandres d’images. Il dit écrire dans un abandon, un laisser-aller et fuir « l’écriture blanche » polie et repolie. Il est charnellement habité par la métaphore : « Je suis dévoyé par la dimension métaphysique de l’écriture ». Il se plonge sans garde-fou dans son onirique, mais ce n’est pas, loin de là de l’écriture automatique. Il se donne tout entier dans l’imprévu et le surgissement, mais sa pensée est loin de l’inconscient, il se crée un rationnel imaginaire : « J’écris des romans pour tricher avec la condition d’écrivain, pour que cela me surprenne, me saute à la figure, comme je l’espère il en sera ainsi pour le lecteur ».
Sa fidélité au surréalisme est plus une fidélité d’âme que de ses principes. Il est hanté par l’oppression de la technique et il la dénonce, comme source des tyrannies, de l’échec de tout idéal révolutionnaire et donc rejoint le surréalisme par sa défense des univers de la magie, des envoûtements, de la forêt vivante des symboles. Pour lui toute image porte en elle sa signification et ses voix intérieures, ses couleurs qui parlent en lui donnent cette homogénéité à son œuvre, sa tonalité.
Marqué par ses études latines, il va vers la limpidité plus que vers la subtilité de la langue, sa clarté provient du besoin organique de précision. Il veut rendre tous les détails des paysages qu’il voit, de façon presque brusque et immédiate, sans le filtre des artifices techniques : « J’écris au plus près, au fil de la plume, presque texto. Il n’y a pas d’autre moyen d’écrire pour moi. ». Un autre moyen d’échapper à l’arbitraire du roman, de l’écriture sera pour lui de parler à la première personne, derrière l’autre, le coupable, le narrateur. « Je » est bien un autre. Qu’importe la véracité quand on écrit l’impensable ? Qu’importe la belle langue si elle ne sait pas faire couler à flots le rêve dans sa vie, dans ses mots ? Il se veut libre, en marge, dynamiteur des conventions du roman. Il le gave de tant de choses en vrac, que celui-ci explose et son carcan part en lambeaux. Là se situe sa révolte contre la langue française et ses contraintes. Pour lui seule compte la transgression, et l’espace romanesque va lui fournir cet oxygène libérateur.
Il aime jouer sur les oxymores, les ruptures de sens. Chaque image est un contre-pied, un paradoxe, qui se veut spatiale et occuper toute une vision par rayonnement. Le mode de pensée de Jacques Abeille est une pensée par métaphore, et toute image doit autant donner à penser qu’à rêver. Et l’écrin de la langue, précise et irrationnelle à la fois, magnifie ce long fleuve de mots. Il se défend de toute fiction, il ne conçoit que l’affabulation, la fable et non la feinte. Ses mensonges sont les portiques de la création et de l’invention.
Pourtant il éprouve un malaise par rapport aux canons habituels de la littérature et veut fuir l’écriture formalisée, ciselée. Il ouvre grandes les vannes de l’imagination, et se laisse emporter au fil de la plume. Il dit sembler être commander par une voix qui commande la narration dont il ne sait rien. alors il se laisse flotter, emporter sur le fleuve de ce chamanisme. Il est un écrivain de l’urgence, portant certes longtemps un texte, mais l’écrivant par courtes secousses bribes à bribes..
« Je ressens souvent comme une sorte de dictée, porté par une voix qui me soumet.». Aussi il veut pervertir la langue française par ses fables, la polluer par ses invraisemblances fécondes.
C’est presque un manuel de survie dans ce déclin du monde par la ressource du rêve et de l’affabulation.Le tout posté aux frontières de la folie. Enlacé par les ombres fraternelles de Gérard de Nerval et de Franz Kafka il arpente dans la pénombre menaçante du monde. Mais sans pessimisme, sans résignation aussi.
La métaphore de la petite fougère dans les Barbares, si fragile, si petite, est une hymne à la vie.
Les Carnets de l’explorateur perdu
Tous les récits de Jacques Abeille qui explorent le cycle onirique des Contrées sont des enluminures de ses mondes imaginaires, d’une sorte de fresque immense et infinie qu’il faudra pourtant clore. Maintenant que le temps commence à se compter il prévoit de mettre un point final au cycle sans fin des Contrées en levant les dernières énigmes, les derniers ponts vers ces territoires de l’impossible et du rêve. Les contrées, comme un peu les territoires inventés par William Faulkner, se composent de l’empire de Terrèbre, des Jardins statuaires, des Hautes Brandes, du désert d’Inilo, des steppes du Septentrion. De longs récits oniriques, des récits de voyage, des romans d’aventure, des récits ethnologiques, des romans philosophiques, romans d’anticipation (héroïc fantasy à la Dan Simmons dans Hypérion) en fait tout cela à la fois, tissent dans une langue magnifique une cosmogonie d’affabulations.
« Savoir à qui attribuer la vie d’un homme demeure indécis car elle continue de s’épanouir par-delà L’absence et La mort. Ma vie pour une part est faite de souvenirs qui me sont échus sans que j’aie été mêlé aux événements et c’est à moi que revient La responsabilité d’en inscrire les enchaînements, comme si j’étais ensemble le dernier homme et l’écrivain ultime à qui un autre encore succédera peut-être, si ce monde, plus sauvage que le cœur de ta plus noire forêt, le permet. » (Les Voyages du fils). Tel est le dilemme de l’explorateur perdu qui doit témoigner alors que nul ne témoigne pour le témoin.
« À mon ami intime Gérard de Nerval » dit sa dédicace du Veilleur du Jour et il faudrait étudier les ramifications entre Jacques Abeille et ce fou sublime que fut Nerval lui qui voulait « fixer le rêve et en connaître les secrets ». Déjà les desseins se rejoignent.
Jacques Abeille semble attendre les Barbares, ils vont venir. Et trente ans après les Jardins Statuiares les Barbares seront écrits.Dans cette aventure infinie, « Je crois avoir écrit l’œuvre d’un fou » dira l’auteur, on peut distinguer quatre immenses massifs. Celui des jardins statuaires et l’arrivée des Barbares et des Cavalières, celui du Prince des Barbares dans le deuxième massif après la conquête (Le Veilleur de Jour). « Venez et approchez et vous connaîtrez les voix de votre destin », cela sera le troisième massif pour le destin du Prince, là où meurt le narrateur. Dans le quatrième et dernier massif l’élève du narrateur, qui devient l’explorateur perdu, va ramasser les éléments épars divers : carnets, biographie, lettres…
Ainsi l’ensemble des contrées se termine en une sorte de confluence, de delta « dans les sables de la narration ». La coda est cette bande dessinée nommée Les Mers perdues sur des dessins de François Schuiten, si proche de ses univers, et qui révèle les dernières énigmes des Jardins Statuaires.
Chaque roman formant ces massifs aura pris entre 10 et 15 ans d’élaboration et d’écriture. Point final ou points de suspension, Jacques Abeille prévoit de regrouper en quatre livres-fleuves cette odyssée.
Le pays et ses contrées deviennent enfin visibles, clos, le cycle semble vouloir se boucler, et le narrateur doit s’effacer, se taire, disparaître même si des pans entiers restent obscurs. Mais les livres ne doivent pas tous survivre.
« Le reste manque, le conquérant n’avait pas promis d ‘épargner les livres » (Les Jardins statuaires).
Après cela Jacques Abeille ira vers des formes brèves, brisées et se remettra à la peinture tout en continuant à rêver sur les images. « N’ayant aucun talent je me contente de faire avec mon génie », dit Jacques Abeille.
Plus qu’une simple boutade elle traduit l’alliance ancienne entre l’écrivain et le surgissement de l’impossible. Mais surtout la volonté d’assurer coûte que coûte, au prix même de sa raison et de ses rêves, la transmission entre ces contrées closes, entre ces êtres clos. Plus qu’un explorateur perdu Jacques Abeille est un passeur qui par cette immense allégorie qu’est le Cycle des Contrées nous alarme sur notre monde d’aujourd’hui, hélas bien réel.
Mais toujours la prévalence du rêve nous tiendra en éveil et à l’éfficacité du symbole. Il épanche l’imagination dans le réel, transfusion salutaire de la magie pour nous aider à sublimer le monde et son oppression.
« Je voudrais que je que j’écris soit talismanique».
Cela est, et grâce à Jacques Abeille nous ressentons les origines de nos pouvoirs perdus. Nous rêvons enfin et contre tout.
Nous retrouvons nos pouvoirs d’affabulation. Jacques Abeille est une fontaine résurgente des rêves.
«Celui qui ne sait pas danser est un homme mort» (Les Barbares). Dansons et rêvons et à nous monter digne des fables et des qualités transmises.
Gil Pressnitzer
Sources: Ces quelques notes reposent bien sûr sur l’approche du Cycle des Contrées mais aussi de rencontres avec Jacques Abeille à Toulouse à Ombres Blanches en Novembre 2010 et Juin 2011, et au Salon du livre de la Région Midi-Pyrénées le 5 et le 6 novembre 2010.
Choix de textes
Mainmise
Chaque nuit, le même rêve. Une cité lointaine, un dédale de rues, pavées de nuées et bordées de murailles lépreuses, passages obscurs, décrochements sans issue, fenêtres barrées de grilles et portes closes. Et moi, pâle vapeur écorchée aux salpêtres, fantôme exsangue qui vous cherche encore, errant jusqu’à la nausée dans la grisaille muette de ce triste labyrinthe.
Tissé de vaine attente, mon rêve est opiniâtre. Il me traîne contre mon gré jusqu’à l’évidence de votre vilenie. En me quittant, vous avez dérobé le secret de mon souffle et la puissance de mon nerf. Chaque nuit vers mon ombre vous tendez une main à la douceur avide. Rognures d’ongles, brins de cheveux, lambeaux de linge imprégnés cousus ensemble dans un fantoche, on sait comment se noue un sort au ventre d’une poupée de terre.
Prenez garde au retour de vos charmes. Déjà s’ébat la blanche colombe de votre ventre. Vous m’avez envoûté et vous tombez sous l’emprise de vos songes fiévreux. Petite fille vicieuse, vos jeux solitaires rendent à mon simulacre sa joie première. Demain, j’en tisserai un chant d’où surgira l’image de votre nudité déclose.
Je vous ferai pleurer de bonheur sur les braises de votre cœur déployé.
La Roche aux enfants, 7 août 2006 La NRM n°17 - Automne 2006
**** Voici la troisième histoire d’Inilo.
Quand Inilo leva la main, il emporta un peu de terre collée à sa paume et à ses doigts. Il laissait une trace et emportait de la terre, qu’il pouvait à son tour déposer ailleurs, dans la forme de sa main. Ainsi gagna-t-il le loisir de songer aux dangers de la trace. Or voici quels furent les gestes d’Inilo dans sa songerie.
Maintenant Inilo pose sa main enduite de terre sur le rocher et ce faisant il dépose une trace terreuse, semblable à une ombre définitive de sa main. Où était la main demeure la trace et le rocher disparaît. Inilo voit qu’il en est ainsi partout où un homme s’avance sur le ventre de la terre aux mille sexes un enfant de la terre disparaît et la trace de l’homme surgit. Et plus l’homme se nourrit et croît, et plus étroitement le cernent les traces, comme des ossements à l’en tour d’un site.
Maintenant Inilo pose sa main nue sur le rocher et jette dessus de la terre pour faire disparaître cette main, et quand il la soulève le rocher revient, intact là même où la main le touchait.
Voici : en jouant comme un enfant, Inilo a inventé la trace par où ce qui est à la terre revient à la terre.
Et telle fut la loi : que de chaque enfant de la terre dont se nourrit l’homme, la trace se prolonge jusqu’au retour de cet enfant à la terre, et pour ce faire, que la main arrête sur le rocher l’ombre définitive de la proie et qu’à cette image l’homme rapporte les traces, et alors il cessera d’être traqué par sa propre chasse.
Et ainsi firent-ils.
(Les Carnets de l’explorateur perdu, deux mythes du désert, éditions Ombres)
*****
Est-on jamais assez attentif ? Quand un grand arbre noirci d’hiver se dresse soudain de front et qu’on se détourne de crainte du présage, ne convient-il pas plutôt de s’arrêter et de suivre une à une ses ramures distendues qui déchirent l’horizon et tracent mille directions contre le vide du ciel ? Ne faut-il s‘attacher aux jonchées blanchâtres du roc nu qui perce une terre âpre ? Être attentif aussi aux pliures friables des schistes ? Et s’interroger longuement devant une poutre rongée qu’on a descendue du toit et jetée parmi les ronces, s’interroger sur le cheminement des insectes mangeurs de bois qui suivent d’imperceptibles veines et dessinent comme l’envers d’un corps inconnu dans sa masse opaque ?
C’est le vide de toute part qui tâche et joue à se circonvenir et creuse lentement les lignes de la main de la terre. Les réseaux se nouent, se superposent, s’effacent. Les signes pullulent. Il faut que le regard s’abîme.
Pourtant d’autres contrées sont à venir. Il y aura des pays.
***
Je vis de grands champs d’hiver couverts d’oiseaux morts. Leurs ailes raidies traçaient à l’infini d’indéchiffrables sillons. Ce fut la nuit.
J’étais entré dans la province des jardins statuaires.
Il n’y a pas de ville ici, seulement des routes larges et austères, bordés de hauts murs que surplombent encore des frondaisons noires. Chaque communauté vit repliée sur elle-même dans sa demeure au cœur du domaine. Ça et là, au hasard semble-t-il, on aperçoit un toit sombre et pentu. De temps à autre on passe devant une porte qui est comme un accident de la muraille et demeure toujours close…
(Les Jardins statuaires, édition Attila)
****
Depuis trois jours, j’explore le village abandonné. Toutes les demeures sont ouvertes, vacantes, et, n’était une poussière dense et fine comme du talc que le temps a déposée sur les meubles et tous les objets usuels, je pourrais croire que d’un moment à l’autre vont apparaître les habitants qui se sont dispersés en un temps immémorial ; malgré la proximité de la mer les demeures sont dans l’état de sécheresse exsangue que l’on voit aux coquillages vides dont l’éclat s’est évaporé sous le soleil.
J’ai eu ce matin une dernière conversation avec mon compagnon. Il m’a déclaré que, quant à lui, il croyait m’avoir tout dit et que, si j’avais encore quelques questions à lui poser, il pourrait me répondre en cheminant. Le temps est venu pour lui de revenir parmi les siens. Mais pour moi, lui ai-je expliqué, il n’en va pas de même; la quête est sans fin.
Il est en train de charger la mule que je lui confie. Il emportera avec lui les derniers feuillets de ce manuscrit.
Avant de quitter le village, le dessinateur a réalisé, à l’opposé de la statue reptilienne, une très belle planche dont le sujet est remarquable. Il s’agit d’un pont immense dont la première arche, tout comme les jours dont sont évidées sa culée et sa première pile, est en arc brisé et la seconde, vertigineuse, est rompue en plein ciel. À son habitude, l’artiste a placé sur l’édifice la silhouette d’un homme qui d’une démarche mesurée et opiniâtre s’avance vers la béance azurée du lointain. À n’en pas douter, cette silhouette qui surmonte le vertige est la mienne.
(Les mers perdues, édition Attila)
Bibliographie
Œuvres principales
Le Cycle des Contrées : Les Jardins statuaires, Flammarion, 1982. Réédition. Joëlle Losfeld, 2004.
Le Veilleur du Jour, Flammarion, 1986; réédition Ginkgo collection les Indes oniriques, éditeur/Deleatur, 2007).
Les Voyages du Fils (comprenant entre autres Lettre de Terrèbre, L’homme nu, Les Lupercales forestières), Ginkgo collection les Indes oniriques, éditeur/Deleatur, 2008.
Chroniques scandaleuses de Terrèbre, Le magasin universel/Obliques 1995, réédition Ginko 2008 collection les Indes oniriques, éditeur/Deleatur, 2008.
Les carnets de l’explorateur perdu, Ombres 1993.
Le Cycle des Chambres : La Clef des Ombres, Zulma, 1991.
Réedition en cours:
Les jeunes éditions Attila entreprennent la réédition complète du Cycle des Contrées, en regroupant tous les fragments s’y rattachant, sont déjà parus :
Jardins statuaires,dessin de François Schuiten, Attila, 2010.
Les mers perdues, dessins de François Schuiten, Attila, 2010.
Les Barbares, dessin de François Schuiten, Attila, 2011
Autres textes
Famille/Famine, dessins de l’auteur, coédition le Fourneau/Deleatur, 1985.
Le Peintre défait par son modèle, les Minilivres, 1999.
Louvanne, gravure de Philippe Migné, la Compagnie des Indes oniriques, 1999.
L’Arizona, collage de Philippe Lemaire, les Minilivres, 1999.
Un Beau Salaud, dessin de l’auteur, les Minilivres, 2001.
L’Écriture du Désert, pictogrammes de l’auteur, la Compagnie des Indes oniriques, 2003.
En Mémoire morte, Zulma, 1992.
L’Ennui l’après-midi, gravures de l’auteur, le Fourneau, 1993.
La Guerre entre les arbres, Cadex, 1997.
Divinité du rêve, L’Escampette, 1997.
L’Amateur, L’Escampette, 2001.
Celles qui viennent avec la nuit, L’Escampette, 2001.
Pierre Molinier, Présence de l’exil, Pleine Page, 2005.
Séraphine la kimboiseuse, Atelier in8, 2007
Parents féroces guetteurs, éditions Maximilien Guiol, 2010.
Sous le pseudonyme de Léo BARTHE :
La crépusculaire, Régine Desforges 1971.
L’amateur de conversation, Deleatur 1981.
Sachant concevoir, Brandes1984.
Carnet de l’amateur, L’Escampette 2001.
De la vie d’une chienne:
Histoire de la bergère, Climats 2002.
Histoire de la bonne, Climats 2002.
Histoire de l’affranchie, Climats 2003.
Zénobie la mystérieuse, La Musardine, 2006.